En s’exfiltrant de la réserve de potions, Dmitri avait été pris d’un mélange d’angoisse et de nostalgie ; ça n’était pas la première fois qu’il s’y rendait clandestinement, mais ça l’était depuis qu’un nouveau maître des potions avait élu domicile dans les anciens appartements de son aïeul... et sûrement la première fois également que l’aiglon y allait avec la conviction qu’il s’en sortirait sans être pris la main dans le sac. Pourtant en refermant la porte derrière lui, la crainte de tomber nez à nez avec un enseignant ou le concierge l’avait habitée ; peur bien vite envolée en voyant qu’il n’y avait nul adulte faisant face à lui. Il avait réussi. Sa diversion avait été suffisante pour attirer l’attention ailleurs, loin de son objectif. C’était tout ce qu’il fallait, en fin de compte : des peintures alarmées par la présence de lagomorphes ailés qui grignotaient les pommes des natures mortes ou des plateaux des convives d’une réception, sautillant dans tous les sens et quémandant de l’attention. Il en fallait peu pour créer un beau chaos dans les tableaux et, par conséquent, dans les couloirs de l’école ; ils ne pouvaient plus rapporter les méfaits des adolescents et le bruit occasionné attirait l’attention ailleurs.

Son plan s’était donc déroulé sans le moindre accro ; même la charmante convocation à venir passer une retenue n’avait su se montrer suffisamment forte pour créer une ombre au tableau, sans mauvais jeu de mots. Qu’il ait été aperçu à piéger les peintures était sans importance : de toute façon, chaque méfait qui en impliquait portait pour ainsi dire sa signature. Une signature si visible que Dmitri n’avait pas envisagé un seul instant qu’on ne l’en tienne pas pour responsable. Tout ce qui importait était qu’il avait eu le temps de remonter dans son dortoir et de dissimuler dans son armoire les quelques ingrédients qu’il avait subtilisés ; son caractère et sa réputation suffiraient à justifier le reste et il doutait que l’on se penche sur ce qui avait pu lui passer par la tête. Il ne s’agissait que d’une nouvelle de ses frasques, une de plus à ajouter à son dossier.

C’était même assez détendu qu’il avait fini par rejoindre le concierge, à l’heure donnée, pour sa retenue. S’il avait troqué son uniforme pour une tenue plus neutre durant son méfait, il s’était changé depuis et portait à nouveau les couleurs de sa maison. La tenue, impeccable, lui donnait cette allure d’enfant sage à qui l’on donnerait le bon Merlin sans confession ; un enfant de chœur bien peigné, la cravate toujours méticuleusement nouée et pas un pan de chemise qui ne dépasse. Une image qui tranchait avec son dossier scolaire qui n’avait sûrement rien d’immaculé. Mais cette fois-ci, il ne s’inquiétait pas de ce qu’on allait lui reprocher ; il n’avait pas blessé un professeur ou un camarade, mais simplement peint quelques lapins un poil agressifs... tant que l’on ne se questionnait pas sur ses motivations cachées ou sur sa présence dans les cachots, il ne craignait rien.

- Bonjour monsieur Veturia... s’annonça-t-il en arrivant au niveau de l’homme.

Le lieu de rendez-vous était quelque peu atypique, quoique pas très surprenant. Ils étaient dans l’une des alcôves principales du couloir du deuxième étage, juste devant l’immense balancier de l’horloge qui surplombait le parc et pendait de plusieurs étages pour prendre fin devant eux. D’un côté, ils avaient la lumière des grandes vitres qui donnaient sur l’extérieur, de l’autre une vue imprenable, depuis la rambarde, sur les escaliers qui remontaient jusqu’au sommet de l’école. Et tout autour d’eux, des murs recouverts d’innombrables tableaux. Bon nombre d’entre eux, les plus accessibles à tout le moins, semblaient avoir été désertés par leurs occupants afin de mieux en accueillir de nouveaux : des lapins ailés, à la fois lagomorphes et hippogriffes, qui paissaient pour certains, s’agitaient pour d’autres. La vision soutira un vague sourire coupable à l’aiglon ; il n’avait pas fait attention au fait qu’autant de ces créatures d’huiles et de peintures avaient été produites. À vrai dire, le sortilège de multiplication des pigments n’avait jamais été aussi efficace, ce qui quelque part rendait honneur à la réputation de reproduction des lapins.

- Vous comptez faire un élevage ? ne put-il s’empêcher de demander en avisant les tableaux qui prenaient désormais l’allure d’enclos de pigments, ses lèvres recourbées en un sourire moqueur.

Il n’ignorait pas l’attrait du concierge pour ces animaux... à vrai dire, c’était même la sculpture qu’il lui avait offerte à la mort de son aïeul qui avait donné à Dmitri l’idée de cette attaque toute en mignonnerie. Couplé aux hippogriffes des Olympiades, il n’avait guère eu de mal à peindre ces créatures ; c’était infiniment plus simple que de représenter des humains capables de parler et de « penser », même d’une façon sommaire... et ces temps-ci, il peinait à représenter quoi que ce soit de trop complexe et ce d’autant plus que sa baguette faisait des siennes.

Le Tchèque tira les mains de ses poches pour s’asseoir avec nonchalance sur le parapet qui séparait l’alcôve du vide et des escaliers. Depuis qu’il avait découvert le plaisir de grimper sur une partie des toits du manoir, en passant par les gouttières, l’altitude l’amusait, surtout ces temps-ci. Jouer avec le risque et la violence le distrayait et animait en lui un sentiment de puissance relativement jouissif.

