Depuis la fin du voyage scolaire, Septimus avait retrouvé le confort de ses petites habitudes prises en mai dernier, lors de sa prise de fonction en tant que concierge de Poudlard. La première chose qu’il avait faite en retrouvant la pierre du château, c’était de bénir le temps pourri d’Écosse, avant de se jeter sur son lit et profiter de la merveilleuse intimité de sa chambre individuelle. Sans compter que l’école était parfaitement silencieuse depuis le départ des élèves et de la plus grande partie du personnel. Il ne demeurait que les créatures et quelques rares âmes esseulées – comme lui, mais il tâchait de ne pas trop y penser. À dire vrai, il attendait avec impatience que le conseil d’administration approuve sa demande de transit pour faire venir ses lapins. Normalement, tout était en règle ! Il était surexcité à l’idée d’enfin retrouver ses petites boules d’amour poilues. Au moins, elles ne jugeraient pas ses bizarreries quotidiennes (contrairement aux autres êtres humains peuplant les lieux).

Aussi était-il donc plutôt de charmante humeur ce jour-là, bien que l’idée de déranger sa routine millimétrée à peine retrouvée le chagrine quelque peu. D’un autre côté, c’était pour la bonne cause : passer un peu de temps seul à seule avec le professeur Grant, avec qui il n’avait jusqu’ici eu l’occasion que d’échanger assez sommairement en compagnie d’autres collègues. Enfin, si l’on exceptait la soirée entre adultes et la course de barques, mais il s’agissait de deux événements qu’il tâchait d’oublier plutôt activement. Ils avaient en effet pour point commun un sentiment de honte assez cuisant, qu’il s’efforçait de diluer dans une bonne dose de déni. Heureusement, cela ne semblait pas avoir dégoûté la jeune femme au point d’annuler leur petit rendez-vous.

Espérant estomper la piètre image qu’elle s’était probablement faite de lui durant le séjour sur l’archipel, il avait sorti sa plus belle chemise – d’un délicat lilas, parsemée de discrets motifs floraux sur les manchettes – et son pantalon fluide – d’un sage beige – le plus seyant. À présent qu’un salaire lui était enfin versé, le concierge pouvait à nouveau investir dans des habits un peu moins miteux. Il n’avait strictement aucune idée de ce à quoi la mode sorcière de ces dernières années était censée ressembler, mais il devait avouer avoir développé un certain goût pour les vêtements moldus. De ce qu’il en avait vu, Myrthilde avait plutôt bon goût ; aussi ne devrait-elle pas lui en tenir rigueur. (À l’humble avis de Septimus, les sorciers n’avaient vraiment aucun sens esthétique et c’était franchement dramatique de se voiler la face plus longtemps.)

Chantonnant gaiement un vieil air de rock, il s’empara de la poudre de cheminette aimablement remise par Gipsy – l’un des elfes de maison avec lesquels il avait sympathisé – et se dirigea d’un pas léger vers la cheminée la plus proche après s’être soigneusement enroulé dans sa cape flambant neuve. L’ennui, avec les vêtements neufs, c’était qu’ils sentaient diablement mauvais. Le sorcier avait dû attendre deux lavages avant de trouver l’odeur acceptable ; il était toujours très étonné que la plupart des gens ne s’en rendent pas compte et portent leurs nouveaux habits sans être obligés de se boucher le nez, au risque d’avoir la nausée.

Finalement, il passa précautionneusement autour de son cou le casque magique offert par Victoire avant les vacances. Il s’agissait désormais de l’un de ses biens les plus précieux ; c’était un modèle qui diffusait toute la musique qu’il souhaitait rien qu’en percevant l’humeur du sorcier qui l’utilisait. Pour se l’offrir, il fallait payer le modèle ainsi qu’un abonnement annuel à l’entreprise qui se chargeait d’enrichir le catalogue des chansons et de le tenir à jour. Septimus avait conclu que c’était une sorte de Spotify sorcier. Internet, c’était un peu comme de la magie quand on ignorait son fonctionnement, après tout…

