feat. Jamie Campbell Bower
Lorsque Blair Stewart déposa ses bagages à Esbjerg en 2004, elle s’attendait simplement à y passer d’agréables et dépaysantes vacances. C’était compter sans Nikolai Jørgensen, dont elle fit la rencontre explosive au détour d’une question hasardeuse dans un danois approximatif. Dix ans plus tard naissait un bébé braillard au doux nom de Silas, seulement trois ans après sa sœur aînée, Nora. Dès sa naissance, ce petit salopiaud causa du souci au couple : à peine né, il ne pouvait pas faire comme tout le monde ; après tout, où étaient le fun et le style s’il était banal ? Plutôt que de naître avec deux jambes parfaitement constituées, Silas préféra opter pour une malformation congénitale du genou droit. Sa jambe était ainsi tordue et sa déformation… difficile à rater. Immédiatement, Nikolai proposa à sa femme de « rectifier ça ». Dans son esprit de sorcier, ce n’était rien que des médicomages ne pouvaient accomplir. Mais Blair refusa catégoriquement, avançant qu’elle n’avait aucune intention de faire subir à son nouveau-né une opération lourde et – selon elle – complètement inutile ; elle estimait qu’il s’agissait purement et simplement d’eugénisme. Lorsque les médecins reconnurent que Silas ne souffrait pas, la question fut évacuée par l’Écossaise, au grand dam de son époux. Pour l’apaiser, Blair affirma qu’ils interrogeraient leur petit lorsqu’il serait en âge de prendre une telle décision. Ainsi, Silas conserva sa malformation congénitale.
La petite famille quitta le Danemark lorsque le cadet eut deux ans (qui apprit à marcher malgré sa jambe tordue et son genou déformé), pour s’installer à Inverness en Écosse – pays natal de Blair. Les Jørgensen étaient une famille soudée et aimante, rien que de très banal et joyeux ; de quoi se réjouir pour eux, sans forcément leur lancer un regard intéressé. Enfin, c’est ce que Blair pensait, jusqu’au jour où Nikolai lui confessa qu’il était un sorcier et que leurs enfants démontreraient sans doute des dons analogues. Passons sur les détails de cette dispute somme toute anecdotique, puisqu’elle se résolut lorsque Silas fit la démonstration de ses pouvoirs dès l’âge de cinq ans, alors que Nikolai s’attendait plutôt à ce que sa sœur, âgée de huit ans à ce moment-là, ne prenne les devants. Il s’avéra que Nora était une cracmol, tandis que Silas était un jeune sorcier très talentueux – du moins, c’est ce que Nikolai ne cessait de répéter.
Certes, le garçon était précoce, mais il faisait également preuve d’une obstination et d’un caractère féroces. Lorsqu’il eut six ans, il se donna pour mission d’empêcher ses parents de tuer les insectes qui entraient dans la maison ou le jardin, à grands renforts de discours moralisateurs sur l’importance de respecter toutes les formes de vie. Aucun doute, ce gosse tenait de sa moldue de mère, fervente militante pour les droits humains dans une organisation internationale. Cela devint embarrassant lorsque, à seulement huit ans, il demanda à Nikolai pourquoi les sorciers se cachaient et ne partageaient pas leur savoir avec les moldus. Le paternel aurait probablement préféré aborder l’épineuse question de sa chambre mal rangée plutôt que d’avoir à répondre sérieusement au petit bonhomme brun qui lui faisait face avec sa lippe boudeuse et ses sourcils beaucoup trop froncés pour un enfant. Comme il ne répondit qu’à demi-mots tièdes en lui assenant qu’il était trop jeune pour ce genre de sujets, Silas prit la mouche. Le lendemain, il fit la démonstration de ses pouvoirs balbutiants à ses petits camarades de l’école moldue avec un sentiment de revanche satisfaite. « Ce gamin aura ma peau ! » avait grommelé le malheureux père sur le trajet du retour, après l’intervention d’un oubliator blasé. Sur la banquette arrière de la voiture, les bras croisés et l’air furieux de s’être fait disputer, Silas savourait cependant l’aveu de faiblesse de son père.
Si tu me traites comme un gamin, un peu que j’aurai ta peau !Ce petit révolutionnaire dans l’âme mena donc la vie dure à ses parents jusqu’à son onzième anniversaire, prenant position sur toutes les questions sociales qui lui venaient en tête – et qu’il glanait sur son ami Internet, qu’il apprit un peu trop vite et un peu trop bien à utiliser. Sans compter qu’il faisait la paire avec sa sœur aînée, estimant qu’il était
indubitablement (c’était le dernier mot qu’il avait appris) injuste qu’elle ne puisse pas venir à Poudlard avec lui. Et, au grand dam de Blair et Nikolai, Nora sautait à pieds joints dans toutes les frasques de son jeune frère ; bras dessus, bras dessous, et ce, jusqu’en enfer !
Malheureusement, sa malformation avait commencé à lui causer de sérieux soucis après seulement quelques années de marche juvénile. Vers l’aube de ses sept ans, sa démarche très caractéristique – chaloupée, laborieuse – commença à peiner davantage et le garçon s’étonna de sentir son genou le faire grimacer. Inquiets, Blair et Nikolai décidèrent de consulter un médicomage spécialisé dans les troubles de la motricité. Après examen, ce dernier leur confessa qu’ils avaient attendu un peu trop longtemps pour qu’il puisse leur proposer une thérapie basée sur des séries de manipulations magiques censées redresser les os et moduler la forme de sa rotule et de ses muscles bosselés. Blair n’avait pas manqué de renifler avec dédain lorsqu’à sa question, le médicomage reconnut d’un air contrit que cette thérapie aurait été incroyablement douloureuse. Il leur proposa donc, afin de soulager le genou du jeune Silas, de leur faire parvenir un fauteuil roulant adapté.
