C’est l’humidité qui le réveilla. Dans un grognement rauque, Septimus agita le bout de ses doigts léchés par une curieuse langue tiède. Lorsqu’il tenta d’ouvrir ses paupières – lourdes, si lourdes –, il fut surpris de prendre conscience que sa joue droite était étrangement engourdie contre une matière qu’il avait du mal à identifier. Il entrouvrit difficilement ses lèvres pour laisser échapper un soupir tremblant, humectant prudemment ses lèvres craquelées ; sa bouche était horriblement sèche et un goût âcre lestait sa langue comme du plomb. Le concierge avait l’impression que son corps était balloté par un mouvement vertigineux, aussi renonça-t-il à ouvrir les yeux et replongea-t-il dans une semi-inconscience. Il était épuisé. C’était comme si un train lancé à pleine vitesse sur des rails brûlants lui avait écrasé les jambes.

D’ailleurs, où étaient ses jambes ? Il ne les sentait plus. Et où était-il, lui ?

Cette pensée le secoua comme un courant électrique des orteils jusqu’à la racine de ses cheveux argentés, lui permettant d’entrouvrir péniblement un œil vitreux. À peine quelques secondes plus tard, il sursauta faiblement en sentant la langue tiède lui lécher le nez. Un long frisson le parcourut, alors qu’il prenait conscience qu’il avait froid – pourtant, il était couvert de sueur comme s’il avait couru pour sa vie. Un nouveau soupir franchit ses lèvres et il leva lentement un bras pesant pour tenter de se redresser, mais sa main s’enfonça dans le sol comme s'il s’était agi de boue. Surpris, il releva le nez dans un gémissement.

— Oh, ma tête, geignit-il en passant une main bizarrement rugueuse sur son crâne palpitant.

Papillonnant des yeux en se râclant la gorge pour tenter de chasser l’engourdissement qui le plaquait au sol, il observa sa main avec l’impression qu’elle était à des kilomètres. C’était… du sable sur sa paume ? Il secoua lentement la tête en grommelant des jurons fleuris d’une voix pâteuse et enfonça sa seconde main dans le sable humide pour se hisser sur ses genoux cagneux.

Un nouveau sursaut le saisit lorsque le grondement de la mer emplit soudain tout l’espace, comme si le monde avait été assourdi auparavant. Nouveau clignement d’yeux qui le fit grimacer. Il se demanda confusément pourquoi la lune était verte et le reflux parvenait jusqu’à ses doigts enfouis sur le rivage alors que l’océan paraissait à des centaines de mètres de lui. Son cœur cognait si fort contre ses côtes qu’il s’interrogea un instant sur la possibilité qu’il se fraie un chemin hors de sa poitrine pour se jeter à l’eau et nager avec ses petites pattes visqueuses jusqu’à l’horizon. Sa poitrine qui était d’ailleurs couverte de sable tassé et dégoulinant, tout comme ses cuisses et son infortunée joue droite. Dans une moue contrariée, il chassa les grains désagréables de sa peau avec de grands gestes maladroits, juste avant que son cerveau embrumé ne prenne conscience qu’il n’était vêtu que d’un fin boxer noir complètement trempé.

Merlin…

Il faillit tomber en arrière au moment où il jeta un regard torve autour de lui dans l’espoir d’y trouver de quoi se couvrir.

— Ma tête, répéta-t-il sur un ton plaintif.

Septimus dut s’y reprendre à trois fois avant de parvenir à observer ce qui l’entourait sans avoir envie de vomir. La forêt tropicale se dressait, mur végétal sombre et inquiétant faiblement éclairé par la clarté lunaire, dans son dos frémissant, tandis qu’il distinguait d’autres silhouettes autour de lui sur la plage. Que s’était-il passé ? Comment avait-il atterri ici ? Pourquoi ? Et surtout, pourquoi ne se souvenait-il de rien ? À quelle distance se trouvait le village ? Où étaient ses foutus vêtements ?

Un cri lui échappa lorsqu’il distingua une écriture noire et embrouillée se détacher sur sa cuisse pâle. Ce n’était pas la sienne et elle était difficile à déchiffrer ; on aurait dit des gribouillis sans queue ni tête, achevés par un cœur soigneusement rempli au feutre noir. Du bout du pouce, il tenta de l’effacer, faute de savoir décrypter l’inscription, avant de se poser la question : si ce n’était pas son écriture, qui avait écrit sur sa cuisse ? Et pourquoi ? Mais qu’est-ce qu’il se passait, bon sang ? Il avait l’impression de nager en plein délire.