Un peu curieux, il scruta l’adulte sans dire un mot, comme si au travers de son regard il le défiait de le sermonner ou de lui donner du travail à faire pour racheter sa faute. Il n’avait rien contre cet homme, dont le cadeau l’avait par ailleurs beaucoup touché, mais Dmitri était un garçon pudique et réservé dont l’éducation ne semblait guère permettre qu’il dévoile quoi que ce soit de ces choses. Même en famille, cela ne se faisait pas... alors avec un étrange, encore moins ! Il ne s’ouvrait de toute façon pas facilement aux gens ; il préférait alimenter une méfiance naturelle et méprisait la faiblesse apparente d’autrui. Elle le mettait mal à l’aise et le rebutait. En le regardant, il ne voyait pas beaucoup de force chez Veturia. Il semblait trop gentil, trop doux avec les élèves pour que cela soit normal. Il n’était pas assez strict, pas assez ferme et manquait très certainement du répondant qui pouvait, a minima, gagner le respect de l’adolescent.

En arrivant à son niveau, Dmitri avait trouvé un concierge plongé dans une contemplation visiblement intéressée des innombrables lapins-hippogriffes, comme un chien surveillant son troupeau ou un gardien de musée vérifiant que tout était en place. Cette vision fit naître en lui un vague sentiment de fierté, une satisfaction simple de ce que pouvait éveiller ses œuvres chez les autres ; au-delà de la bêtise ou du profit qu’il en avait tiré, il gardait ce plaisir naturel de voir le reflet de chacune de ses peintures dans l’iris d’un observateur. L’art n’était pas fait pour rester caché sous le boisseau : il devait être vu et admiré, non demeurer dans l’ombre jusqu’à l’oubli. Ce qui faisait de l’héritage de son grand-oncle sa beauté était pourtant également un triste destin ; tout dans ce qu’il avait appris n’était pas destiné à être vu. Il y avait de ces tableaux qui restaient enfermés dans un sous-sol, de ces détails dans la peinture qui restaient secrets aux yeux des ignorants. Parfois, le jeune van Aken était pris d’une certaine tristesse à cette pensée ; n’était-ce pas injuste de ne point pouvoir crier au monde combien leurs tableaux n’étaient pas de simples tableaux ? De ne pas pouvoir dire que leurs portraits n’étaient pas que de vagues amas d’huile et de peintures déposés sur une toile ? Ces lapins n’appartenaient en rien à ces œuvres si belles et secrètes, mais dans un sens, ils faisaient partie d’un tout et avaient contribué à ce que Dmitri puisse peindre de meilleures œuvres... cela, le concierge n’en avait sûrement pas conscience – et heureusement – mais il regardait pourtant ces lagomorphes comme s’ils étaient d’incroyables tableaux. Mine de rien, cela faisait un peu de bien à l’égo du garçon qui souffrait de ne pas pouvoir en montrer plus.

Son arrivée mit fin à la contemplation de l’adulte qui se retourna d’un vif mouvement du chef, comme pris en flagrant délit d’un quelconque méfait. L’image soutira un discret sourire au Tchèque qui venait de s’asseoir sur le parapet en pierre.

- Ne va pas te rompre le cou et viens plutôt près de moi le pressa-t-il d’un geste de la main.

L’adolescent haussa des épaules d’un air nonchalant et un peu dédaigneux des craintes de Veturia, mais consenti à descendre à contrecœur de son perchoir.

- Et, concernant l’élevage, tu es plus proche de la réalité que tu ne le crois, ajouta l’homme d’un ton cette fois plus intéressé.
- Ah ? se contenta-t-il de répondre en avançant vers l’adulte.

Les tableaux ensorcelés des van Aken pouvaient sûrement faire beaucoup de choses, mais la peinture, aussi efficace soit-elle, n’était pas capable de se reproduire d’elle-même. Pas encore du moins. L’élevage de lapins faits d’huile et de peinture était donc voué à n’être qu’un projet stérile, peut-être amusant et mignon, mais rien de plus.

- Durant cette retenue, tu vas bien sûr devoir récupérer tes créations pour remettre un peu d’ordre parmi nos tableaux ; cependant…

De cela, il s’en était douté ; la peinture magique était un élément persistant et tenace qui ne s’ôtait pas si facilement de sa toile. Laisser le temps faire son œuvre ne suffisait pas et, coup de bol pour eux, ils avaient trouvé le coupable à qui confier la tâche ; ainsi nul membre du personnel n’aurait à plonger les mains dans le cambouis et le calme ne tarderait pas à revenir, pour le plus grand plaisir des légitimes habitants des divers tableaux. Le suspens laissé par le concierge, en revanche, eut son petit effet sur Dmitri qui arqua un sourcil intéressé vers l’homme. Réparer une bêtise était très habituel comme retenue, tout ce qui pouvait changer un peu de ce quotidien trop prévisible était bon à prendre.

- Tu as un talent indéniable.

C’était toujours plaisant à entendre... mais il voyait venir le sermon, saupoudré de compliments certes, mais non moins moralisateur. Se rendait-il compte qu’il arrivait trop tard et après trop de mondes ? Que ni les paroles de ses parents, ni celle de ses grands-parents n’avaient réussis à pleinement l’assagir ? Seules celles de son grand-oncle avaient eu un impact différent, sûrement parce qu’elles lui offraient autre chose. Alexander l’avait séduit avec l’art familial, il l’avait canalisé avec les cours des peintures... le résultat n’avait pas toujours été parfait, mais sur certains aspects, Dmitri avait bel et bien mis de l’eau dans son vin.

- Pourquoi semer la pagaille avec plutôt que de l’utiliser à bon escient ? Tu es un garçon intelligent ; tu sais sans doute que la direction ne refuserait pas la contribution d’un van Aken aux peintures de Poudlard. Qu’est-ce que tu dirais de travailler sur un projet pour l’école ?