Et cette aide à la mobilité était… un chat. «
Un chat ? » avait lancé Silas en croisant ses petits bras maigres, un sourcil aigu interrogeant ses parents d’un air dubitatif. « Arrête de grogner et regarde » avait répondu Nikolai, non sans une pointe d’excitation. « Ce n’est pas un chat, mais un ronronroulant ! » déclara-t-il fièrement en claquant des doigts ; et le grand chat noir qui les observait avec des yeux ennuyés, battant la queue d’un air agacé, se transforma soudain en grande chaise de style Louis XV, pourvue de pieds griffus et mobiles. «
Trop stylé ! » s’étaient exclamés Silas et Nora en chœur. Le plus difficile, finalement, fut de faire comprendre à la fratrie que le ronronroulant n’était pas un jouet, mais un outil pour permettre à Silas de se déplacer sans trop solliciter son genou ; ce qui ne l’empêchait pas, bien sûr, de marcher quand il le souhaitait et de claquer des doigts pour que l’objet magique retrouve sa forme de chat, qui le suivait en dressant fièrement la queue partout où il allait. Comble du pragmatisme, le ronronroulant était pourvu en permanence d’un sortilège de déguisement lui donnant l’apparence d’un banal fauteuil roulant aux yeux des moldus. Silas dut simplement apprendre à ne pas claquer des doigts en dehors du secret de leur maison – et à composer avec la tendance déstabilisante de son ronronroulant à gronder voire feuler lorsque son propriétaire était en colère ou qu’il se sentait menacé, et à ronronner lorsqu’il éprouvait un sentiment particulièrement positif. Sans compter que l’artefact médicomagique, avec le temps, passait de sa forme féline à sa forme de chaise sans que Silas n’ait même plus besoin de claquer des doigts. C’était un peu comme si une osmose parfaite s’était créée entre ces deux-là ; parfois, on avait l’impression que la curieuse créature avait développé sa propre personnalité, car il n’hésitait pas à aller à l’encontre des directives de son maître lorsque celui lui paraissait inapproprié d’un point de vue médical. Ce fut par ailleurs une véritable tannée pour Blair et Nikolai lorsqu’ils comprirent que le ronronroulant n’obéissait plus qu’à leur jeune fils et n’hésitait pas à suivre le frère et la sœur dans toutes leurs bêtises, leur prêtant une patte secourable à chaque occasion.
Si les parents dépassés firent mine d’être soulagés en recevant la lettre d’admission de l’école de sorcellerie, ils se sentirent au fond complètement démunis à l’idée de se retrouver sans leur petit démon je-sais-tout, toujours prompt à protéger sa sœur et à leur lancer des regards pétillants d’hilarité lorsqu’il leur prouvait par A + B qu’ils avaient tort – eh oui, le lexique des règles typographiques stipule bien que le mot « espace » est féminin lorsqu’il est utilisé dans un contexte éditorial ; ça vous en bouche un coin, hein ? (On pouvait légitimement se demander comment un enfant de onze ans s’était intéressé aux arcanes de la typographie et pourquoi cela lui semblait si important. Peut-être cela avait-il un vague rapport avec tous ces livres amoncelés pêle-mêle dans la chambre qu’il partageait avec son aînée, et qui traitaient de tout et de n’importe quoi.)
Mais enfin… Il était temps pour Silas Jørgensen de faire ses premiers pas à Poudlard. Et tant qu’à faire, décida Nikolai, il emmènerait ce satané chat-chaise-truc, qui se trouvait être une créature démoniaque avec quiconque n’était pas l’un des enfants Jørgensen. C’était d’ailleurs pour cette raison qu’il fut rebaptisé Bane par une Blair un peu trop amusée au goût de son mari. Pourquoi donner un nom à un outil ? Mais Silas, lui, trouvait au contraire que Bane allait à ravir à son ronronroulant, qui était devenu un ami.
Il s’écoula précisément trois mois, quatre jours, treize heures et neuf minutes avant que Silas ne soit déclaré proprement insupportable par une partie (voire une grande partie) du corps professoral. S’il se trouvait être un élève studieux et appliqué, aux connaissances remarquables, il n’hésitait pas à se montrer insolent quand il estimait qu’une injustice était commise ou qu’on l’infantilisait. Et puis, il en posait des questions, ce gosse… Ce n’était pas comme s’ils venaient tout juste de reconstruire Poudlard, bon sang ! Qu’on leur foute la paix, un peu, à ces pauvres profs, non ? Ahem, reprenons.
