La rentrée avait été particulièrement chargée en émotions, c’était difficile de le nier. Entre le mot d’August (enfin, pardon, « anonyme » comme s’évertuait à le penser béatement Ashton le Naïf – ou le Vendu, ça dépendait du point de vue) et la tempête d’émotions qui l’avait emporté en arrachant de terre toutes les frêles pousses qu’il s’était évertué à planter en posant le pied dans le Poudlard Express, Silas avait été secoué de la plante des pieds à la racine des cheveux. Pour le moment, il en tirait étonnamment du positif. Il s’était indéniablement rapproché de Saige, s’était excusé auprès de Teddy et prenait enfin un peu conscience de la spirale autodestructrice dans laquelle il se trouvait – un peu. Le regard de Dash lorsqu’il lui avait ouvert la porte… Il ne voulait plus jamais voir ça, plus jamais lui causer une souffrance pareille. Il méritait tellement mieux. Foutu pour foutu, et même s’il n’était qu’un pauvre con paumé, il était bien déterminé à tenir ses promesses. Si ce n’était pas pour lui, au moins pour Dashiell.

Quoi qu’il en soit, cet épisode l’avait suffisamment ébranlé pour lui remettre les idées en place. Lui qui s’était toujours appliqué à agir pour le mieux, c’est ce qu’il ferait à nouveau ; il était décidé à renouer avec ce Silas qu’il entrapercevait derrière les brumes laiteuses de l’accident, celui qui avait deux parents aimants, une sœur insouciante, des amis fidèles et la conviction inébranlable de devoir toujours faire le bien – ou du moins, de son mieux. Le jeune homme s’était plié à cette résolution avec la volonté d’acier dans laquelle trempait son sale caractère. Désormais, il se concentrerait sur l’essentiel et repousserait de toutes ses forces les démons qui le tentaient au cœur des plus sombres heures de la nuit. De toute façon, quel autre choix avait-il s’il souhaitait avancer dans ses recherches et combler le gouffre qu’il avait lui-même creusé entre ses sentiments et la réalité ?

Et c’était précisément le programme de la journée. L’essentiel, c’était de saboter l’épreuve des hippogriffes. Il s’était inscrit aux olympiades dans le seul objectif de ridiculiser le ministère et d’empêcher quiconque de se servir d’êtres vivants comme d’objets de divertissement. Au passage, ils s’étaient donné rendez-vous avec Dash à l’enclos des hippogriffes, qui avait été installé il y a peu. Les élèves avaient suivi de très près leur arrivée ; avec un mélange de fascination, d’émerveillement et de crainte que Silas ne partageait pas le moins du monde. Il s’était senti extrêmement triste de voir ces magnifiques et complexes créatures réduites à servir d’attraction touristique et de destriers pour le simple plaisir de festivités qui leur étaient étrangères. La vision de tous ces adolescents surexcités autour de l’enclos lui fit serrer les poings et les dents, mais il se contraignit à arborer une expression neutre en songeant aux machinations qu’ils avaient élaborées avec Saige. L’objectif, aujourd’hui, était de faire mine de se plier au dressage d’hippogriffes tout en observant soigneusement l’enclos, l’éleveur et les délégués ministériels sur place. La jeune fille devrait l’imiter pour laisser traîner ses yeux de son côté, à la recherche de failles ou d’ouvertures leur permettant de trouver un moyen sûr de détruire l’enclos.

C’est donc vers son repérage que Bane l’emmena, cheminant tranquillement aux côtés des élèves pressés qui se joignaient au spectacle. Lorsque le ronronroulant et son propriétaire furent suffisamment proches, Silas aperçut la silhouette familière de son meilleur ami, qui l’attendait sagement à côté de la file formée par les participants aux olympiades pour entreprendre la rencontre avec les hippogriffes.

— Dash ! l’appela-t-il en le hélant d’une main tendue vers le ciel, son visage soudain fendu d’un sourire éclatant qui n’avait nul besoin d’être simulé.

Ensemble, ils se postèrent dans la file de la concurrence, nouant naturellement une discussion animée. Le Serdaigle se sentait toujours rassuré par la présence du Gryffondor ; par ses sourires, son enthousiasme, ses coups d’œil complices. C’était une intimité confortable, qu’il n’échangerait pour rien au monde – pas même pour la promesse d’un seul baiser.

— Tu vas choisir lequel ? l’interrogea Silas, scrutant les bêtes avec attention tandis qu’ils avançaient lentement à la queue-leu-leu. Tu devrais prendre un petit père docile, ne put-il s’empêcher d’ajouter.