Malgré la tête qui lui tournait, il parvint à se dresser sur deux jambes flageolantes, mû par l’angoisse qui le tenaillait à présent. Il ignorait à qui appartenaient les autres silhouettes, mais il avait vraisemblablement besoin d'un coup de main pour reconstituer le puzzle. Le concierge se dirigea donc vers elles d’un pas – plus ou moins – résolu, glissa sur une algue et se rattrapa avec les mains en gloussant sans même savoir pourquoi. Il allait avoir besoin d’aide sur ce coup-là, en espérant que les autres n’étaient pas dans un état aussi misérable que lui.

HRP :

Du mouvement attira l’œil troublé de Septimus, dont les jambes tremblantes peinaient à soutenir le corps frissonnant malgré son affaissement sur le sable ; ses bras étaient agités de spasmes d’épuisement, tandis que ses longs doigts calleux s’enfonçaient dans les grains humides par réflexe, en quête de quelque chose à quoi se raccrocher. Il aurait aimé pouvoir s’envelopper dans sa couverture lestée et se pelotonner sur le sol jusqu’à ce que les vertiges et la nausée lui passent. Mais il n’était pas seul, et il était encore moins entouré du confort douillet de ses effets personnels.

Un « Hey ! » lancé à sa droite lui fit tourner la tête – un peu trop vite, aïe. Un bref instant, il ferma les yeux, puis papillonna pour tenter de stabiliser sa vue chancelante. Une silhouette d’homme à quatre pattes, seulement vêtue d’un short ou d’un maillot, l’avait apparemment interpelé. À moins que ce ne soit la lune verte ? Confusément, il se laissa glisser sur ses fesses en gémissant pour regarder un peu mieux. Oh, la lune verte était sûrement la sœur diabolique de la lune normale. Ou peut-être était-ce une phase spéciale de la lune, qu’il avait complètement oubliée. C’était laquelle, la phase verte de la lune ? Peut-être que Thomas pourrait lui en dire plus à ce sujet. Est-ce que sa fourrure de loup devenait verte quand il se transformait ?

Un autre gloussement lui échappa, et il se laissa tomber sur le dos lourdement. Oh, c’était mieux comme ça. Lentement, il tourna la tête vers la silhouette d’homme à quatre pattes, qu’il reconnut enfin. Un large sourire éclaira son visage et il fit un grand signe à son collègue – bien qu’il ait mal calculé la puissance du mouvement. Sa main atterrit brutalement sur son nez, lui arrachant un couinement nasal, suivi d’un autre rire de dément.

— Oh, ça pique, rigola-t-il en se massant le nez. Hey, Jaimie ! Regarde, la lune est verte ! Viens voir, copain.

Après son invitation inhabituellement familière, il remarqua une autre silhouette, plus petite et debout (Debout ! Ça déchire !). Elle se tenait à quelques mètres d’eux, l’air poliment intriguée. Elle posa une question, mais ses oreilles étaient à nouveau bouchées et les bruits assourdis lui firent de curieux chatouillis entre les oreilles. Lorsque le son afflua à nouveau, il l’étourdit et lui arracha un déplaisant haut-le-cœur.

Les yeux de travers, le concierge eut à peine le temps d’aligner trois phrases cohérentes dans son esprit embrouillé qu’il trouva à la nouvelle silhouette un air d’ange descendu du ciel.

— … l’air endormis, entendit-il la fin de sa phrase.

Endormis ? Ah, peut-être. Quelle heure était-il ? Ils étaient bien sur Terre, au moins ? Dans les films d’aliens, c’était comme ça que ça commençait. Enlevés par des extra-terrestres, endormis, puis largués sur une planète inconnue !

— Jaimie, elle nous a enlevés ! bafouilla-t-il, l’accentuation de ses mots partant dans tous les sens. On est sur une autre planète, je suis sûr ! Chuis sûr que…

Il marqua une pause, ouvrant de grands yeux lorsque la silhouette ne fut plus floue ou agitée d’ondulations anormales. Le sorcier tendit une main vers elle, toujours allongé, puis la regarda misérablement tomber sur un galet, inerte. Il ne parvenait plus à bouger. Nouveau gloussement, avant que son attention ne soit recaptée par les cheveux dorés de la nouvelle venue.

— Oh elle est jolie, l’extra-terrestre, regarde. Avec ses cheveux jaunes, tout dorés. On dirait un ange. Oh, non, tu penses qu’on est au paradis ? On est morts, ça y est ? Eh, madame l’ange, viens voir la lune verte. Elle est aussi belle que toi ! Enfin, elle est verte. Et toi, tu es jaune. Oui, c’est… Euh…, conclut-il, à nouveau perturbé par le flux anarchique de ses pensées. Jaimie, j’ai besoin d’un câlin, geignit-il soudain, mesurant qu’il ne pouvait plus bouger du tout et que l’angoisse revenait le tarauder.

Septimus était vraisemblablement très amical lorsqu’il était complètement arraché.