Pour la première fois de sa vie, Silas fut confronté au regard d’un monde d’adolescents sur son handicap. Outre Bane, qui le rendait particulièrement identifiable dans les couloirs, et s’il était habitué aux regards choqués lorsqu’il se levait de sa chaise ou lorsqu’il marchait toute la journée dans ses bons jours, il se sentit bien vite mal à l’aise face à ces regards dégoûtés qui se posaient sur son genou déformé, sa jambe tordue et
surtout cette démarche chaloupée et peu élégante qui était la sienne. Il se mit en colère un nombre incalculable de fois pour décliner l’aide de personnes trop insistantes pour monter les escaliers sans le secours de Bane ; d’ailleurs, celui-ci n’hésitait pas à feuler sous sa forme de chat lorsque son maître n’avait pas besoin de lui et que des intrus s’efforçaient de lui dicter sa conduite. Pour qui ils se prenaient, ces idiots ? Il pouvait très bien se gérer tout seul, merci bien. Mais, petit à petit, Silas en vint à se déplacer seul de moins en moins souvent, l’échine hérissée de frissons embarrassés lorsqu’on l’observait marcher. Il ne réservait ses déplacements solitaires qu’aux yeux de quelques exceptions, certains camarades ou adultes bienveillants.
L’année scolaire 2025-2026 se déroula – à peu près – normalement (sur l’échelle de Poudlard). Le jeune Silas était plutôt content de voir une née-moldue à la tête de l’école, bien qu’il saisisse vite que son sentiment n’était pas exactement partagé par tout le monde. Mais lorsqu’il fit la rencontre des elfes de maison… Ce fut le début de la fin. Scandalisé par leur mode de vie, leurs conditions de travail et la relation verticale que les sorciers entretenaient avec eux, il décida de s’élire (procédé assez peu démocratique, on en conviendra) porte-parole des elfes de maison de Poudlard
TM. Ces derniers se virent rapidement harcelés – car c’est le mot, hélas – par le préadolescent, bien décidé à les convaincre de se rebeller contre ce système inégalitaire et à s’emparer de leurs droits bien mérités. Évidemment, le seul résultat fut la fuite systématique de tout elfe l’apercevant au détour d’un couloir. Cette petite obsession lui attira le mépris comme l’intérêt de ses camarades de classe ; certains le considérèrent (à juste titre) comme un M. Je-sais-tout invivable et odieux (ce qui lui valut de tisser une relation de détestation cordiale avec un élève de sa promotion, Kenneth), d’autres comme un fervent militant pour la cause des opprimés. Il se fit ainsi ses premiers amis : Dashiell, Azure et Daisy. S’il n’était pas exactement ce qu’on pourrait qualifier de populaire (on se moquait régulièrement de lui), il était très apprécié de certains et se trouvait même être un sujet d’admiration pour d’autres – comme quoi, tout pouvait arriver dans la vie. S’il tenta au début d’impressionner la galerie parce qu’il parlait danois couramment grâce à son père, qui avait la sale manie de l’engueuler dans sa langue maternelle (ce qui, donc, arrivait souvent), il abandonna vite en constatant qu’il était préférable de garder pour lui la signification de ce langage. Cela pourrait lui servir plus tard, autant ne pas griller toutes ses cartes immédiatement.
Le petit sorcier eut le malheur de vouloir participer au bal de Noël, cette année-là. C’est vrai, quoi, c’était juste à côté de chez ses parents, dans Inverness même ! Et puis, s’il avait trop honte pour danser, Bane lui serait secourable pour inventer des pas rigolos. Mal lui en prit, car la soirée vira au cauchemar. Sans qu’il sache trop comment, Silas s’en tira indemne (enfin, si l’on ne comptait pas quelques brûlures), mais consumé par une fureur noire. Comment pouvait-on en arriver là pour tenter d’intimider une née-moldue ? Ce soir-là, il s’engagea solennellement auprès de son père – lui-même concerné – à toujours défendre les nés-moldus, peu importait le prix.
Sa seconde année commença en grande trombe avec une idée saugrenue. Certains élèves plus âgés se décoloraient allégrement les cheveux pour obtenir des teintes de toutes sortes – et Silas, il trouvait ça
vraiment trop stylé, purée. Il tenta donc l’aventure en janvier 2027, au retour des vacances de Noël, du haut de ses treize ans tout frais. Le résultat était assez réussi – un blond peroxydé très seyant –, mais il ne parvint pas à masquer cela à ses parents durant les congés d’hiver. Il en fut quitte pour un bon remontage de bretelles, qui lui tira tout au plus un bâillement ennuyé. Tout ce qui comptait, désormais, c’était qu’il pouvait reproduire cette petite expérience capillaire quand il le souhaitait – et c’était là l’essentiel, car il était bien déterminé à rester blond. Entretemps, des histoires de démission ministérielle et de cours obligatoires circulèrent, mais ça ne l’affecta pas spécialement. De toute manière, il comptait opter pour le cours d’étude des moldus en troisième année. Qu’importait s’il commençait cette matière un an plus tôt, n’est-ce pas ?
Cependant, l’utilisation quasiment systématique et non nécessaire de Bane fragilisa davantage son genou déformé. La douleur revint, perturbante et agaçante, mais pas insupportable non plus. Il décida de l’ignorer, bien qu’il se contraigne à marcher davantage pour exercer ses muscles. C’était une expérience déplaisante – et assez humiliante de son point de vue –, mais il n’avait pas véritablement d’autre choix. Finalement, cela lui apprit (petit à petit) à faire fi des regards, des rires et des remarques. Il se réappropria les moqueries pour se tourner régulièrement en dérision, ce qui en déstabilisa plus d’un («
Laissez passer Quasimodo, merci ! »), et nourrir des répliques cinglantes : «
Sois pas jaloux, tu marches peut-être droit, mais ta face est bien de traviole. » Cela lui fut particulièrement utile pour échanger des mots aussi assassins que des sorts impardonnables avec August P. Rowle. Il ne pouvait pas se l’encadrer celui-là ; et ce, depuis la première fois qu’ils s’étaient croisés.