Pour la journée, on lui avait accordé le passage en cheminée avec une poudre qui avait un il-ne-savait-trop-quoi de spécial ; quoi qu’il en soit, il avait vaguement compris qu’il ne pourrait pas rentrer s’il troquait celle qu’on lui avait remise pour une autre. Cela lui paraissait plutôt sensé, étant donné que Poudlard était supposé être une forteresse inexpugnable pour protéger ses habitants. Mais en y réfléchissant, il se demandait si l’école n’était pas plutôt la prison pour sorciers la plus sophistiquée de Grande-Bretagne. Des bribes qu’il avait pu saisir au cours de conversations entre élèves, il avait appris que des horreurs avaient eu lieu depuis la dernière fois qu’il y avait mis les pieds ; et Merlin savait que des horreurs, ce n’était pas ce qu’il manquait au tableau historique de ce foutu collège. Ce n’était pas comme si les jeunes devaient déjà gérer leur famille, leurs hormones et leurs camarades odieux ! L’adolescence était suffisamment compliquée comme ça, fallait-il vraiment leur rajouter des meurtriers, des poseurs de bombe et des directeurs fascistes ? Rien que d’y penser, il en avait la tête qui tournait. Fergal s’était bien gardé de lui en toucher un mot !

Se secouant pour chasser les nuages qui s’amoncelaient pour recouvrir le joyeux soleil qui avait pourtant illuminé son début de journée, il fouailla dans la bourse attachée à sa taille et s’empara d’un peu de poudre de cheminette. Son vert radioactif n’invitait toujours pas spécialement à lui faire confiance, mais enfin…

— Chemin de Traverse ! s’exclama-t-il distinctement en jetant la poudre dans le foyer.

Cela faisait une éternité qu’il n’avait pas voyagé ainsi, mais même le tournis provoqué par la curieuse substance magique était préférable aux nausées inévitables du Magicobus – qu’il avait malheureusement dû emprunter pour rejoindre Poudlard en mai.

Brutalement propulsé en avant, il dut se rattraper à un badaud scandalisé le temps que la rue passante cesse de tourbillonner autour de lui. Après s’être excusé platement, il s’éclipsa à petits pas pressés pour s’éloigner, ralentissant petit à petit pour profiter du spectacle toujours saisissant qu’offraient les lieux. Outre la foule bigarrée qui s'agitait sous son regard trop clair, la rue pavée était émaillée d’échoppes colorées et biscornues qui ravissaient ses prunelles. Il en conservait un souvenir d’enfant ; émerveillé, chaleureux et étrangement rassurant. Depuis sa dernière venue, l’endroit avait bien sûr changé, mais l’atmosphère demeurait la même.

Les yeux grands ouverts comme un môme, il enfila le casque pour étouffer le brouhaha de la rue et s’emmitoufler dans son monde intérieur. Aussitôt, batterie et guitare électrique emplirent tout l’espace acoustique, animant ce qui l’entourait d’une énergie survoltée qui gagna chacun de ses membres. Il était systématiquement très difficile au concierge de résister à l’envie de danser lorsque des notes entraînantes contaminaient sa peau pour y faire ramper des frissons délicieux. Pourtant, il tenta de se contrôler – en cédant quelques chantonnements et un pas de danse ou deux à son corps frémissant de cette envie électrisante contre laquelle il était si dur de lutter. Par chance, elle fut contenue par l’anxiété qui le saisissait à l’idée d’arriver en retard au point de rendez-vous ; une pâtisserie dont Myrthilde lui avait vanté les mérites gustatifs. Lui qui était gourmand, il ne lui en avait pas fallu davantage.

Après avoir osé interroger quelques flâneurs pour demander son chemin, Septimus parvint devant la fameuse boutique. Et il fallait dire que la vitrine était alléchante ! Le concierge espérait que ces promesses visuelles n’étaient pas décevantes une fois en bouche. Il ne s’était tout de même pas déplacé pour rien.

Constatant qu’il était encore seul, le sorcier se pencha pour se délecter du spectacle indécent qui s’étalaient en bouchées sucrées sous ses prunelles luisantes d’avidité. Seules ses épaules et sa tête bougeaient au rythme des basses diffusées par son casque, tandis qu’il chantonnait gaiement sans se soucier des regards traînants sur sa maigre silhouette. Un sourire jouait avec ses lèvres, mais rien de comparable à la musique qui jouait avec son corps.