L’aiglon devait reconnaître au concierge une certaine propension à surprendre. Il coula un regard prudent vers lui, à la frontière entre une profonde curiosité et une certaine méfiance qui s’immisçait sournoisement. Utiliser son talent à bon escient, c’était déjà ce qu’on attendait de lui ; terminer le portrait d’Alexander, lutter contre le portrait aux bois de cerfs, travailler sur les projets ancestraux de sa famille... Ces temps-ci, il lui était devenu difficile de voir en la peinture autre chose que tout ça. Il n’y prenait plus le même plaisir qu’avant, parasité qu’il était par ses angoissantes enfantines. Et il savait mieux que quiconque combien il avait besoin de retrouver cette étincelle qui animait sa passion pour la peinture. Quelques farces de-ci de-là, quelques portraits peints sans autre but que celui de simplement se changer les idées ; il s’y essayait, s’efforçant de retrouver cette simplicité perdue. Mais peut-être qu’après tout, ce n’était pas la bonne technique. Peut-être avait-il besoin de motivations plus anodines que celles des van Aken.

- Je le sais... l’ancien directeur a bien profité de nos tableaux avant que la nouvelle direction ne fasse remettre les anciens nota-t-il simplement.

Même après, les peintures de sa famille n’avaient pas cessé de surveiller les murs de l’école ; rien n’aurait su ôter les espions du vieux maître des potions, si ce n’était sa propre mort. Tous avaient été récupérés par sa famille et désormais ne demeuraient que les petites frasques de Dmitri pour agrémenter le quotidien des autres toiles... et quelques autres peintes par les van Aken, quoiqu’appartenant à l’école, comme les portraits de certains directeurs.

- Quel genre de projet ? demanda-t-il finalement. « Vous n’avez plus assez de personnels qu’il vous faut maintenant les remplacer par des tableaux ? » ajouta-t-il d’un ton un peu taquin.

Le concierge ne pouvait avoir les yeux partout, pas plus que les professeurs qui n’étaient d’ailleurs pas tous très enclin à faire la discipline, pour ce qu’il voyait. Et après tout... Tobias avait bien remplacé Alexander pour des cours de potions, ça ne serait pas inédit.

- Remarquez, je vous comprends... n’importe quel tableau peint à la va-vite ferait un meilleur professeur de potions que celui que vous avez trouvé.

Est-ce qu’il l’avait toujours un peu mauvaise ? Oui. Et il avait pris le parti de lui manquer de respect, ça n’était pas demain qu’il comptait changer ça.

L’intérêt désormais aiguisé par les sous-entendus du concierge, Dmitri daigna se rapprocher de l’homme sans se départir de sa prudence habituelle mais en masquant mal sa curiosité ; il en fallait peu pour l’attraper dans ses filets, sitôt que l’on agitait sous son museau quelques paroles savamment choisies. Aussi gauche pouvait sembler Veturia, il avait trouvé sans mal sur quelle corde tirer pour happer l’attention du garçon. Seules quelques remarques empreintes de son sarcasme naturel continuaient à poindre ; l’adulte secoua du chef, reléguant la remarque au second plan. L’aiglon ne pouvait pas vraiment lui reprocher ; il ne gardait lui-même pas de grands souvenirs de la direction de Sørensen, quoique sans doute ne partageait-il pas leurs raisons.

Le concierge s’était un peu avancé, ne répondant à la pique mauvaise du Tchèque que par un soupir, le visage rivé vers les peintures où gambadaient une armée de lapins ailés. L’adolescent en tira une certaine frustration, la commissure de ses lèvres se retroussant légèrement en une expression un brin énervée ; glissant les mains dans les poches de son pantalon, il demeura silencieux mais ses iris brillaient d’une lueur particulière, comme assombrie par cette tendance qu’il avait à toujours trouver ombrage lorsque le monde n’abondait pas dans son sens.

- Difficile de tenir la comparaison avec le professeur van Aken, déclara-t-il enfin d’un ton calme et neutre, comme s’il avait entendu les pensées irritées du jeune van Aken et daignait finalement lui accorder au moins une petite concession. Cela suffit, en tout cas, à apaiser son tourment, d’autant que Veturia ne tarda pas à embrayer sur le cœur de son projet. « Et nous aimerions que tu puisses susciter de l’enthousiasme autour de ta créativité auprès de tes camarades, car l’art est une façon de s’exprimer précieuse pour les élèves. »

Dans le dos du concierge, un rictus fendit les lèvres du garçon. Pour sûr, l’art était une façon de s’exprimer qui lui était précieuse ; il avait fait d’une spécialité la peinture comme défouloir, quitte à s’attirer des ennuis avec. Mais cette fois-ci était différente. Inconsciemment, Dmitri se mit à boire les paroles de l’homme, son intérêt suscité par ce projet qu’il étalait peu à peu devant lui. Tout était fait pour le séduire : son égo d’adolescent et d’artiste en herbe trouvait alléchante la proposition, et son besoin d’attention s’en voyait pleinement satisfait.

L’aiglon resta quelques secondes silencieux, comme pour peser le pour et le contre, quand bien même au fond savait-il déjà quelle serait sa réponse. La réflexion demeurait pourtant importante ; tout un tas d’informations fusaient dans son esprit, des idées de peinture qui l’assaillaient, des ambitions aussi... l’envie de chapeauter le tout devenait de plus en plus séduisante.

- Je veux bien tenter... commença-t-il d’un ton prudent. Dès lors qu’il s’agissait d’art, il gagnait un sérieux tout particulier et ne parlait plus à tort et à travers. Il pesait infiniment plus ses mots. « Je peux aider à organiser le projet. »

Ça serait en outre une première occasion de voir ses œuvres – celles qui pouvaient être montrées au public, à tout le moins – exposées durant un vernissage. Poudlard n’était peut-être pas le lieu qui accueillait les plus illustres, mais accoler son nom à cet évènement avait un quelque chose de plaisant.