Refroidi par les événements de l’année précédente, ses parents refusèrent qu’il aille au bal de Noël ; et ils eurent bien raison ! Si le jeune Jørgensen se résigna à rester dans son dortoir ce soir-là à contrecœur, il ne fut finalement pas mécontent de son choix. Ils s’épargna ainsi la tentative d’empoisonnement commise sur le Premier ministre. Cette fois, ça commençait à bien faire ! Qu’est-ce qu’ils avaient tous, contre les nés-moldus, les gens ? Lorsqu’il apprit la nouvelle, Silas jura pour la première fois de sa vie (et pas la dernière, malgré la consternation de ses géniteurs). Au retour des vacances, le recours à la magie devint réglementé. Silas n’étant pas du genre à utiliser sa baguette à tort et à travers en dehors des cours, il n’en souffrit pas vraiment, mais il fut cependant ébranlé par l’appel de Zeynep, une élève de son âge, à briser le secret magique. Confusément, il se souvint de la question posée à son père des années plus tôt à ce sujet et demeura indécis. Était-il d’accord ou non ? Impossible de trancher pour le moment. La situation s’envenima encore, provoquant un chassé-croisé administratif dont Silas finit par s’ennuyer. Il avait l’impression que tout ça n’était qu’une suite de décisions politiques vides de sens, et que les élèves étaient ballottés d’un événement à l’autre sans que l’on prenne jamais en compte leur avis. Tout ce qu’il retint, c’était qu’il pouvait à nouveau utiliser la magie comme bon lui semblait. Sa conclusion pour l’année scolaire 2026-2027 fut donc, en ces termes : «
Les adultes, tous des cons. Sauf Marx, lui c’était un bon gars. »
Troisième année : nouvelle lubie ! Lorsqu’on lui proposa d’opter pour les cours de soins aux créatures magiques à la fin de sa seconde année, le garçon demanda à assister à l’un d’entre eux pour se faire un avis sur la question. On lui accorda cette petite faveur (davantage par peur des représailles en cas de refus que pour honorer sa moyenne couronnée d’un « optimal » impeccable), mais ce fut hélas une erreur. Il clama haut et fort qu’il boycotterait les cours de soins aux créatures magiques tant qu’on ne cesserait pas d’exploiter des animaux vivants pour de soi-disant raisons pédagogiques ; il placarda des affiches faites main sur le tableau d’affichage pour exiger qu’on accède à sa revendication, sous peine « d’en subir les conséquences ». Lesdites conséquences se trouvèrent principalement être « faire le pied de grue devant la salle des professeurs ». Il tenta de faire la grève de la faim, puis se résolut à la rompre en songeant que plus personne ne défendrait les elfes de maison s’il mourait avant d’avoir obtenu justice – et aussi parce que Nora le conjurait de manger par lettres interposées (et que Bane le fixait sous sa forme de chat avec un regard plein de reproches). Il devrait donc
convaincre d’autres personnes de faire la grève de la faim ! Mais bien sûr, c’était ça la solution ! Ce fut toutefois un nouvel échec, car peu de personnes répondirent à son appel – et parmi ces volontaires, on comptait Nick-Quasi-sans-Tête, ce qui rendait la menace de la mort par inanition assez peu efficace. En désespoir de cause, il appela les elfes de maison à cesser de leur préparer à manger et à faire grève, mais, eh bien… Vous connaissez la fin.
Cependant… Il survint au cours de sa troisième année un changement assez inattendu pour le désormais adolescent : les terribles et redoutées hormones. S’il éprouvait déjà des difficultés à accepter les changements de son corps, ce fut pire encore de sentir son esprit ordinairement si affûté s’intéresser soudain à sa voisine de pupitre en histoire de la magie pour des raisons qui n’avaient strictement aucun rapport avec les cours ; pire encore, de se sentir rougir lorsque Hayden Lynch lui coula un regard interrogateur, tandis qu’il tentait de tendre une embuscade à un elfe de maison dans le couloir du sixième étage. Plutôt que d’embarquer le malheureux élève dans sa quête audacieuse du jour comme il en était coutumier, il se sentit tout chose et se surprit à lui retourner un sourire maladroit. Troublé par ces deux événements inhabituels, il mit l’information dans un coin de sa tête sans la creuser pour autant. Il la documenta toutefois abondamment dans le journal intime qu’il trimballait toujours partout avec lui ; ce dernier contenait tant des poèmes engagés que des notes sur le
Manifeste du parti communiste appliqué aux sorciers (où avait-il trouvé ce truc ?) et des longs paragraphes introspectifs. Si ceux-ci contenaient jusqu’ici davantage de questionnements existentiels sociologiques que de confessions intimes, de petits cœurs commencèrent à apparaître dans les marges de certaines pages au détour de la mention d’une certaine personne parmi ses amis ; et pas n’importe laquelle : son meilleur ami, Dashiell Dashner. Probablement quelque chose qu’il n’avouerait jamais (enfin, éventuellement sous la torture, mais vraiment en dernier recours). Toutefois, la propension de Bane à manifester oralement les émotions de son propriétaire commençaient à devenir un peu embarrassantes – surtout lorsqu’il se mettait à ronronner à la simple vue de Dashiell. Pour ne rien gâcher, une fille de sa promotion qu’il n’appréciait pas spécialement, Selene, s’amouracha de lui et il s’empêtra dans des situations audacieuses pour tenir sur le mince fil entre la déclination polie et le mépris. Il se demandait d’ailleurs s’il n’avait pas envoyé de mauvais signaux…
Il s’engagea également fermement dans la rébellion contre les nouvelles mesures prises par Sørensen, indigné par ce système de privilèges et de méritocratie – qui n’était selon lui «
qu’un ramassis de conneries saupoudrées de néocapitalisme ». Il finit (sans trop de surprise) avec un très seyant grade acier pour sa peine. Son enthousiasme anarchiste fut cependant nettement entamé par trois événements majeurs : deux dans sa vie amicale et le dernier concernant l’école tout entière. Il se disputa férocement avec l’une de ses amies, Azure Zinnia, se fâcha avec un copain qu’il s’était fait en deuxième année, Dmitri van Aken, puis une bombe explosa dans la tour destinée à accueillir les grades or. Choqué, ébranlé, Silas en resta affecté pendant plusieurs jours ; il n’avait jamais voulu en arriver là, surtout en voyant les dégâts causés par l’arme destructrice. La seule bonne nouvelle de l’année scolaire 2027-2028 fut la disparition inexpliquée de Sørensen. Bon débarras, il n’allait pas lui courir après. (Ça et la contre-soirée organisée par les grades acier mis au ban du bal de fin d’année. Silas aimait faire la fête,
surtout quand elle était interdite et
surtout maintenant qu’il se fichait des regards des autres lorsqu’il se tenait sur ses deux jambes ou, pire, qu’il dansait.)