HRP :

Du coin de l’œil, Septimus aperçut la longue silhouette noire de sa rencontre du jour. Il se redressa aussitôt en ôtant son casque, le faisant glisser autour de son cou pour lui retourner sa salutation d’un petit geste timide de la main. Le concierge n’avait clairement pas méjugé Myrthilde quant à son bon goût : elle était particulièrement en beauté, aujourd’hui. Les nombreuses breloques qui ornaient son corps joliment mis en valeur attisèrent sa curiosité, mais elle fut rapidement éclipsée lorsque la jeune femme se rapprocha de lui ; immédiatement, son nez fut saisi par son parfum délicat. Il n’aurait su dire s’il était composé d’une dominante florale ou épicée, mais il était aussi complexe que la coiffure du jour de la sorcière. N’était-ce pas son serpent, dont il apercevait les écailles au creux de cette espèce de nid de cheveux ? Ses yeux papillonnèrent quelques secondes sous l’effet de la surprise.

C’était peut-être idiot, mais il se sentait intimidé par le professeur. Elle était indubitablement magnifique et dégageait une assurance qui lui faisait perdre une partie de ses moyens. Pour ne rien gâcher, c’était une érudite. De quoi pourrait-il bien lui parler ? Il n’allait tout de même pas l’assommer avec le ménage du château ou l’arrivée de ses lapins… Soudain, Septimus eut la sensation de ne pas être à sa place aux côtés de cette grande femme rayonnante. Il se sentait… eh bien, petit.

— Bonjour Septimus ! Vous avez trouvé sans mal ? l’interrogea-t-elle tout en s’engouffrant dans la pâtisserie pour lui tenir la porte.

— Bonjour ! Oh, merci, répondit-il, un peu étourdi par l’énergie qu’elle dégageait et ses sens submergés par toutes ses particularités. J’ai dû demander mon chemin, mais ça n’était pas bien compliqué, en fin de compte…

— Venez, j'ai réservé, sinon c'est difficile d'avoir une table, l’invita-t-elle en se dirigeant vers le comptoir.

Toujours en mouvement ! Le concierge avait intérêt à le suivre s’il ne voulait pas se retrouver au bord de la route. Il lui emboîta donc le pas un peu gauchement lorsqu’elle ouvrit la marche pour demander leur table. Il fourra les mains dans ses poches pleines de ses deux figurines de lapins fétiches pour les caresser nerveusement ; au moins, cela lui calma un peu les nerfs et la sorcière ne s’apercevrait même pas de son agitation.

— Vous avez fait bonne route ? s’enquit le sorcier en imitant son interlocutrice, qui s’installait à la table désignée par une employée.

Il était soulagé de constater que la jeune femme avait réservé un endroit niché dans un coin de la petite boutique. Ignorant si elle l’avait demandé expressément ou s’il s’agissait d’un hasard, il ne fit pas de remarque à ce sujet, bien qu’il soit heureux de ne pas avoir à sortir ses filtres auditifs pour parvenir à suivre leur conversation, qui aurait été indubitablement noyée par les conversations autour d’eux. Ainsi, il paraîtrait un tout petit moins bizarre qu’à l’accoutumée… Si cela avait la moindre importance aux yeux du professeur.

Entretemps, la serveuse leur confia des menus. Même s’il commençait à se réhabituer aux étrangetés du monde magique, il y avait toujours un petit temps d’adaptation lorsque ses yeux étaient confrontés à des images mouvantes sur le moindre support. Tout cela reviendrait progressivement. Ce n’était qu’une question d’habitude, après tout.

Il parcourut la carte des yeux après s’être tiré de l’état quasiment hypnotique dans lequel le plongeaient inévitablement les fioritures élégantes qui se promenaient sur le papier plastifié (s’il éprouvait des difficultés sensorielles avec les compositions trop riches, les mouvements lents et harmonieux lui procuraient une étrange sensation de bien-être visuel). Septimus devait admettre que les pâtisseries affichées lui donnaient l’eau à la bouche ! Il allait être difficile de faire un choix. Il aurait aimé tout goûter, lui qui était très gourmand. Les cupcakes à la crème de citrouille ou plutôt le…

— Jolie chemise, releva Myrthilde, interrompant son dilemme gastronomique. Comment se passent vos vacances ?

L’homme se sentit rougir malgré lui ; il releva un peu trop vivement le nez pour la regarder en clignant bêtement des yeux. Était-ce un véritable compliment ou une simple marque de politesse ?

