Le verre fit un bruit de tonnerre lorsqu'il éclata en mille morceaux en se brisant contre le mur. Puis ce fut la voix de son père, tonitruante et chargée de colère, qui s'éleva dans le salon pour vociférer quelque injure à l'encontre de sa mère, celle-ci lui répondant dans la seconde et tout aussi vertement. Sam ne bougea pas. La coupe que son père avait jeté avec violence lui avait presque effleuré le visage ; elle n'avait pas bougé non plus. N'avait pas levé les bras pour se protéger des éclats de verre qui volaient en tous sens. Elle resta parfaitement immobile, jusqu'à ce que l'orage passe et que son père, toujours furieux, quitte la maison en claquant derrière la porte lui. Alors seulement, la petite fille baissa la tête. Une goutte de sang tomba sur sa main, puis une autre, et elle leva les doigts pour découvrir sa joue effilée par le verre. De l'autre côté de la pièce, sa mère, excédée, lui ordonna de débarrasser le plancher. Sam avait quatre ans. Ce fut son premier souvenir.

Certains viennent au monde avec de la chance. Certains naissent dans des familles propres sur elles, avec plusieurs voitures, une chambre par enfant et des jardins bien entretenus. Ceux-là, Sam les voit parfois se promener dans la rue, sourires radieux aux lèvres dans leurs habits élégants, sinon dénués de trous. Elle a envie de leur jeter des pierres la plupart du temps. Elle, elle fait partie de ceux qui galèrent, ceux qui partent perdants dès le début, ceux qui ont la poisse. Née dans une banlieue pauvre de Liverpool, dans un quartier où l'on est ouvrier de père en fils, son enfance a été rythmée, le contenu de son assiette conditionné, par l'arrivée des aides gouvernementales. À plus forte raison après l'accident de travail de son père l'année de ses sept ans, une des pièces de leur imposante machine de travail qui lui était tombée dessus, lui brisant le dos au passage et le laissant, même après convalescence, incapable de travailler. Elle s'est endormie chaque soir au son de ses parents se disputant, s'est faite réveiller chaque matin par son frère de douze ans son aîné rentrant bourré aux premières lueurs de l'aube. Elle a ainsi grandi toute seule, tant bien que mal et le plus souvent possible hors de chez elle. A se demander ce qu’elle fichait là.

L'école, pour cela, fut salvatrice. Non pas qu'elle y excellât, en dehors d'une inclinaison quelque peu singulière pour les mathématiques elle fut même une élève plutôt modeste. Mais le couvert de ses quatre murs lui offraient un refuge bienvenu l'espace de quelques heures, loin de son foyer et de la vie qui l'y attendait. Pour autant, elle n'y trouva jamais complètement sa place parmi ses pairs, ne parvint pas à se défaire de ce sentiment de décalage qui lui creusait l'être depuis toute petite. Quelque chose dénotait toujours. Elle en conçut de la colère, contre elle-même, contre ses parents, contre un monde dont elle se sentait constamment mise à l'écart. Alors en réponse, elle s'érigea une carapace de distance et d'indifférence, un masque impassible dont elle se rendit compte qu'il lui permettait d'affronter les tempêtes paternelles et le rejet maternel sans trop en pâtir. Elle le revêtit tant et tant qu'elle en vint à oublier son propre visage, et ses émotions. Plus rien ne me touche, plus rien ne m'atteint.

Elle n'aurait jamais pu se douter que cette divergence intrinsèque qu'elle ressentait sans pouvoir l'exprimer trouverait son explication dans le fait qu'elle était une sorcière. La magie était à mille lieux de son quotidien. Bien sur, il y avait eu quelques manifestations étranges durant son enfance, des événements sur lesquels il n'y fallait pas regarder de trop près. Sam se rappelait un incident survenu quand elle avait six ans, une branche qui était tombée par miracle sur la tête du garçon plus âgé qui n'arrêtait pas de lui chercher des noises. Et ce dernier, resté inconscient plusieurs minutes après le choc, ne se souvenait de rien et n'avait plus jamais cherché à l'embêter. Mais l'enfant en avait simplement conclu qu'il devait y avoir une justice dans ce bas-monde finalement. De là à se penser sorcière... Elle revoyait clairement pourtant le jour de l'annonce, le grand sorcier en robe et chapeau dans le salon de ses parents, dont le maintien et l'élégance contrastaient vivement avec le désordre ambiant. La lettre qu'il tenait à la main, sa voix grave et chaude tandis qu'il lui expliquait ce qu'elle était et l'informait qu'ayant désormais onze ans révolus elle pouvait faire sa rentrée à Poudlard. Le sourire réconfortant qu'il lui avait adressé. Sam avait été loin de tout comprendre, mais elle avait instantanément saisi que ce que le grand type lui offrait était une porte de sortie. Une fuite. Un regard à l'air effaré de sa mère, et elle avait hoché la tête. Emmenez-moi loin d'ici.