Mais… la douleur revint. Lancinante, électrique, brûlante. Elle le picotait même au repos et le réveillait au beau milieu de la nuit, en sueur et gémissant. Ses camarades de dortoir n’en pouvaient plus. Son genou lui paraissait anormalement rouge et gonflé, mais il préféra taire ce changement à sa famille – comme s’il était gêné. Gêné de quoi, pardi ? De s’être un peu trop lancé à corps perdu dans ses aventures adolescentes et d’avoir omis de pratiquer ses étirements, d’avoir omis de marcher encore plus souvent à présent que ses muscles se gonflaient, d’avoir omis qu’en pleine croissance, il était plus que capital qu’il se plie aux demandes des médicomages.
Il rentra au bercail très perturbé par son année chargée en émotions fortes. Entre la douleur, la culpabilité de ne pas avoir suivi les consignes médicales, l’émergence de sentiments embarrassants, son engagement militant habituel et la bombe, son cerveau était noyé par les réflexions turbinant à toute berzingue. Tout ce dont il avait envie, c’était de
dormir – juste un millénaire ou deux, histoire de se remettre. Inquiets pour leur progéniture étrangement exténuée et silencieuse, Nikolai et Blair décidèrent (avec le concours de Nora) de lui changer les idées. Ainsi, ils embarquèrent toute leur petite famille pour une expédition inoubliable – et ils n’avaient alors aucune idée d’à quel point…
Par un habile transplanage d’escorte, Nikolai conduisit sa petite famille chez un ami et collègue du ministère de la Magie prénommé Aberthol. Les deux hommes travaillaient au ministère, mais dans des services différents. Si le patriarche occupait un poste au département de la coopération internationale, Aberthol était employé au bureau des catastrophes et accidents magiques ; ils buvaient souvent un coup après le travail. Il se trouvait qu’Aberthol était un fin connaisseur des curiosités islandaises ; et c’était précisément là où les Jørgensen devaient passer leur été, guidés par ce cher Gallois – très, très fier de ses origines, à tel point que son accent était exagérément incompréhensible, même pour d’autres Gallois. Si Nikolai avait fini par comprendre vaguement l’essentiel de ses phrases, le reste du monde demeurait interdit face au débit rauque et sibyllin du célibataire endurci (et on comprend pourquoi, si personne ne pigeait jamais un traître mot de ce qu’il disait).
Si Blair était suffisamment polie pour faire mine de suivre la conversation entre son mari et Aberthol, Silas et Nora se désintéressèrent très rapidement de ce gloubi-boulga de hiéroglyphes verbeux. D’un coup de coude assorti d’un regard brillant de malice, le cadet indiqua la réserve du Gallois à sa sœur. Cette dernière haussa un sourcil, secoua sa tête brune, puis le suivit en souriant, Bane sur leurs talons. Depuis le temps qu’ils s’ennuyaient, année après année, durant les échanges cryptiques de leur père et de son ami, ils avaient fini par obtenir l’autorisation d’Aberthol lui-même pour accéder à sa réserve privée ; qui contenait non moins que les reliquats des accidents sur lesquels il était dépêché. En théorie, il s’agissait de curiosités inoffensives qui auraient fini à la poubelle si le Gallois ne nourrissait pas une certaine passion pour la collection d’objets atypiques. Le ministère fermait les yeux sur ce petit passe-temps, puisqu’il n’y avait rien de dangereux – toujours en théorie. Mais dans la pratique, eh bien…
Le duo d’adolescents se faufila entre les étagères de la réserve, promenant leurs yeux sur les dernières trouvailles d’Aberthol. «
Dégueu » lâcha Silas en désignant un œil qui tournait sur lui-même à une vitesse vertigineuse, plongé dans un bocal rempli d’un liquide douteux. Bane miaula son assentiment, puis bâilla d’un air ennuyé. « Trop stylé » renchérit Nora. Il était bon de savoir que « Trop stylé » était l’expression favorite des jumeaux maléfiques (bien qu’ils ne soient pas jumeaux, c’était le surnom que leur donnaient leurs parents). Mais ce qui attira l’attention du frère n’avait rien de glauque, au contraire : il s’agissait d’une sphère de verre, dans laquelle tourbillonnaient des fumerolles d’un bleu nébuleux. Fasciné, Silas la prit délicatement entre ses doigts pour l’observer de plus près, tandis que sa sœur posait son menton anguleux sur son épaule dans l’objectif de regarder avec lui. L’objet était étrangement chaud, et il entendait un peu de liquide clapoter à l’intérieur. Fronçant les sourcils, il porta la sphère à hauteur de leurs quatre yeux bleus. Il n’avait jamais rien lu ni vu au sujet d’un tel artefact. Selon toute vraisemblance, il s’agissait d’une boule de verre dans laquelle on avait magiquement transvasé une substance inconnue. Qu’est-ce que ça pouvait bien être ?