— Oui. Enfin, euh… Je veux dire : merci, se corrigea-t-il avec un petit rire gêné. Vous êtes très jolie aussi !

Il marqua une pause, mortifié, avant de rectifier précipitamment :

— Enfin, je veux dire, vos vêtements ! Vos vêtements sont très jolis… Euh, bien sûr, je ne veux pas dire que vous n’êtes pas jolie !

Raaaah, mais tais-toi, idiot !

Et c’est ce qu’il fit donc, se taire, les lèvres pincées en une fine ligne contrariée, les joues écarlates. Ne pouvait-il donc pas tenir une seule conversation normale sans se couvrir de honte ?

— Mes vacances, reprit-il en se râclant la gorge pour se rattraper aux branches, se passent… plutôt bien. J’ai reçu l’autorisation de faire venir mes lapins à Poudlard !

NON, pas les lapins ! Ne parle pas des lapins, bougre d’âne !

— Je comprendrais que ça ne vous passionne pas, cela étant, ajouta le concierge avec une grimace désolée.

Pourquoi se liquéfiait-il de cette façon pathétique ? Ce n’était qu’une collègue, bon sang !

Ses ongles s’enfoncèrent dans le bois de ses figurines, à l’abri des regards, tandis qu’il tentait de rassembler ses esprits et de reprendre contenance. Sa rencontre avec Wenceslas s’était beaucoup mieux déroulée. Que lui prenait-il ? Toutes leurs interactions précédentes s’étaient assez bien passées aussi. Pourquoi, tout d’un coup, avait-il aussi chaud ?

Je veux qu’elle m’apprécie, réalisa-t-il brutalement.

Lorsque la jeune femme éluda sa question sur son voyage, il se sentit un peu idiot ; évidemment qu’elle avait fait bonne route, elle avait probablement transplané. Le concierge avait tellement perdu les réflexes et l’habitude du monde magique que c’en était parfois un peu ridicule. Enfin, au moins Myrthilde ne semblait-elle pas en faire grand cas ; à vrai dire, elle paraissait même plutôt disposée à lui passer ses faux pas et sa maladresse sociale ordinaire. Et en effet, face à son embarras grandissant, craignant qu’elle n’interprète mal ses bafouillages au sujet de sa tenue, seuls deux yeux rieurs se posèrent sur lui.

— Il n’y a pas de malentendu, ne vous inquiétez pas, le rassura-t-elle avec tranquillité. Et quand bien même, quand on se permet une certaine extravagance, on ne peut pas vouloir contenter tout le monde, ajouta-t-elle sereinement en lui souriant.

La façon dont le professeur avait l’air de ne pas se soucier des avis que l’on pouvait émettre sur son apparence lui fit indiscutablement gagner des points d’estime. Septimus avait toujours apprécié les caractères forts et indépendants, auxquels il aspirait à davantage ressembler. S’il pouvait s’inspirer de sa nonchalance et de son assurance…

— Oh, eh bien, moi je trouve ça sincèrement charmant, affirma-t-il, moins gêné et tout à fait honnête.

Il ne pouvait pas nier que la première fois qu’il avait rencontré l’érudite, la seule chose qui lui était venue à l’esprit était « Waoh ». Le sens du style était quelque chose que peu de personnes maîtrisaient, et il s’agissait d’un point auquel était particulièrement sensible le sorcier. S’il n’avait pas toujours eu les moyens de l’afficher, il nourrissait toutefois un véritable attrait pour les vêtements, le maquillage ou encore les bijoux. S’il avait été béni d’une chevelure aussi foisonnante que celle de son interlocutrice, nul doute qu’il aurait tenté toutes les coiffures du monde. À la place, il croisait les doigts pour être épargné par la calvitie. Chacun son combat, ma foi…

À la mention de ses lapins, le professeur ne parut pas le moins du monde ennuyé et rebondit sur le sujet sans se formaliser de son excuse :

— Des lapins ? Vous en prenez plusieurs ? Je ne m’y connais pas spécialement en lapin, mon truc ce serait plutôt ces bêtes-ci, ajouta-t-elle en baissant la tête pour désigner le serpent niché dans ses cheveux tressés.