Au fond, il se sentait assez anxieux à l’idée que Dash entre en contact avec des créatures aussi imprévisibles. Son ami n’était pas très exactement ce qu’on pouvait appeler adroit ou particulièrement malin – et ça n’avait aucune importance, sauf lorsque cela pouvait le mettre dans une situation délicate. Pire, en danger. Quelque part, Silas savait qu’il aurait dû prévoir son repérage avant ou après le passage de Dashiell, car sa présence le déconcentrait. D’un autre côté, il n’avait pas pu résister à l’idée de passer davantage de temps avec lui. Il lui avait tant manqué.

Lorsqu’ils ne furent plus qu’à quelques minutes de voir leur tour arriver, Silas se leva de son ronronroulant et chassa Bane d’un « À plus, sac à puces ! », auquel répondit l’artefact par un feulement furieux. Il était évident que le chat désapprouvait cette folie, mais il était encore plus évident que demeurer avec son maître lui faisait courir davantage de risques. Les hippogriffes n’apprécieraient certainement pas de voir ce drôle d’objet déambuler parmi eux. Bane leva donc haut la queue et partit se lover à l’entrée de l’enclos en couvant son propriétaire buté de son grand regard inexpressif. « Tu es stupide » semblait-il dire.

Tout stupide qu’il soit, Silas ne manqua pas de profiter de ce moment pour demander à Dash s’il pouvait s’appuyer sur son bras afin de lui faire économiser quelques efforts le temps de se séparer à l’intérieur de l’enclos. Évidemment, le bras lui fut accordé et il le crocheta avec un plaisir évident pour s’appuyer sur celui-ci – et certes, le contact était plaisant, mais sa jambe tordue l’en remerciait tout de même. Toutefois, le moment fatidique arriva. Franchissant les barrières à l’autorisation du garde-chasse, le duo s’aventura entre les hippogriffes pour débuter cet étrange exercice qu’avait exposé l’adulte quelque temps plus tôt. Silas avait déjà beaucoup lu sur le sujet des hippogriffes en amont, aussi ne lui avait-il rien appris. Il se sentait prêt à faire illusion.

— À toute. Fais gaffe, lança-t-il à Dash en relâchant son étreinte à regret pour fureter de son côté.

De sa démarche grotesque, il fit le tour de l’enclos en prenant son temps, ses yeux scannant l’endroit à la recherche de ses faiblesses ou de son fonctionnement. À un moment donné, il serait bien contraint de jouer le jeu et de tenter sa chance avec une créature, mais pour le moment, il demeurait dans l’expectative. Il prêta assez peu attention aux bêtes qui l’observaient d’un air méfiant, renâclant ou reculant brutalement à la vision de cette étonnante allure arachnéenne conférée par son pas chaloupé et son genou déformé. Silas prit soin de rester à distance respectable ; après tout, il avait promis à Dash qu’il ne se mettrait plus en danger. Et qui foutrait le bordel s’il n’était plus là ?

Saige. En parlant du loup, celui-ci s’introduisit dans la bergerie à son tour. La Gryffondor devait se trouver à seulement quelques élèves d’eux dans la file pour être entrée si vite, et ils échangèrent un regard brillant. Ravalant son sourire narquois, l’éclopé arrêta son petit tour pour prétendre observer un grand mâle blanc à l’air doux. En réalité, il s’intéressait davantage à la discussion qu’il percevait de façon lointaine entre l’éleveur et un envoyé du ministère, tandis que ses yeux traînaient sur les barrières à la recherche d’indices visuels indiquant des dispositifs magiques. Pour le moment, rien ne lui donnait d’indices satisfaisants, mais ils n’avaient tout de même pas enfermé tous ces animaux dans un banal enclos, quand même ?

Silas fut arraché à sa contemplation méditative par un cri furieux qui attira ses yeux perçants. De taille moyenne, le plumage d’un noir d’encre et raclant nerveusement le sol de terre avec ses serres, une femelle s’était isolée dans un coin de l’enclos, visiblement réticente aux contacts des élèves qui avaient jusqu’alors tenté leur chance. Elle paraissait également à l’écart du reste du troupeau ; et surtout, son bec était abîmé, tordu. Peut-être un accident survenu durant le voyage ? Ou bien une malformation congénitale ? Intrigué, le Serdaigle s’avança vers elle sans trop savoir pourquoi, mû par un étrange instinct ; l’impression, peut-être, de trouver une altérité sauvage dans ces yeux fauves brûlant d’un courroux intense. Leurs regards se croisèrent et elle claqua du bec d’un air menaçant dans sa direction, se tournant vers lui en ouvrant des ailes immenses pour l’impressionner. Élèves et animaux reculent d’un même ensemble pour éviter le choc, effrayés par l’agressivité de cette hippogriffe revêche. Mais elle était superbe ; ses muscles vibraient à la naissance de ces ailes puissantes, ses plumes luisaient avec la même vivacité que ses mouvements. Elle dégageait quelque chose de dangereux, d’instable, qui l’appela.