La voix paternelle se rappela à leur bon souvenir, rompant le charme de l’instant hypnotique. Deux regards agacés se reportèrent sur l’entrée de la réserve. Dans l’encadrure de la porte, leurs parents les attendaient ; ce n’était visiblement pas la première fois qu’ils les appelaient. Roulant des yeux avec un sourire amusé, Blair s’avança vers ses deux – plus si – petits monstres et s’empara de la sphère en leur demandant ce qu’ils avaient encore déniché. Comme ils commençaient à se sentir à l’étroit dans la réserve, Nora s’éclipsa et sortit de la pièce pour interroger le propriétaire des lieux sur cette curiosité que même son frère ne savait pas nommer (c’est qu’il en fallait une bonne, pour coller M. Je-sais-tout). Mère et fils n’eurent qu’à peine le temps de s’interroger, soutenus par les hypothèses d’un Nikolai resté adossé au chambranle de la porte, à l’exact opposé de leur position, qu’Aberthol surgit brusquement dans la réserve comme un fou furieux. Déstabilisés, ils ne purent que l’observer leur prendre violemment des mains la sphère avec des yeux ronds. Une insulte vénéneuse fusa de sa bouche sèche, bien compréhensible cette fois : « Sale moldue ignorante ». Furieux, Silas monta immédiatement dans les tours. Pourquoi s’en prenait-il à elle ? Elle n’avait rien fait ! Nikolai tenta de couvrir le vacarme de la dispute de sa voix puissante et ensuite… Ensuite, tout était flou.
Un bruit de verre brisé, des hurlements, les fumerolles bleues qui s’échappaient de la sphère comme des langues éthérées et toxiques, s’enroulant autour d’Aberthol dans un atroce glapissement d’agonie. Sa peau qui fondait comme dévorée par de l’acide, s’attaquant aux os en une fraction de secondes. Des mains qui agrippaient Silas par les épaules, et Silas tentant désespérément d’attirer sa mère à lui, mais…
Le mur de sa chambre était blanc. Çà et là, des taches discrètes se détachaient sur le carrelage désinfecté. Le puissant parfum d’antiseptique provenant des couloirs de l’hôpital Sainte-Mangouste lui brûlait les narines. Plus tard, il deviendrait une odeur rassurante ; réconfortante. Là, tout ce qu’il voyait, c’était l’épais plâtre qui couvrait sa jambe droite ; elle le lançait horriblement. Ce qui était cohérent avec la longue intervention des médicomages sur son genou ; celui-ci n’était pas seulement inflammé, mais gagné par une infection trop longtemps ignorée par Silas. Ils avaient dû extraire le pus et même gratté l’os rongé par l’infection musculaire étendue. Voilà ce que sa négligence lui avait coûté. Sa déformation congénitale, qui fragilisait déjà son genou et par extension sa jambe, ne pouvait pas supporter le poids d’un adolescent de quatorze ans en pleine croissance et plein d’énergie ; notamment quand ce dernier n’hésitait pas à gesticuler dans tous les sens pour se noyer dans une musique trop forte. Pire que cette hospitalisation, c’était la douleur. Elle était insupportable par moments, mais le plus souvent aliénante. Il n’en pouvait plus. L’adolescent aurait voulu remonter le temps et tirer la sonnette d’alarme plutôt que de se taire. Ainsi, rien de tout ça ne serait arrivé et son genou n’aurait pas attendu d’être examiné par les urgentistes intervenus sur l’accident pour être pris en charge.
Son père avait quitté la chambre des heures plus tôt, probablement pour aller se saouler au whisky ; encore. Quant à Nora, elle était roulée en boule dans le fauteuil disposé dans le coin de la chambre, épuisée après avoir tenté une énième fois de tirer un son à son jeune frère mutique. Déjà un mois s’était écoulé depuis l’accident. Mais tout ce à quoi Silas pouvait penser, c’était – non, pas à sa propre souffrance ou à sa mère, étalée inconsciente sur un lit dans la même pièce – à l’homme qui reposait dans la chambre jouxtant la sienne au niveau des soins intensifs. Cet homme, il se tenait dans un fauteuil roulant mû par magie, à côté de son lit – qui avait singulièrement moins de panache que Bane. On aurait presque dit Aberthol, si ce n’était qu’il lui manquait un œil, une partie du visage, un bras et une jambe. Le reste avait été soigné miraculeusement. Ce dernier mot roulait dans sa bouche avec dégoût. Et c’est avec tout autant de répulsion qu’il tourna enfin son regard inexpressif vers le rescapé, qui venait chaque jour depuis qu’il en était capable (en dépit de la douleur que cela lui causait) lui demander pardon. Pardon pour quoi ? Pardon d’avoir omis de mentionner que l’une de ses « curiosités » renfermait un puissant maléfice mortel, qu’il empoisonnerait sa mère à défaut de la tuer purement et simplement, qu’il détruirait leur famille comme les rouleaux marins balayaient le nageur égaré à cause d’un simple geste maladroit ? «
Même si tu étais mort dans d’atroces souffrances ce jour-là, je te haïrais quand même ; même si tu agonisais toute ta vie pour expier ta faute, je te haïrais quand même ; et en plus, tu pues la chair brûlée, alors dégage. » Ce fut la première phrase qu’il prononça depuis l’accident, avant d’ajouter avec un sourire sans joie : «
Mais sans rancune, Aby. » Il ne l’avait plus jamais revu, après ça.