- Mais on ne peut pas se limiter à la peinture, déclara-t-il finalement après un nouvel instant de réflexion. « Ou aux dessins... ceux qui veulent devraient pouvoir proposer des photographies. Sorcières ou moldues. »

S’agissant des dernières, il y tenait tout particulièrement ; l’aiglon trouvait dans les pellicules des êtres dénués de magie un charme que n’avaient pas celles sorcières. Ils immortalisaient un seul instant, se forçant à choisir un moment si fugace et parfois imparfait pour le graver à jamais sur un papier.

À mesure qu’il parlait, des possibilités s’ajoutaient et pris dans son élan, il ne chercha pas à les tarir, paraissant soudainement plus joyeux qu’il ne l’avait été ces dernières semaines.

- On peut même élargir à d’autres supports ? Des sculptures, par exemple ? Ou des poteries ?

C’était un domaine qu’il maitrisait moins, mais il ne suffisait que d’un élève qui s’y intéresse pour ajouter un peu de diversité à l’œuvre globale ; il ne percevait plus seulement la chose sous un regard égocentrique... c’était infiniment plus que ça. La promotion de l’Art, avec un grand A. Une pointe de tristesse naquit au fond de lui. Il s’agissait d’un chagrin simple, et une fois n’était pas coutume, dénué de toute colère. Alexander aurait sûrement apprécié ça.

Dmitri hésita, plongé dans un silence contemplatif des lapins qui paissaient dans les tableaux. La perspective de l’évènement tournait dans son esprit ; c’était un projet plaisant qui le détournait de ses tourments, du portrait de son aïeul qu’il devait terminer, des missions qu’il lui avait confiées... cela lui rappelait ce qu’il aimait dans l’art familial, ce qui avait rendu ses apprentissages si doux. Mais l’implication du vieux maître des potions demeurait présente et importante à ses yeux.

- J’ai une condition, cependant... Sa voix était teintée d’une hésitation prudente, craignant presque de se voir retirer le projet s’il s’avérait trop ambitieux. « J’aimerais que le projet soit dédié à la mémoire de mon oncle. »

Sa voix s’était affermie sur la fin ; il avait été professeur plus longtemps que nombre d’enseignants aujourd’hui et y avait dédié ses dernières années de vie. C’était la moindre des choses, d’autant que son nom, intrinsèquement lié à l’art, ne ferait que donner du crédit pour les fameux mécènes dont il parlait.

L’attention aiguisée par cette proposition inattendue, Dmitri avait légèrement baissé sa garde, laissant la passion briller dans son regard à mesure que les idées affluaient dans son esprit. Un sentiment comparable à celui qu’il avait ressenti lorsqu’Alexander lui avait proposé de lui apprendre leur art grandissait en lui ; moins fort sans doute, car rien ne pouvait égaler la fierté et la joie qu’il avait eues en devenant l’héritier du savoir familial, mais non moins stimulant. La réaction de l’adulte y jouait sûrement son rôle également ; il était beaucoup plus expressif que son grand-oncle et semblait réellement heureux de le voir accepter le projet. Il en aurait presque oublié la raison pour laquelle ils étaient réunis. Ou son chagrin. Il avait quelque chose à quoi se raccrocher, un projet infiniment moins angoissant que celui qui lui avait été transmis.

- Bien sûr. Tous les supports sont les bienvenus ; l’art est vaste et protéiforme déclara le concierge, ouvrant le champ des possibilités qui s’ouvrait à l’aiglon. « Moi-même, je pratique la sculpture sur bois. »

Le Tchèque opina du chef ; il ne l’avait pas oublié, pour sûr. La sculpture en bois qu’il lui avait offerte à l’annonce du décès du maître des potions avait trouvé une place au manoir, modeste mais non moins appréciée – il n’aurait pas osé la conserver dans le dortoir, c’était là bien le genre de choses qu’il préférait garder loin des yeux et des moqueries éventuelles de Silas.

- Oui, je me souviens... affirma-t-il, un rictus fendant ses lèvres. « C’est votre sculpture de lapin qui m’a donné l’idée pour ceux-là. » Il désigna du menton les lagomorphes qui gambadaient dans les tableaux. Du coin de l’œil, il scruta la réaction du concierge. Il ne s’agissait pas vraiment d’un grand scoop, et peut-être s’en était-il douté avant qu’il ne l’avoue, mais l’aiglon s’amusait à souligner la complicité involontaire de celui qui avait écopé de sa punition.

Dmitri n’en perdait pour autant pas des yeux le véritable sujet qui le préoccupait – non la retenue, dont il se moquait éperdument, mais le projet proposé par Veturia. En quelques mots, l’homme avait su chasser les velléités rebelles de l’adolescent au travers de cette splendide carotte artistique. L’adulte le tenait grâce à un appât presque parfait... mais il n’en perdait toutefois pas son répondant et ses exigences empreintes de caprices. L’hésitation du début n’était désormais qu’histoire ancienne : à peine sa requête eût-elle été exprimée qu’il n’imaginait plus qu’on puisse lui refuser. Aussi la réaction peu engageante du concierge éveilla un sursaut d’ennui dans les traits du visage du van Aken.

- Je n’y suis pas opposé, mais c’est au directeur qu’il revient d’approuver cet hommage. Je peux le lui transmettre ou tu peux lui écrire pour motiver ta demande.