À sa réaction, Silas baissa aussitôt les yeux et le menton, puis se courba à demi en continuant d’avancer pas à pas malgré la démonstration de force à laquelle se livrait la femelle pour le faire fuir. À chaque centimètre gagné, son cœur sursautait, désordonné, mais son corps ne tremblait pas. Il craignait seulement que sa démarche n’effraie l’animal et ne le mette en danger, alors que sa nuque tendre était offerte. Une fois parvenu en face d’elle, il s’inclina complètement, le plus bas possible malgré la douleur que la posture lui tira dans une grimace irrépressible. Quelques secondes s’écoulèrent, comme d’immenses gouttes d’eau dans une vasque vide un soir d’angoisse.

Allez, s’encouragea-t-il en serrant les dents, manquant de sursauter et de reculer en sentant l’animal bouger.

Un froissement de plumes et de sable lui fit relever furtivement les yeux pour constater que la créature s’était inclinée tout aussi bas que lui. La poitrine de Silas se gonfla de ravissement et il se redressa lentement en imitant sa désormais partenaire, un sourire de gamin sur les lèvres. Prudemment, il se rapprocha de cette monstrueuse bestiole, levant lentement sa main en prenant garde à ce qu’elle reste dans le champ de vision aigu de l’hippogriffe. La femelle s’ébroua et il se raidit, mais elle ne fit pas mine de le repousser. Alors, il toucha d’une paume légère cette encolure massive, depuis laquelle il sentait les battements massifs d’un énorme cœur palpitant dans cette large poitrine. Un peu ému par cette sensation, il laissa ses doigts courir vers la joue de l’animal, qui ferma paresseusement ses grands yeux fauves et ne bougea pas d’un cil lorsqu’il caressa son bec tordu. Il n’était ni fissuré ni cassé ou même abîmé, il était simplement tordu.

— Salut, ma belle. Je vais te sortir de là, lui promit-il dans un chuchotis.

Lancer de dé :

Mais ce moment suspendu – de grâce, presque – éclata brutalement en mille morceaux lorsqu’un raffut de tous les diables attira son attention derrière lui. Une voix, reconnaissable entre toutes, émit des gémissements et sa conscience sombra dans les eaux profondes et obscures de la colère ; flamboyante, impitoyable. Dirigée vers la source, qu’importait sa nature, qui avait tiré cette douleur cuisante à son meilleur ami. Sans réfléchir, il enfouit sa main dans sa poche et s’empara de sa baguette en faisant volte-face sans se soucier d’effrayer l’hippogriffe dont il venait tout juste de gagner le respect ou de sa jambe déjà engourdie par le temps passé à piétiner dans ce stupide enclos. À la vision de Dash au sol, le visage tout aussi ensanglanté que la manche qu’il maintenait contre sa joue blessée, son cœur se noya dans une peur viscérale et glaciale qui figea ses traits pâles. Il ne pensait plus ; il n’était que muscles, nerfs et colère. La peur tenait tout le reste à l’écart.

Ce n’est que plus tard, lorsque l’adrénaline serait redescendue, qu’il se maudirait de ne pas avoir davantage insisté pour l’empêcher de participer à cette course débile sur ces créatures dangereuses et imprévisibles, qui cristallisaient l’une de ses peurs les plus intenses. Il n’aurait pas dû l’écouter, pas dû céder à ces yeux doux et ce sourire joueur ; il aurait dû sentir sa nervosité en entrant dans l’enclos, la façon dont il avait presque hésité à le lâcher, cette fébrilité qu’il dégageait dès l’instant où il l’avait rejoint et qu’il avait faussement attribuée aux derniers événements survenus. Il aurait dû voir tout ça, il aurait dû…

Heureusement, l’attaque de l’hippogriffe ne parut pas beaucoup émouvoir ses congénères, qui considéraient cela davantage comme un avertissement que comme un combat. Quand on faisait ce poids et cette taille, sans doute n’était-ce qu’une égratignure, mais Dash n’était qu’un adolescent terrifié. Il aurait voulu s’élancer vers lui et lancer un sort de protection pour le mettre à l’abri, mais la boule de nerfs qu’il était contamina les créatures autour de lui qui s’agitèrent à leur tour en renâclant et en s’ébrouant avec des cris hostiles. Forcé de reculer et de s’éloigner sans courir (obéir à cette pulsion aurait généré davantage de chaos et exposé le Gryffondor à un piétinement), il assista, impuissant et la poitrine broyée d’angoisse, à l’intervention du garde-chasse qui mit le holà en calmant l’hippogriffe responsable de la blessure. Ses yeux ne quittèrent pas une seconde son ami, qui gisait toujours au sol, dans le dos de l’adulte occupé à apaiser la bête. Enveloppé du silence pesant qui nimbait le spectacle, Silas se fraya un passage en clopinant à travers les élèves figés et les créatures énervées, rangea cette baguette qu’il avait dégainée par réflexe avec une main tremblante et se laissa tomber à genoux auprès de Dash.