Seule Nora se réjouit de son mutisme évanoui ; Nikolai n’était plus qu’un fantôme endeuillé, à peine conscient de ce qu’il se passait autour de lui. Il honora même son fils de sa présence dans l’aile psychiatrique de l’hôpital, au plus fort d’une dépression apathique. Il se comportait comme si Blair était morte. Silas l’ignora complètement, le cœur battant au rythme d’une détermination sans foi ni loi, bien décidé à retrouver son autonomie et les bancs de l’école. Il ne pouvait pas laisser Nora livrée à elle-même, quand bien même elle fêterait ses dix-huit ans en début d’année prochaine. Plus que jamais, elle avait besoin de lui ; et plus que jamais, il avait besoin d’elle. Et ensemble, ils trouveraient une solution pour tirer leur mère du coma toxique dans lequel elle était plongée.
Elle tint sa main à chaque fois que la douleur lui arracha des larmes brûlantes ; elle tint son bras à chaque pas qu’il réussit à faire une fois sorti de convalescence ; elle le tint tout entier quand il s’effondra la première fois qu’il tenta de secouer l’épaule de sa mère inerte, à qui il manquait un bras et dont la joue gauche était couturée de cicatrices hideuses. Les médicomages avaient fait ce qu’ils pouvaient, mais les blessures magiques commises par des maléfices aussi puissants ne pouvaient pas être guéries totalement. Aucun poil ne poussait sur cette charogne desséchée.
Heureusement, la thérapie magique de Silas porta ses fruits. Les cicatrices creusées par les médicomages pour atteindre les endroits endommagés cessèrent de s’infecter sans cesse et il put doucement se déplacer à nouveau. Les souvenirs de plaies suintantes et la peur de la douleur lui firent développer une certaine maniaquerie quant à l’hygiène.
Nora sut qu’il allait mieux lorsqu’un soir, alors qu’ils mangeaient sur son lit d’hôpital en lisant à haute voix un magazine people débile, la couverture couvrant le moignon de leur mère glissa, révélant son épaule mangée par la fumée corrosive, bosselée, boursouflée, couturée de cicatrices, et qu’il s’exclama, le visage lisse hormis deux sourcils haussés : «
Une vraie barbaque. Elle donnerait presque faim. » Les médicomages, en revanche, trouvèrent plutôt inquiétant ce revirement lorsqu’ils débarquèrent dans sa chambre pour lui annoncer qu’ils ne pourraient pas obtenir de meilleurs résultats quant à l’état de sa mère. Ce à quoi il ne trouva rien d’autre à répondre que «
C’est cuit pour elle. » Silas ne manqua pas leur échange de regards effarés. «
Quoi ? Pourquoi vous me regardez comme ça ? Vous en voulez un bout ? » lança-t-il en désignant le visage difforme de Blair, d’un rougeâtre écœurant. Face à leurs expressions choquées, il soupira : «
Vous avez aucun humour, vous, les blouses blanches. »
Alors qu’il recouvrait son attitude insupportable habituelle, on finit par le relâcher après plusieurs mois d’un suivi médical rapproché. La première chose qu’il fit en revenant à la maison, c’est de ressortir aussi sec, Nora accrochée à son bras. La vision de son père effondré sur le canapé, un énième verre d’alcool vide sur l’accoudoir, lui brisait trop le cœur et le ramenait à un rêve agonisant dans lequel il n’avait aucune envie de s’attarder. Ensemble, ils piquèrent l’argent paternel et dégotèrent la boîte de nuit la plus
stylée qu’ils élurent d’un commun accord ; ils y dansèrent jusqu’au bout de la nuit, encore et toujours accompagnés du fidèle Bane qui veillait farouchement au bien-être de son maître régulièrement tourmenté par la douleur.
L’année 2029 s’écoula donc dans un étrange songe, entre la préparation du départ de Nora pour la fac moldue et la préparation de la rentrée de Silas, qui devrait entrer en quatrième année avec un an de retard. La présence de Nikolai n’était qu’en pointillés ; il disparaissait sitôt rentré du travail et oubliait une fois sur deux de se charger des tâches domestiques échues à tout parent – notamment l’administratif. Silas se fit même percer la narine avec un anneau, parvenant sans mal à se faire passer pour majeur à présent que ses traits s’étaient creusés et durcis, pour tenter de le faire sortir de ses gonds, mais c’est tout juste si son père le remarqua. Les enfants Jørgensen durent apprendre à composer sans lui, à contrecœur et avec une rancœur grandissante. Personne n’était suffisamment adulte dans cette maison pour empêcher Silas de sombrer dans l’ambition dévorante de trouver un remède aux dégâts causés par les blessures de magie noire ; un remède qui extrairait le venin de cette magie comme celui d’un serpent pour extirper sa mère de ce cauchemar. Et, fallait-il admettre, en profitait-il pour expérimenter différentes potions censées le soulager lorsque la douleur était insoutenable ; aucun médicomage n’était parvenu à lui dégoter de quoi l’apaiser jusqu’ici.