Immédiatement, l’expression du serdaigle se referma et, redressant légèrement les épaules sous le coup de la frustration, il détourna le regard de son interlocuteur pour le poser sur les portraits qui garnissaient le mur face à eux, demeurant silencieux tandis que Veturia reprenait de plus belle la conversation comme si de rien n’était. Croyait-il seulement que le sujet était clos ? Que nul ne se fasse d’illusion ; si un quelconque projet artistique devait voir le jour, ce serait selon ses conditions. Le concierge ne le connaissait peut-être suffisamment pas, mais il ne doutait pas que son prédécesseur et désormais directeur saurait prévoir la réaction de l’adolescent. Il connait le pouvoir de nuisance du garçon ; en la matière, il avait beaucoup de ressources, plus encore dès qu’il s’agissait d’art.

- Ils sont plutôt réussis, il faut bien l’admettre le complimenta-t-il, ignorant sans aucun doute les pensées mauvaises qui grandissaient dans l’esprit du peintre. À moins qu’il n’imagine l’amadouer avec quelques flatteries ? Ce serait bien mal le connaître.
- Vous pensez que le directeur pourrait refuser l’hommage ? demanda-t-il finalement, le ton froid mais sans animosité. Il n’en était pas encore là ; pour l’heure, il avançait prudemment. En fin de compte, il n’avait jamais vraiment eu affaire à Armitage depuis qu’il était directeur, sinon pour quelques détails anodins. « Il n’oserait tout de même pas refuser un hommage à l’un des professeurs les plus illustres de cette décennie. » Qu’il vienne le contester : il l’attendait au tournant.

À force de poser ses yeux sur la sculpture en bois du concierge, il n’était pas très étonnant que Dmitri finisse par y trouver une inspiration pour une peinture ; il n’y avait rien de plus simple pour lui que de représenter une horde de lagomorphes alors qu’il en avait une représentation sous les yeux. Bien que peu connaisseur des animaux, il avait un minimum de culture et connaissait leur réputation de reproduction pour le moins efficace. Quoi de plus naturel alors que d’en produire à la chaîne pour envahir le château de ses œuvres ? C’était si évident que la surprise de l’adulte le fit froncer les sourcils... et son éclat de rire plus encore. Ça n’était pas tout à fait la réaction qu’il avait attendu. Elle lui arracha malgré tout un sourire.

- Je ne vous promet rien répondit-il dans un haussement d’épaule nonchalant.

En fait, il pourrait tout aussi bien lui assurer qu’il allait recommencer ; pourquoi arrêterait-il alors qu’il prenait tant de plaisirs à voir la colère ou le rire passer sur les visages des adultes ? Il aimait cette attention. Plus encore, il en avait besoin. Elle le faisait vivre et lui donnait ce sentiment d’exister. S’il ne se distinguait pas de la masse, c’était pour lui comme étouffer.

Ce désir constant de reconnaissance trouvait une forme d’aboutissement dans la proposition de Veturia, mais une fois de plus, les caprices de l’adolescent entraient en conflit avec les plans du personnel de l’école. Il y voyait comme une offense à son travail et à son nom. Pour certains, peut-être que cela paraissait ridicule, mais pour lui, l’hommage qu’il désirait était des plus importants ; il ne s’agissait pas seulement de faire honneur à un défunt... car le défunt en aurait connaissance. S’il devait y avoir pareil évènement, Dmitri comptait bien terminer le tableau de son aïeul pour l’occasion. Alexander van Aken devait être présent et l’art de l’aiglon représenté.

Face à ses questions et à l’assaut offensé du garçon, le concierge semblait réellement mal à l’aise. Il y avait quelque chose chez lui que le Tchèque ne comprenait pas ; il avait l’air très sentimental, ce qui avait tôt de passer pour faible à ses yeux... mais cette sensibilité était celle d’un artiste qui, quelque part, semblait faire écho au cœur du peintre. Il détourna le regard, détachant ses yeux bleus des prunelles semblables du plus âgé.

- J’espère aussi, se contenta-t-il de répondre d’un ton froid. Dans le cas contraire, il saurait le faire comprendre au directeur, de toute façon ; l’heure n’était toutefois pas aux menaces.

Il avisa les lapins dans les tableaux.

- C’est du gâchis de les retirer de là.

Non pas qu’il était aussi attendri par leur présence que Veturia semblait l’être... seulement, il les aimait bien, ces petits animaux peints. Il avait pris du plaisir à les peindre, seuls êtres qu’il avait réussi à intégrer à des tableaux depuis le décès de son aïeul. En outre, ils ajoutaient un peu de vie à des peintures trop souvent mornes.

- On ne pourrait pas leur trouver une place quelque part dans le château, plutôt que les retirer ? Finalement, il daigna reporter son regard sur l’adulte : « Je ne peux pas les emmener au manoir, j’ai un ou deux ancêtres qui aimaient chasser... » Inutile de lui faire un dessin, si ?

Ses lagomorphes peints étaient assez simples mais Dmitri les aimait bien ; ces temps-ci, rien de ce qu’il peignait ne lui semblait réussi, sinon ces lapins ailés gambadant partout dans les tableaux. Cette œuvre éveillait en lui une sympathie apaisante et voir un observateur – le concierge – apprécier ces quelques coups de peinture lui remontait un peu le moral. Ainsi l’idée de les effacer définitivement de la surface peinte du château le laissait désappointé ; il appréciait la perspective de se dire que ces petits animaux continuaient de vivre leur vie parmi les innombrables occupants des murs de Poudlard... sans compter que ça lui fournissait toujours une occasion de se glisser dans leur vue, comme autant de petits espions mignons à l’aspect inoffensifs.

Heureusement, il avait face à lui un adulte très réceptif à ses propositions. Pas assez pour accepter d’ores et déjà sa condition pour l’exposition, certes, mais suffisamment pour obtenir de lui de garder tous ces lapins.

- Hm, oui, évitons de les livrer aux chasseurs confirma Veturia en grimaçant.