Il s’entendit comme de loin prononcer son prénom pour l’appeler, ses mains se glissant sur son visage avec douceur pour écarter sa manche pleine de poussière et examiner la blessure. Ses yeux perçants balayèrent la balafre dégoulinante avec une attention aiguë, un peu soulagé que rien n’ait été touché aussi gravement qu’il l’avait d’abord cru. Un soupir tremblant passa ses lèvres frémissantes et il dégagea gentiment les mèches qui collaient à son visage éclaboussé de rouge afin d’éviter de salir davantage la plaie, sur laquelle il pressa l’un des mouchoirs propres qu’il conservait toujours sur lui pour nettoyer les objets qu’il touchait. C’était moche et profond, mais l’essentiel était sauf. Le Serdaigle se contenta donc de presser le mouchoir contre son visage d’une main en attendant que le garde-chasse ne reconcentre son attention sur la victime du courroux de l’hippogriffe.

— Je suis là, je te lâche pas, promit-il à mi-voix pour que seul lui perçoive le détail des syllabes, glissant sa main libre dans la sienne pour la presser.

Il voulait calmer cette terreur dans ses yeux, apaiser cette douleur qui crispait son visage pâlissant à vue d’œil, le serrer dans ses bras pour l’arracher à ce moment terrifiant qui couronnait une sinistre rentrée.

Enfin, le garde-chasse aida Silas à relever Dash précautionneusement, une fois qu’il se fut assuré qu’il n’était pas en grave danger. Évidemment, l’adolescent se ferma à toute proposition de rester ici sagement et opposa un regard noir et opaque à l’adulte pour le dissuader de lui faire lâcher sa main et de cesser de soutenir son ami. Il l’emmènerait à l’infirmerie avec ou sans son aide, mais il ne le laisserait pas seul. Résigné, le garde-chasse les fit sortir de ce maudit enclos pour se diriger vers le château dans l’objectif de gagner l’infirmerie et des soins appropriés – Silas avait songé à donner l’une de ses fioles pour la douleur à Dash, mais il craignait que ça ne soit pas adapté ou que le liquide n’interagisse négativement avec ce que l’infirmière comptait faire. Décidé à ne pas laisser gagner l’impuissance, il siffla sèchement pour attirer Bane, qui était demeuré sagement de l’autre côté des barrières. Le chat arriva en courant dans leur direction, oreilles et queue dressées avec attention. Son maître claqua des doigts, le transformant en fauteuil, puis y installa Dash d’autorité.

Inutile de préciser qu’il peina, ahana et serra les dents durant tout le trajet, mais l’adrénaline qui courait dans se veines l’aidait à tenir le rythme donné par les pattes griffues de son ronronroulant. Là où ça se compliqua, c’était dans les escaliers. Silas se fit distancer sans peine, agrippé à la rambarde de pierre massive en suant à grosses gouttes à chaque nouvel effort fourni pour lever cette jambe qui le lançait de plus en plus fort. Profitant que le garde-chasse avait le dos tourné, trop occupé à escorter Dash et Bane jusqu’à l’infirmerie, il s’empara de l’une de ses fioles antidouleur et avala son contenu d’un trait. Il tiendrait. Il était plus têtu que la douleur.

Néanmoins, il finit par admettre qu’il les ralentissait.

— Allez-y, je vous rejoins. Je te rejoins, Dash, ajouta-t-il avec un ton d’excuse.

Même pas foutu de simplement marcher aux côtés de son meilleur ami blessé. La colère enfla à nouveau, palpitante et corrosive, avant de refluer lorsque la disparition du garde-chasse et du dossier élégant de Bane fut comblée par le retour de son ronronroulant. Avec un soulagement évident, il s’y installa et se laissa conduire jusqu’à l’infirmerie, où Dash était déjà sagement installé dans un lit. L’infirmière avait donné les premiers soins, nettoyé les lèvres de la plaie et fait cesser le flot de sang. Le reste disparut derrière un large bandage fixé sur sa joue. Après un grognement vulgaire adressé à l’infirmière qui lui signalait que les visiteurs n’étaient pas autorisés – et un regard las échangé entre le garde-chasse et la soignante –, il s’installa sur la chaise disposée à côté de son lit et entrelaça étroitement leurs coudes ainsi que leurs doigts pour imprimer son soutien jusque dans sa peau.

Il savait combien Dash avait peur des oiseaux. Il savait, bordel, et il ne l’avait pas empêché d’entrer dans cet enclos de merde !

Son regard bleu, agité de remous anxieux, s’ancra dans le sien.

— Comment tu te sens ? Tu veux quelque chose ? l’interrogea-t-il d’une voix sourde.