Quatre ans plus tard, Sam se fait de plus en plus à sa nouvelle réalité. La vie au château est certes loin de tout repos, mais elle se sent pour la première fois de sa vie parmi les siens. Entourée de gens qui lui ressemblent, même si elle demeure solitaire dans la foule, toujours à cheval entre deux mondes, à chercher sa véritable place. Avec tous les événements des dernières années, et même si certaines de leurs ramifications lui échappent toujours, elle a fini par comprendre que le monde magique aussi obéissait à une certaine hiérarchie débile, celle du sang cette fois. Et que, comme chez elle, elle est au bas de l'échelle. Peu importe. Elle poursuit son chemin seule, tant pis. Elle a l'habitude. Au moins a-t-elle sa magie, cette indéfectible force qui coule dans ses veines et le rappel constant que c'est à Poudlard qu'elle doit être, quoiqu'en pensent les autres. Avec le temps, elle a pris confiance en ses dons et puis, progressivement, en elle-même. Elle a décidé de ne plus se laisser faire. Le monde peut bien aller se faire voir.  

Des camarades de classe paraissant un matin à l'école avec le visage tuméfié était une occurrence fréquente là d'où elle venait, elle aurait presque pu s'y attendre. Mais c'est là une limite que Robert "Bob" Lowell n'a jamais franchie. Colérique en revanche, ça oui. Amer. Du genre à en vouloir à la terre entière, à écumer de rage et tonitruer dès lors qu'il s'estime lésé. Son accident du travail ne l'a rendu que plus irascible encore, à pester contre tout et n'importe quoi depuis son fauteuil dans le salon. Sam en a toujours eu peur, a tâché le plus possible d'occuper le moins d'espace pour ne pas qu'il la remarque. Ils ne se parlaient pas avant, s'adressent encore moins la parole maintenant que Sam est à Poudlard. C'est comme s'ils se contentaient de cohabiter dans le même espace lorsque Sam rentre à l'été, dans un climat de défiance et de cessez-le-feu tendu.

Avec sa mère, Patricia "Patty" Lowell, c'est un peu plus compliqué. Plus Sam grandit, et plus elle parvient à comprendre sa mère, sa dureté, sa froideur. Elle perçoit les regrets dans son regard, la lassitude dans ses gestes. La fatigue qui fait ployer sa silhouette. Patty est l'aînée d'une fratrie de sept enfants, dont elle a toujours dû partager la charge. Connaissant une gloriole éphémère à son adolescence en tant que reine de beauté, elle dut néanmoins abandonner ses rêves de paillettes lorsqu'elle se découvrit enceinte. Elle s'occupe depuis de sa famille, de la maison, de nourrir et de vêtir tout le monde. Après l'accident de son mari, elle a également trouvé un travail à mi-temps, pour qu'ils survivent. Alors Sam comprend. Le manque de temps, de cerveau à épargner pour de la considération ou de l'inquiétude. Ne parlons même pas d'affection. Elle ne peut pas entièrement lui pardonner cependant, parce qu'à cause de ça, elle sent cette même dureté en elle, cette même froideur. Mère et fille se retrouvent ainsi à se jauger lorsqu'elles se retrouvent ensemble, leurs regards menant des conversations qu'il est trop tard pour avoir à voix haute. Sam est trop loin désormais, trop étrangère. Nonobstant, chaque 1er septembre, Patty est là sur le quai de la gare. C'est  le seul moment qu'elles s'accordent.

Sam n'a que très peu de contact avec son frère, Robert "Junior" Lowell. Outre leur différence d'âge importante, ils n'ont rien en commun, n'ont jamais rien partagé à part une chambre jusqu'à ce que Junior quitte la maison. Celui-ci a connu quelques déboires avec la justice pendant son adolescence, tandis qu'il jouait au plus malin avec ses amis. Il a obéi à la tradition familiale en rejoignant l'usine, a désormais quatre enfants avec une fille du quartier tout aussi incapable de veiller sur des gamins que lui. Au moins cela laisse-t-il l'occasion à Sam de connaître ses neveux et nièces pendant l'été, puisque ceux-ci vivent le plus clair de leur temps chez leur grand-mère. Cette fois, en trois mois, il n'est pas venu les chercher une seule fois. Elle ne l'a donc pas vu du tout.

