L'après-midi avait été étrange... loin de ce dont nous étions habitués, ces derniers temps, Erin et moi. Une atmosphère tendue, pleine de non-dits et de sous-entendus pesants. Des piques qui rappelaient un temps abandonné depuis longtemps, des regards agacés qu'on ne s'offrait plus que rarement... Mais c'est que Madame ne supportait pas que je passe du temps avec quelqu'un d'autre qu'elle, voyez-vous. Pourtant, ça n'était pas grand chose. Une soirée ridicule dans un pub qui l'était tout autant, au nom d'une fête que nous aurions tout le loisir de célébrer ensemble pour son vrai jour si c'était ce qu'elle désirait... et puis, il était question d'y aller en compagnie de Thaddeus, pas de je ne sais quelle demoiselle qui aurait pu lui offrir quelque doute quant à la nature de notre relation... Là, c'était mon ami, rien de plus. Mais non, bien sûr, comme Madame n'était pas contente, elle avait décidé de me le faire payer et d'attiser ma jalousie avec une facilité troublante. Puisque je ne passais pas la soirée avec elle, elle la passerait avec Maxton Sherwin ! Je n'avais rien dit mais je n'en pensais pas moins pour autant. Je trouvais ça petit, mesquin, surtout pour elle ! N'avait-elle pas l'habitude de choisir ses vengeances avec un peu plus de classe que ça ? Qu'elle fasse donc ! Il était hors de question de changer mes plans pour un caprice d'adolescente ! Enfin qu'importe. Je rejoignis mon dortoir qu'en fin de journée, juste avant de partir pour Pré-au-Lard. Thaddeus était là, évidemment, et ce fut avec un sourire las et ravi que j'accueillis sa compagnie. Je me changeai en un temps record, troquant mon gros pull pour quelque chose d'un tant soit peu plus habillé – peu d'effort pour autant, c'était la plèbe qui nous attendait – et vins coincer une rose dans la veste de mon cavalier.

— Surtout, ne te mets jamais en couple, soufflai-je d'un air expert, Ja-mais. Je ne sais pas si c'est une question d'hormones ou de génétique mais les femmes sont incroyablement agaçantes.

Erin, tout du moins, l'était. Et ça m'attristait autant que ça m'énervait. J'aurais préféré qu'on soit assez sûrs de nous pour passer au-dessus de ça, qu'on se contente d'avoir envie de se rejoindre le lendemain pour verser dans la guimauve loin du regard des autres, comme à notre habitude... mais ça aurait été trop beau, évidemment. Je lissai un pli sur ma chemise et enfilai mon blouson avant de suivre mon ami hors de notre antre. Ce soir, nous passerions un bon moment, j'en avais  envie. Juger la vermine qui nous entourerait, ricaner à leur stupidité, nous perdre dans la masse grouillante pour mieux nous en extraire ensuite. C'était un peu comme un voyage dans le tiers-monde, nous confronter à ce qu'il y avait de plus pitoyable dans cette société pour apprécier plus encore ce que nous possédions. Et puis ça nous ferait prendre l'air, au moins ! On se mêla à la foule et suivit le mouvement jusqu'à Pré-au-Lard. Déjà de l'extérieur, les Trois-Balais trempait dans un ridicule écoeurant. On apercevait des ballons flotter un peu partout, des tonalités de rose recouvrir tout ce qui était recouvrable... Jusqu'au bracelet pathétique qu'on nous attacha autour du poignet et qui, nous expliqua-t-on, nous permettrait de boire et manger sans débourser une noise. La gratuité de nos consommations ne suffirait pas à me faire supporter le kitch dans lequel nous venions de plonger. C'était plus que je n'aurais jamais cru pouvoir en supporter. Le bon goût était mort, sûrement par overdose de crème et de sucre. Nous pourrions même garder un souvenir de cette torture avec  une petite photo... j'imaginais très bien Thaddeus se saisir de l'arc et des flèches aux pointes en cœur pour l'occasion, ça lui irait à merveille ! Je coulai un regard complice à l'adresse de mon camarade alors que je lui désignais d'un autre, plus insistant, le drap qui faisait office de toile de fond. Je refusais que nous quittions cette salle sans y passer rien qu'un instant. Pour avoir un cliché de nous deux, rien qu'un. Mon père avait fait disparaître tous ceux de notre enfance quand les Rowle avaient quitté notre vie, aussi le moment était sûrement très bien choisi pour recommencer la collection. Mais pour l'heure, il nous fallait prendre du courage pour tenir jusqu'à minuit... De ce que j'avais compris, nous étions coincés ici jusque là, ou presque, avec interdiction de mettre les voiles... avait-on dit... Je l'entraînai jusqu'au bar pris d'assaut et tirai correctement sur ma manche pour cacher le bout de tissu rose qui pendouillait au bout de mon bras. Mon attention quitta brièvement la serveuse pour se poser sur les antennes sur ressort qui s'agitaient au-dessus de sa tête et eut un peu de mal à se focaliser à nouveau sur elle.