Tout au plus était-il parvenu à s’assommer avec un puissant somnifère fait maison, alors qu’il haletait de douleur au cœur de la nuit, brûlé par les douleurs cuisantes qui le prenaient aléatoirement – comme les spectres d’une torture qui n’en finirait jamais. Au début, il sanglotait à l’idée des tourments qu’avait dû endurer sa mère avant de sombrer, mais à présent, tout ce qui l’obsédait, c’était la douleur,
sa douleur. Elle le rendait aigri, détestable même. Lorsqu’il avait mal, Nora prenait soin de le laisser cuver sa colère dans son coin. Son aînée n’aimait pas le voir comme ça ; son obsession tournait à la fureur stérile. Elle le fermait aux autres. Auparavant, il partageait toujours son savoir (un peu trop, en fait), mais à présent, il le gardait jalousement pour lui. Comme si quelqu’un pouvait le lui dérober, c’était ridicule ! Mais Silas n’avait aucunement l’intention de révolutionner la science ou la médecine magique ; pas tant qu’Aberthol était en vie. Si un seul d’entre eux devait guérir de ce maléfice, ce serait sa mère et rien que sa mère.
Enfin, pour l’heure, il n’avait pas produit une seule potion ou un seul onguent efficace. Mais rien ne résistait à son obstination.
— Hm, si, quand même. Les elfes de maison, les professeurs de soins aux créatures magiques, Sørensen, ton…
—
Ça va, j’ai compris, Nora ! répliqua son frère d’une voix cinglante, quoiqu’une lueur amusée danse au fond de ses yeux.
La jeune fille cessa de lancer sa balle contre le mur et laissa sa nuque épouser la chaise de bureau sur laquelle elle était assise en tailleur, un ordinateur portable ouvert sur des genoux dénudés par un short estival. Un instant, le sorcier s’humecta les lèvres avec jalousie, puis il se força à détourner les yeux tandis que son aînée reprenait en lui lançant un regard prudent :
— Tu n’as pas envoyé les lettres.
Un grognement lui répondit. En effet, des lettres destinées à ses amis s’amoncelaient sur le bureau de leur chambre devenue trop étroite ; certaines dataient d’il y a huit mois. Il n’avait jamais trouvé le courage de les envoyer. Enfin, ce n’était pas tout à fait vrai – le plus dur n’était pas de les envoyer, mais de compléter les parties qu’il n’avait pas écrites concernant le coma de sa mère et la nette aggravation de ses douleurs. Il n’y arrivait tout simplement pas. Chaque fois qu’il s’y penchait, chaque fois qu’il voyait le prénom de Dashiell s’étaler en lettres délicates sur le haut de la lettre, le bout de sa plume tremblait et il la reposait nerveusement, furieux contre lui-même et contre cet idiot de blocage. Ce n’était que des mots ! Il avait passé sa vie à les tourner en ridicule ! Pourquoi n’y arrivait-il plus ?
—
Ils verront bien à la rentrée, marmonna-t-il en griffonnant des notes dans son journal intime, ses prunelles allant d’un lourd manuel de potions à un traité de médecine magique.
— Mmh. OK. Si tu le dis.
Le cadet Jørgensen pensa enfin avoir la paix, mais il avait oublié un peu trop facilement que le même sang coulait dans leurs veines.
— « Salut les potes, ma mère est mutilée et plongée dans un coma sans fin – oh et je souffre le martyre parce que j’ai pas pris assez soin de moi. Alors, vos vacances ? Ouais, les miennes étaient un peu longues, je sais », se moqua-t-elle d’une voix atrocement traînante et grave.
Silas attrapa l’élastique de sport dont il se servait dans le cadre de ses exercices de musculation pour lui fouetter gentiment le mollet avec une exclamation scandalisée (enfin, et un peu hilare, aussi).
—
Trop tôt ! gloussa-t-il en se laissant tomber sur le dos dans son lit.
— Tu parles, t’es mort de rire, le tança Nora en haussant un sourcil. Je suis sûre que t’es capable de sortir une horreur pareille.
—
Seulement avec la meilleure sœur du monde. Les autres trouveraient ça trop trash, grimaça-t-il en massant son genou douloureux.
— Tu pourras m’écrire, suggéra-t-elle en posant l’ordinateur pour venir s’échouer avec lui sur le matelas, lui gratouillant la tête par réflexe.
—
Tu vas t’en sortir avec le hibou de papa ou on va avoir une borgne en plus d’un unijambiste ?Nora éclata de rire et enfouit son visage dans le torse de son frangin.
— T’es le pire mec de la terre.
—
Et tu m’adores.— Et je t’adore.
Il ponctua son affirmation d’un baiser sincère sur le haut de ses boucles brunes, chuchotant un «
Moi aussi » soudain trop sérieux. Il n’avait vraiment aucune envie d’affronter son retour à Poudlard, mais il ne disposait pas d’alternative s’il voulait transformer cette maison hantée en foyer aimant – comme il l’était jadis.