L’image était pourtant presque amusante, du point de vue du Tchèque : nombre de ses ancêtres immortalisés sur une toile verraient leur quotidien bien chamboulés si d’aventure une armée de petits animaux poilus et volants venaient à envahir le manoir.

- J’imagine que je peux les empêcher d’envahir tout le château, oui. Il eut un sourire. « Vous voulez qu’on les laisse ici ? On aurait pu les loger près de votre bureau. »

Après tout, il avait l'air d'aimer particulièrement leur compagnie.

Il était évidemment possible de restreindre des sujets à un seul portrait mais cela revenait à interdire l’accès de celui-ci aux autres êtres peints, ou à tout le moins risquer de les y piéger aussi.
Réfléchissant à ce qu’il valait mieux faire, Dmitri se mit à se masser légèrement l’arrière de la nuque d’un geste machinal. Il pouvait les y restreindre là d’une manière plus naturelle, à grand renfort de peinture, mais cela risquait de prendre du temps... l’aiglon finissait presque par en oublier qu’il était là pour une retenue, trop accaparé par sa réflexion d’artiste en herbe pour penser aux détails aussi futiles que la discipline.

- Je peux les bloquer dans un tableau avec des runes... suggéra-t-il. Son oncle lui en avait montré plusieurs, avant de décéder ; quelques-unes assez simplistes devraient faire l’affaire, les lapins-hippogriffes n’étant pas des tableaux gorgés de magie. « Je pourrais leur peindre un enclos, mais j’ai eu la mauvaise idée de leur donner des ailes... »

Il s’était tiré un sort dans le pied, sur ce coup-là... Le jeune van Aken marqua une pause, soudain en proie au doute.

- Ça existe, des enclos pour lapins ?

Il n’en avait jamais eu, après tout, et son modèle avait été une sculpture en bois infiniment plus sage que ceux qu’il avait représentés.

Dmitri sentit rapidement qu’il avait touché un point sensible chez le concierge : ça n’était pas vraiment compliqué de comprendre combien il aimait les lapins et ce même sans la sculpture qu’il lui avait offerte. Il regardait les hybrides du jeune peintre avec une admiration amoureuse qui dépassait largement celle que pouvait avoir un observateur lambda et il semblait avoir été si heureux d’apprendre qu’il était possible de les laisser dans les tableaux que l’aiglon n’avait pas eu à réfléchir très longtemps avant de suggérer de les déplacer dans un couloir différent... et pas n’importe quel couloir. Veturia lui répondit d’un air presque coupable, comme pris la main dans le sac, mais séduit par l’idée. Le Tchèque hocha de la tête.

- Je ne vois pas de raisons qui l’empêcheraient... Son regard scruta les lapins quelques secondes. « Je crois me souvenir qu’il y a une nature morte pas loin de votre bureau, elle devrait être suffisamment grande pour les accueillir. »

Il s’en était déjà servie pour peindre l’une de ses œuvres. Cette fois-ci toutefois, il n’aurait pas besoin de le faire en toute discrétion : il avait le concierge dans la poche. Ça n’était pas désagréable, finalement. Le plus compliqué allait d’être de tous les y déplacer mais il demeurait leur peintre et à cet égard, il pouvait facilement les inciter à agir comme il voulait, si ce n’était les contrôler parfaitement... les humains étaient plus simples à diriger que les animaux mais ces derniers avaient généralement moins d’objections à faire aussi espérait-il pouvoir assez facilement les inciter à prendre la direction souhaitée. Il ne restait plus qu’à s’assurer qu’ils restent au même endroit et n’aillent pas polluer les tableaux voisins, même si l’idée amusait beaucoup le garçon. Les runes restaient finalement l’option la plus simple et rapide.

- Oui, quelques runes sur le cadre du tableau et il ne sera plus possible de le quitter expliqua-t-il d’un ton docte. « Je pense que le mieux serait d’empêcher d’y entrer et d’y sortir, une fois les lapins à l’intérieur. Comme ça, aucun autre portrait ne s’y retrouvera piégé. »

Logiquement, les habitants des tableaux voisins pourront simplement traverser au cadre suivant en ignorant celui des lapins comme s’ils passaient par un tunnel. Il n’avait encore jamais réellement appliqué la théorie – son oncle ne lui avait apprise que cet été – mais c’était l’occasion d’expérimenter sur des cibles faciles. Le faire devant un public – fusse-t-il aussi facile à contenter que le concierge avec ses lapins – le stimulait par ailleurs.

La possibilité de leur peindre un enclos lui traversa un instant l’esprit, mais les limitations qu’il s’était lui-même mises – les ailes qui leur permettait de voleter partout – l’en dissuada bien vite. Il faudrait leur faire une véritable cage, à mi-chemin entre l’enclos et la volière, ce qui ne serait tout de même pas très sympathique à voir. Sa question trouva malgré tout un public averti très heureux de lui répondre, sans doute avec plus d’engouement que ce qu’il avait imaginé. Amusé, il ne put retenir un petit rire... puis éveilla l’attention du garçon qui sembla avoir une illumination.

- Ah mais attendez ! On pourrait juste dresser les lapins pour les inciter à rester dans un tableau ? Ça ne les empêcherait pas de s’aventurer dans les tableaux voisins, mais de manière moins... invasives et plus sporadiques.

Il sourit. L’idée était beaucoup plus amusante que de leur créer une prison magique, aussi luxuriante fut-elle. Et c’était sans compter qu’artistiquement, il y trouvait là un bien meilleur défi que de dessiner deux ou trois runes élémentaires.