HRP :

Perdu dans un monologue intérieur zébré de considérations loufoques et d’hypothèses folles, Septimus ne vit pas spécialement d’inconvénient à obéir aux ordres de l’extraterrestre – ou de l’ange. Dans un cas comme dans l’autre, il était préférable de se montrer coopératif, non ? Il se laissa donc mollement retourner et frissonna violemment au contact d’un objet froid et métallique sur sa peau nue. Sous les yeux de Murphy s’étalaient de nombreuses cicatrices argentées ; le dos de l’adulte en étant recouvert – certaines étaient plus profondes que d’autres, certains endroits plus épargnés que d’autres – et elles disparaissaient jusque dans son boxer trempé. Quiconque avait déjà eu affaire à une vieille pub pour les « objets de correction » destinés aux bonnes familles de sangs-purs bien comme il faut les reconnaîtrait sans l’ombre d’un doute pour être les traces indélébiles du passage d’un martargenté – un martinet aux lanières trempées dans un produit probablement plus digne d’un étalage de Barjow & Beurk que d’une boutique pour sorciers respectables. Depuis le début du voyage scolaire, le concierge avait toujours fait preuve d’une pudeur exagérée ; il ne se départissait jamais de son tee-shirt, même pour se baigner. Si certains pensaient qu’il s’agissait de timidité ou de mal-être, c’était en réalité plutôt une volonté de garder certaines choses pour lui.

La voix trop bruyante de Jaimie et du mouvement attirèrent l’œil vitreux de Septimus sur la silhouette du concerné, qui s’était encore rapproché de lui. Cette fois, ils n’étaient plus qu’à quelques centimètres l’un de l’autre ; le concierge trouvait cette proximité rassurante, tandis que l’extra-ange ou l’ange terrestre les tripotait sans véritablement de difficultés. C’est-à-dire qu’ils étaient un peu faiblards ; pour sa part, l’aîné peinait à mobiliser ses muscles pour le moindre mouvement. Tirer la langue sur les ordres de la blondinette – quelle que soit l’espèce à laquelle elle appartenait – fut une tannée. Il dut s’y reprendre à trois fois et manqua de se la mordre jusqu’au sang. Sa bouche était si pâteuse qu’il avait l’impression de revenir du dentiste. Seul un grognement lui échappa lorsque des doigts intrusifs soulevèrent ses paupières – lourdes, si lourdes –, tandis qu’il bafouillait des théories sans queue ni tête.

— Merci, c’est gentil, m’sieur, répliqua la créature avec une drôle de déférence. Oui, on peut dire que vous êtes au paradis, en quelque sorte… Mais les anges, ça n’existe pas.

— Ah, couina Septimus. Je l’savais, Jaimie, on est sur une aut’ planète ! C’est une estraterrest’ !, marmonna-t-il péniblement.

Pourquoi est-ce que les mots le fuyaient de plus en plus ? Oh, sa tête… Il aurait voulu se rouler en boule et retourner au sommeil, le temps que ça se tasse.

Son œil trop bleu fut à nouveau attiré par l’extraterrestre – c’était forcément un extraterrestre, si les anges n’existaient pas –, mais un corps lourd s’affaissa sur lui et lui coupa le souffle.

— Elle va nous manger, j’crois, geignit la voix de Jaimie à son oreille.

Oh, trop près.

Il aurait voulu le repousser, mais ses ongles ne firent qu’effleurer sa peau ; ce n’est qu’à ce moment qu’il prit confusément conscience que leurs corps étaient un peu trop proches et un peu trop dénudés pour qu’il le supporte. Heureusement, Jaimie le repoussa aussi sec – enfin, s’en servit pratiquement de tremplin, même – pour se projeter en avant et tenter une fuite rapidement avortée. Des bourdonnements dans les oreilles, Septimus n’entendit que de façon très lointaine le « Courons ! » pressé de son collègue.

— Ouais, vas-y, l’encouragea-t-il mollement en levant un poing sans conviction. Je te rejoins…, bâilla-t-il, … après ma sieste.

Il referma tranquillement les yeux, soudain oublieux de l’extraterrestre supposée les manger. Il avait tellement sommeil. L’alien dit quelque chose à Jaimie, mais il n’était pas assez concentré pour comprendre. Ou alors, il s’en fichait. Est-ce que c’était agréable d’être mangé par une extraterrestre si elle était jolie sous une lune verte ? Ses pensées revinrent à Thomas, perplexes. Sa malédiction était sûrement perturbée sur cette autre planète. Ce n’était pas la même lune ! Il fallait qu’il le prévienne.

Avec une énergie nouvelle, Septimus rouvrit les yeux et se hissa – lentement, très lentement – sur ses coudes pour s’asseoir.