— Un hydromel, s'il vous plaît.

Elle sembla hésiter mais je fis mine de sortir ma carte d'identité pour lui prouver que j'avais bien l'âge – ce qui ne voulait rien dire puisque tout le monde était majeur avant de sortir de l'école – mais vu le monde qui se pressait déjà derrière nous, elle se contenta de secouer la tête dans un sourire et de tirer un verre tout en écoutant mon camarade commander à son tour. Je déposai sur le comptoir de quoi payer nos deux consommations et détournai à nouveau mon attention le temps qu'elle prépare nos boissons. Des chocolats enveloppés de papier rouge attendaient dans une coupelle qu'on daigne les manger mais tout ce qu'ils eurent de ma part fut un reniflement dédaigneux. Pas le temps de m'y intéresser davantage que Thaddeus me tendait mon verre. Je l'attrapai dans un « merci » machinal et silencieux avant de me diriger vers un endroit vaguement moins bondé de ce bar surpeuplé. C'était exactement pour ça que je n'y allais plus depuis ma troisième année : il y avait toujours tellement de monde que c'était forcément mal fréquenté.

— À cette plongée dans le mauvais goût ! plaisantai-je en levant mon verre pour qu'il tinte contre le sien. Il nous faudra des jours pour retrouver une vue correcte après une telle agression visuelle.

Après quoi je portai mon verre à mes lèvres. Durant une seconde, l'odeur d'alcool se mêla à une autre qui me rappelait tout à la fois les scones aux myrtilles sortant tout juste du four, la crème à la violette que ma mère s'étalait sur les mains depuis toujours et le parfum entêtant dont je prenais plaisir à m'enivrer au creux du cou d'Erin... mais ce fut trop flou pour que j'y prête plus attention que ça. C'était sûrement tous les bonbons et toutes les pâtisseries qui remplissaient la pièce qui me faisaient penser à ces parfums sucrés que j'aimais tant. Un soupir satisfait passa mes lèvres alors que je reposai mon verre sur la table et mon regard sur Thaddeus. J'étais content de passer cette soirée avec lui. Même si la décoration et la compagnie laissaient à désirer, ça n'en était pas moins la Saint-Valentin ! Avec qui d'autre que lui aurais-je pu vouloir la passer ? Mon sourire se fit plus tendre à mesure que je détaillais avec soin les traits de son visage. Il était d'une élégance incroyable, se drapait d'un air méprisant qui n'allait bien qu'à lui, se laissait aller à quelque mimique que j'avais l'impression de connaître par cœur. Depuis combien de temps jouions-nous au chat et à la souris ? Depuis combien de temps nous voilions-nous la face, tous les deux ? S'il était là, avec moi, et si je l'avais invité, lui, au lieu de cette insupportable Erin, ça n'avait rien d'une coïncidence.  Dans un geste presque inconscient, mes doigts  vinrent glisser entre ses boucles brunes comme s'ils étaient chez eux, repoussant une mèche qui lui tombait sur le front. Il était magnifique, il fallait bien le reconnaître... Je ne parus même pas dérangé par mon geste, enveloppé d'un sentiment de parfaite normalité. Une gorgée de plus et il me sembla évident que c'était ce soir ou jamais. Il n'y avait personne pour se mettre entre nous, ni ma fiancée – au visage de la Poufsouffle se superposa celui de celle qu'elle avait évincé dans un portrait si flou qu'il paraissait irréel, ça n'était qu'une fille comme une autre, un obstacle de plus – ni ses conquêtes qui ne le méritaient pas. Sa présence était un message clair à mes yeux et s'il était assez sourd pour ne pas entendre tous ceux que j'avais pu lui adresser jusque là, et bien j'étais prêt à me faire plus explicite. Je me penchai à son oreille, assez pour que mes lèvres effleurent sa joue à chaque syllabe et assez discrètement pour qu'on suppose de loin que l'on essayait juste de s'entendre malgré la musique tandis que, sous la table et cachée par la nappe, ma main se posait sur sa cuisse, ne laissant que peu de place aux quiproquos.

— Thad'... Dis-moi que tu m'aimes.

Je voulais l'entendre de sa bouche, sans moquerie, sans plaisanterie, sans sous-entendu. Juste ça et j'abandonnerais tout pour le suivre où bon lui semblerait, aussi longtemps qu'il voudrait de moi. Mes parents qui haïssaient son nom... Erin qui le haïssait tout court... Tout. Absolument tout.