- Les peintures ne sont jamais véritablement terminées, elles peuvent apprendre par l’expérience... L’hésitation traversa son visage, assombrissant un peu sa lueur excitée. « Enfin, je ne sais pas comment un dresse un lapin, moi. Même s’il est peint. Mais vous ? »

La déception risquait de le gagner si l’homme, d’un coup, lui avouait qu’il n’était pas plus foutu que lui de s’occuper de lapins... le seul animal que Dmitri avait était son hibou, et celui-ci se débrouillait relativement bien seul, dans la volière, aux bons soins de la responsable des lieux.

La perspective de bâtir une nouvelle maison aux lapins-hippogriffes excitait presque autant Dmitri qu’elle semblait être plaisante pour le concierge ; ils étaient sa création et le garçon ressentait une forme d’affection pour ces créatures peintes qui n’avaient initialement vu le jour que pour lui servir de diversion. Ils étaient mignons et inoffensifs, mais également vifs et avaient le potentiel de créer une anarchie certaine dans les tableaux... et sans doute n'était-ce pas un hasard. Le jeune peintre avait mis un peu de lui dedans, exprimant sa frustration au travers de ses coups de pinceaux ; inévitablement, cela devait se ressentir dans le « caractère » des animaux qui disséminaient sur leur passage le chaos qu’abritait le cœur de celui qui les avait créés. L’idée de les enfermer ne le ravissait pas tout à fait, en revanche. Il avait l’impression d’aller à l’encontre de sa propre personne, comme si en créant une prison pour ces petites bêtes faites d’huiles, il traçait la première esquisse de sa propre cellule. C’était peut-être idiot, mais il se prenait facilement d’affection pour ce qu’il créait et il ne s’imaginait pas vraiment leur faire subir ça. Heureusement, le concierge semblait aussi partager d’une certaine manière sa vision des choses et se montra très enjoué lorsqu’il évoqua la possibilité de les dresser. Il agissait d’une façon un peu enfantine qui avait de quoi prendre de court le Tchèque qui n’était pas habitué à fréquenter des adultes comme lui et, d’ordinaire, il peinait à prendre au sérieux les hommes qui se comportaient de la sorte. Et si effectivement, il n’avait guère un respect craintif pour Veturia, il commençait au moins à nourrir à son égard une forme de sympathie un peu juvénile.

Son engouement laissa le jeune van Aken coi et il peinait à cacher son amusement, ses yeux se plissant dans une expression rieuse tandis que l’homme s’emportait dans tout un tas de considérations qui demeuraient assez étrangère à Dmitri.

- Les grattouilles, ça va être difficile, confirma finalement le peintre quand le concierge sembla se rappeler de la présence de l’élève. « Les friandises, en revanche... un tableau est une forme de dimension à lui tout seul. Ce ne sont pas de vrais lapins, mais dans leur univers, ils vivent comme n’importe quel autre lapin... ailé. Toute œuvre qui a été peinte de façon à représenter une forme d’existence va un peu singer cette existence dans son tableau. »

Si Septimus s’excitait lorsqu’il était question de lagomorphe, l’aiglon devenait pour sa part très prolixe en paroles dès lors qu’il s’agissait de parler d’art. S’il ne devait pas se contenir, sans doute en parlerait-il chaque fois que quelqu’un voulait bien prêter un peu l’oreille.

- Si je leur peins des friandises, ils pourront les manger. La peinture alimentera leur propre structure, un peu comme la nourriture nous alimente nous-même. Vous n’avez qu’à me dire ce qu’il faut leur donner, et je pourrais nous en peindre suffisamment pour les récompenser au fur et à mesure.

Ça n’était pas tout à fait exact pour tous les tableaux, les plus anciens étant plus complexes à appréhender de la sorte sans risquer de dénaturer la magie qui imprègne la peinture utilisée, mais les créatures étaient récentes et n’étaient en outre pas alimentées de souvenirs, ce qui simplifiait grandement les modifications qui pouvaient y être apportées.

- Quant à la coopération... je n’y connais pas grand-chose en lapins, donc le caractère risque d’être un peu différent parfois.
 
Il eut un sourire coupable.

- Et vu que c’est moi qui les ai peints, il n’est pas impossible qu’ils aient un peu hérité de mon caractère.

Pour le meilleur, comme pour le pire.

Les iris de Dmitri brillaient de la même passionnée que celle qui dansait les pupilles de l’adulte, chacun rêvant de choses différentes mais qui, pour une fois, s’étaient retrouvées pour ne former qu’un seul projet. Jamais retenue n’avait autant plu à l’aiglon qui avait d’ailleurs presque oublié la raison initiale de sa présence dans le couloir. Il n’avait pas souvent l’occasion de partager ainsi le plaisir de son art avec un aussi bon public ; depuis le décès de son oncle, ce vide était d’autant plus fort qu’il sentait peser sur lui la pression de peintre. Aujourd’hui, les choses étaient un peu différentes : il pouvait travailler sur un tableau sans ressentir cette angoisse. Les lapins ne le jugeaient pas et l’enthousiasme du concierge l’encourageait.

- Euh... c’est une bonne question, répondit-il après quelques secondes de réflexion, un peu pris de court par cette interrogation qui, jamais, ne lui avait traversé l’esprit. « J’imagine que puisqu’ils peuvent être ivres, ils peuvent sans doute trop manger également... »

Il n’avait à vrai dire jamais expérimenté la chose sous le prisme de la nourriture. Avec l’alcool, en revanche, il s’était déjà amusé à rendre ivre une partie des tableaux de l’école pour pouvoir se balader tranquillement sans être vu par les espions de son aïeul. Ça n’avait pas duré bien longtemps, mais il avait trouvé l’instant très amusant et l’idée que certains de ses camarades aient également pu profiter de l’occasion pour tromper la vigilance d’Alexander et Sørensen l’avait beaucoup séduit. Mieux valait ne pas préciser à l’adulte comment il connaissait les effets de l’alcool sur les tableaux, cela étant.