Finalement, il n'y a que ce bon vieux Thalès qui est véritablement là pour elle. Cet affable matou obèse fut un jour un adorable chaton de gouttière que Sam découvrit sur le bord de la route en rentrant de l'école. Elle décida de l'adopter, le nomma du nom du théorème qu'ils avaient étudié ce jour-là, et ils ne sont plus jamais quittés depuis. Il était le seul élément de sa vie qu'elle avait envie d'emmener avec elle à Poudlard.

Quand elle vit les angles du château se dessiner au loin, Sam ne put empêcher la nausée de s'emparer d'elle. Et cela n'avait rien à voir avec la barque dans laquelle on l'avait installée après les longues heures de train, en dépit de son équilibre somme toute relatif. Plutôt tout à voir avec l'immensité du bâtiment, son imposante silhouette éclairée par les rayons de lune se détachant dans la nuit, et la brusque réalisation que son destin était désormais irrévocablement scellé. Impossible de faire marche arrière à présent, sauf à se jeter dans le lac pour nager frénétiquement vers la rive opposée. Et elle s'y noierait probablement avant d'avoir atteint celle-ci.

Le convoi s'approchait toujours plus de la berge en contrebas du château et celui-ci, peu à peu, se révéla à ses nouveaux pensionnaires, ses hautes tours fusant vers le ciel, les lumières en son for le faisant scintiller d'or. Malgré elle, Sam écarquilla les yeux. Elle n'avait jamais rien vu de semblable et, à écouter le murmure qui se répandit parmi la foule, le sentiment semblait être partagé. Elle resta tant fascinée par le spectacle qu'elle mit un moment à se rendre compte qu'ils avaient accosté, n'émergea de sa brume légèrement émerveillée qu'à la voix du concierge qui lui disait de se dépêcher.

Elle sauta à terre.

Sur le trajet jusqu'aux portes du château, la jeune fille fit la liste de tout ce qu'elle savait de Poudlard, et de la nouvelle vie qui l'attend derrière ces épais murs. La cérémonie de répartition, les maisons, les cours qu'elle allait suivre. Pour autant, elle, une sorcière, l'idée lui paraissait toujours aussi surréaliste. Bien sur, elle avait lu des contes de fée pendant son enfance, avait, comme tout enfant qui se respecte, regardé les Disney en boucle. Et tout cela était... réel ? A croire que oui, si elle devait se fier aux pages de ses manuels scolaires qu'elle avait feuilletés chaque soir depuis qu'elle les avait achetés, dans le secret de ses couvertures. Elle ne parvenait pas à s'y faire.

Des portes, un hall, d'autres portes, desquelles lui parvinrent le brouhaha caractéristique d'une importante assemblée de personnes. Sam promena son regard autour d'elle, sur les statues et les diverses décorations qui ornaient les murs, puis sur les autres enfants, ici qui zyeutaient leurs environs avec des regards effrayés, là qui conversaient nonchalamment, comme si l'espace leur appartenait déjà. Elle resta un moment à observer leurs vêtements soignés, et se mit à triturer la manche de sa robe de seconde main avec appréhension.

Puis sa mâchoire se serra. Non, elle ne démarrerait pas son existence à Poudlard par les mêmes bêtises qui présidaient au dehors. Ici, elle mènerait sa vie comme elle l'entendrait, elle trouverait sa voie. On lui avait offert sa chance, elle veillerait à la saisir. Sam se déplaça un peu à l'écart des autres enfants, puis baissa la tête et profita de ce moment d'attente pour respirer profondément en tentant de se calmer. Ça irait. Elle avait toujours su se débrouiller jusque là, elle continuerait de le faire même dans cet endroit singulier, aux antipodes de tout ce qu'elle avait toujours connu. Ça irait. Elle ne devait pas s'en faire.

Lorsque les portes de la Grande Salle s'ouvrirent enfin, Sam avait recouvré son masque inexpressif.

Elle se mit à marcher avec les autres, gardant le regard droit devant elle, refusant de se laisser submerger par la myriade de couleurs et d'informations qui l'avaient assaillie à ses premiers pas. Elle se posa près de l'estrade, fixa immédiatement le Choixpeau sur le tabouret en faisant abstraction de la périphérie de son champ de vision, réprima le vertige qui menaçait de la saisir, ignora l'absurdité de la situation. Tout pouvait attendre qu'elle soit seule avec Thalès, et qu'il n'y ait plus de témoins. Elle pourrait alors laisser libre cours à tout, l'angoisse, la peur, l'inquiétude, mais aussi l'euphorie, l'émerveillement, l'espoir.

Son nom fut appelé. Sam prit une grande inspiration, enfouit tout sentiment au plus profond d'elle-même, et s'avança.

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