— Oh, gémit-il aussitôt en voyant le visage de l’extraterrestre danser devant ses yeux. Il faut que je voie Thomas, bredouilla-t-il en abattant une main décidée sur sa cuisse.

Mais l’alien avait changé d’endroit en un battement de cils. Elle traçait des symboles dans le sable. Le concierge eut beau plisser les yeux, il n’arrivait pas à focaliser sa vision pour les décrypter.

— Comment est-ce que vous vous sentez, tous les deux ? Vous voyez quelque chose ? Ou alors… quelqu’un ? les interrogea-t-elle.

— Je veux voir Thomas, répéta Septimus comme un poivrot buté après sa tournée des bars. Oh. Oooooh…

Son exclamation fut lâchée dans un bruit d’inspiration sifflante, alors qu’il écarquillait les yeux en fixant un point par-dessus l’épaule de la blondinette. Est-ce que c’était… Son cœur manqua un battement et il lâcha un « Non, non, non » effrayé en reculant vivement, comme il le pouvait malgré ses membres gourds et ses talons qui glissaient dans le sable. Ses prunelles pâles tremblaient comme s’il avait vu un fantôme.

Très franchement, plus grand-chose n’avait de sens. Ni les gesticulations de Jaimie – qui lui paraissaient aussi lointaines que confuses – ni ce que baragouinait l’extraterrestre, qui tentait vraisemblablement d’entrer en contact avec eux. Finalement, il n’était pas sûr qu’elle allait les manger. Peut-être qu’elle caressait d’autres objectifs à leur sujet, mais Septimus n’était pas certain de vouloir la laisser faire. Très bien, il avait vraiment sommeil et ses paupières étaient si lourdes qu’il devait lutter chaque seconde pour les maintenir relevées, mais ce n’était pas une raison pour s’abandonner aux mains d’une créature inconnue.

Ses pensées caracolantes revinrent à Thomas, qui devait vraisemblablement se trouver dans un triste état sous cette lune verte. Quel effet pouvait-elle bien avoir sur lui et sa malédiction ? Il eut beau le réclamer, l’extraterrestre ne semblait pas disposée à le lui amener. Bon, puisque c’était comme ça, il irait lui-même le trouver. Ainsi, le concierge se retrouva debout (sans vraiment se souvenir comment il avait procédé pour parvenir à ce résultat, car le monde tourbillonnait autour de lui), mais sa farouche détermination fut tranchée net lorsque son regard se posa sur une silhouette floue et familière. Ses yeux s’écarquillèrent sur une inspiration sifflante et gémissante, mais il lui fallut un temps d’adaptation pour que ses neurones se connectent enfin et décident que, malgré l’aspect résolument fantomatique d’Octavius, c’était bien lui. Son père.

— Père ? appela-t-il avec incertitude, soudain plus très amusé pour un rien.

Il le fixait d’un air vide, les bras le long du corps, dans une drôle de chemise d’hôpital. Il avait vraiment l’air… d’un fantôme, comme ceux qu’on pouvait croiser au détour d’un couloir à Poudlard. Mais Octavius n’était pas mort. Enfin, pas à sa connaissance – après tout, cela faisait vingt ans qu’il avait coupé les ponts avec sa famille. Le choc demeurait tout de même violent – de le voir ici, sur cette plage, alors qu’il était persuadé d’être sur une autre planète en compagnie d’une extraterrestre. Et quand bien même il l’aurait croisé en chair et en os, en bonne santé, son visage n’aurait pas moins pâli, ses mains moins tremblé, ses jambes moins reculé instinctivement pour s’éloigner, se protéger.

Mais ça ne dura qu’une poignée de secondes. Il disparut comme il était apparu, sans dire un mot, inexpressif. Perturbé par cette apparition, Septimus sentit toute l’euphorie provoquée par l’air étrange de cette planète refluer. Le concierge, qui peinait pourtant à rester debout, reposa ses iris hantés sur l’extraterrestre :

— Je veux revenir dans ma hutte, sur Terre, réclama-t-il d’une voix faible et pathétique.

Lorsque Septimus se réveillerait le lendemain matin dans son lit, tout ce dont il se souviendrait, c’était d’un mal de crâne du tonnerre depuis qu’il s’était couché il ne savait trop comment – mais absolument aucune idée de ce qui l’avait provoqué. Pourtant, de toute la journée, il ne parviendrait pas à se défaire du drôle de sentiment qu’il aurait dû se rendre immédiatement à l’hôpital de Sainte-Mangouste. Mais pour y faire quoi ? Y voir qui ? Bah, ça n’avait probablement aucune importance. Ses nuits avaient toujours été agitées, de toute façon. Ce ne serait pas la première fois qu’il aurait l’intime conviction de devoir faire quelque chose que le bon sens le plus commun ne comprenait pas.

HRP :