- Bien sûr ! Ce n’est pas très difficile de peindre des racines, affirma-t-il en opinant vigoureusement du chef d’un air plutôt fier. « Les lapins ne mangent pas de carottes ? »

S’il avait dû les nourrir lui-même, en tout cas, il aurait sûrement commencé par ça. La représentation collective des lapins (même croisés avec des hippogriffes) impliquait toujours ce mets.

D’un ton très pragmatique, Dmitri énonça une complication dans leur projet : il n’était pas naïf et savait combien son caractère pouvait être sujet à problématiques. Une création aussi primaire que quelques lapins risquaient indubitablement d’hériter de cette tendance à créer du souci... et à en croire le bazar qu’ils avaient déjà provoqués, cela semblait être le cas.

- Oh, je ne suis pas inquiet. Tous les lapins ont mauvais caractère.

La remarque arracha un sourire au Tchèque. Veturia sembla prendre conscience du sous-entendu de ses propos et se corrigea... pour mieux l’enfoncer par une comparaison similaire. Il se triturait les doigts avec embarras, rappelant presque à Dmitri son attitude lorsqu’il devait assumer devant son père quelques-unes de ses bêtises. Il n’allait pas se vexer pour si peu : l’aiglon était le premier à reconnaître qu’il n’avait pas un caractère toujours très simple et il était celui qui en avait parlé, pour la première fois. L’expression désolée du concierge l’amusait plus qu’elle ne l’offensait. Après quelques enchaînements chaotiques, l’homme trouva une échappée plutôt surprenante, avouant son attrait pour les lagomorphes. La révélation – pas vraiment inattendue – arracha un ricanement à l’adolescent.

- Tiens donc... je ne m’en étais pas aperçu, ne put-il s’empêcher de railler sans méchanceté.

Il aimait bien enfoncer les portes ouvertes, celui-ci.

Rappelé à l’ordre par sa nouvelle question, le jeune peintre porta son regard sur les lapins devant lui d’un air pensif. Il était assez facile d’oublier qu’il était avec un membre du personne représentant l’autorité de l’école tant Veturia se révélait être enfantin face aux créatures peintes, mais il n’en demeurait pas moins en retenue avec lui. La situation était étrange... pas vraiment désagréable, mais peu familière et parfois un peu inconfortable pour le jeune van Aken qui n’était pas habitué à cette douceur de la part d’un adulte.

- Eh bien... Ses iris céruléennes fixaient le tableau devant lui, donnant presque l’impression qu’il cherchait à le percer d’un simple coup d’œil. « Il me suffit d’une toile de peinture. Je pourrais facilement absorber la peinture des lapins dessus, le temps de les transférer jusqu’à l’autre tableau, une fois les runes apposées dessus. »

Ses joues s’empourprèrent légèrement, le rose recouvrant sa peau de marbre.

- Et que je vérifie quelles sont les bonnes runes, je ne voudrais pas me tromper.

Il n’avait encore guère d’expériences en la matière ; son oncle lui en avait montré quelques-unes durant l’été mais les occasions de s’entraîner avaient été rares et il avait eu d’autres choses à penser, délaissant un peu cette partie des enseignements de son aïeul.

Qui aurait pu croire qu’une bêtise en apparence anodine – qui n’avait servi qu’à en cacher une autre – put amener à une discussion sur le dressage de lapins faits de peinture à huile ? De toute les retenues que Dmitri avait eu, celle-ci était incontestablement sa favorite, sûrement parce qu’il en oubliait presque qu’ils étaient là pour le punir de ses méfaits. Les questions que soulevaient le concierge, aussi anodines soient-elles, attisaient la curiosité du peintre ; il avait bien testé l’effet de l’alcool sur les portraits, mais il restait encore bien des mystères qui planaient et qui ne demandaient qu’à être découverts. Sans doute Alexander savait-il déjà ces choses... mais pour lui demander, encore fallait-il qu’il parvienne à finir son tableau. Une vague de tristesse traversa furtivement le regard du Tchèque jusqu’à ce que la voix de Veturia ne le rappelle à la réalité et à leurs lapins.

- D’accord, pas de carottes donc... opina-t-il du chef. Pas de carottes, donc. Il était presque un peu déçu mais ça n’était pas lui l’expert, après tout.

Il s’en tiendrait pour l’heure aux racines de pissenlit et autres gourmandises en faibles quantités. Ils n’en étaient de toute façon pas encore à la question du dressage : il fallait d’abord transférer les créatures dans leur nouvelle résidence, à proximité du bureau de l’adulte qui en semblait fort ravi. Si on aveu ne surprit nullement l’adolescent, la réaction qu’il eut face à son sarcasme évident laissa Dmitri circonspect. Il le regarda quelques secondes sans dire un mot, cherchant à savoir s’il se moquait de lui ou s’il était réellement sérieux.

- C’était... Il marqua une pause. « Non, oubliez. »

Ça n’était pas très important, après tout ; sans doute l’homme se moquait-il en retour de lui, de toute façon. Le jeune van Aken préféra rebondir sur les derniers détails de leur entreprise qui devinrent finalement un plan de bataille élaboré par l’adulte. Il opina vigoureusement du chef, heureux de pouvoir s’occuper un peu l’esprit par ce projet. Au moins, ça lui permettait de ne pas penser au portrait de son aïeul ou de sa condition laissée en suspens pour le projet artistique.

- Très bien. Je vous retrouve ici dès que j’ai les bonnes runes !

La bibliothèque n’était pas très loin, à peine un étage plus loin, il ne devrait pas mettre trop de temps à y aller... et il commençait à très bien connaître le rayon des runes, à force.