Une lueur d’intérêt s’alluma dans le regard trop clair du concierge. Il était fasciné par la façon hypnotique dont les écailles scintillaient discrètement sous la lumière artificielle de la boutique. Il savait également que celles-ci étaient d’une douceur souvent déstabilisante – et que les reptiles détestaient cordialement être manipulés, encore plus par des inconnus.

— Oui, c’est un couple abandonné que j’ai recueilli quand j’étais encore propriétaire d’un refuge pour lapins dans le Yorkshire. Étant donné que ce sont des animaux grégaires, je ne me vois vraiment pas en avoir un seul… Enfin, quoi qu’il en soit, j’ai obtenu l’autorisation de les rapatrier dans mes appartements ! Ils m’ont beaucoup manqué, admit-il avec nostalgie. On sous-estime beaucoup la complexité de ces petites bêtes… Mais j’imagine qu’il en va de même pour les serpents. De quelle espèce s’agit-il ? s’enquit-il avec curiosité.

Lorsque leur intérêt revint au menu, la question épineuse du choix tarauda à nouveau son esprit indécis. C’est qu’il aurait voulu tout goûter !

— Quelque chose vous tente ? l’interrogea Myrthilde. Je suis une habituée, je suis sûre que si on demande gentiment, ils pourront vous faire un petit plateau dégustation.

— Oh, alors là, oui ! Si vous me proposez, je ne peux pas dire non, rit-il.

Son point faible, c’était définitivement son estomac.

Il fut difficile de nier que Septimus se sentit un tout petit peu touché par le remerciement honnête de la jeune femme. Ce n’était pas tous les jours qu’il s’enfonçait une énième fois dans des explications embarrassantes et obtenait un dénouement aussi agréable ! Qui plus est, il était assez rare qu’il parvienne à nouer un simulacre de lien autour d’un sujet aussi frivole que la mode – la plupart de ses pairs trouvaient cela idiot ou inintéressant.

— J’espère vous voir importer un peu de cette couleur au château à la rentrée, que je me sente moins seule, lança Myrthilde.

— C’est tout à fait prévu ! rit-il, sortant enfin les mains de ses poches pour les poser sur la table et les faire courir sur le menu.

À présent qu’il avait enfin un salaire décent, il pouvait se permettre de ne plus remettre encore et toujours les mêmes habits miteux datant d’une autre époque. À bien y réfléchir, il n’avait pas dû faire fameuse impression lors de ses premières semaines à Poudlard… Au moins avait-il désormais l’occasion de rectifier le tir (et de se glisser dans des vêtements qui lui correspondaient mieux).

S’il fut surpris qu’elle s’intéresse aux lapins, il n’en demeura pas moins enchanté – bien que, dans un coin de sa tête, il soit conscient qu’il ne lui fallait pas trop s’étaler sur le sujet. C’était un véritable numéro d’équilibriste que de se contenter de répondre aux questions sans s’étaler une demi-heure complète sur les particularités incroyable de ces petits herbivores à la fois célèbres et méconnus. Il ne comptait plus le nombre de primo-adoptants persuadés que ces lagomorphes vivaient dans des cages, étaient solitaires et se nourrissaient de céréales. Une véritable catastrophe…

— Oh, j’ignorais que les lapins vivaient en bande organisée. Cela donne concentration de petites bêtes mignonnes. J’espère que vous vous plairez tous les trois à Poudlard, souhaita le professeur.

Et voilà, songea-t-il, plus amusé qu’ennuyé. C’était prévisible.

— Merci ! Il leur faudra un petit temps d’acclimatation, mais ça devrait aller. Ce sont des animaux très routiniers, ils détestent le changement… Un peu comme moi, ajouta-t-il sur le ton de la plaisanterie.

À son tour, Myrthilde se prêta au jeu et déclina quelques informations sur le serpent lové dans l’étonnant nid de ses cheveux.

— Il s’agit d’un philothamnus irregularis. Celui-ci vient du Burkina Faso. Il a apprécié mes quelques années d’enseignement à Uagadou, en Ouganda. Je crois qu’Ijoro m’en veut un peu pour notre retour en Angleterre. D’ailleurs, c’est aussi pour ça que je le porte souvent sur moi, il profite de ma chaleur sans être coincé dans un terrarium.

Sincèrement intéressé, le concierge hocha la tête pour prendre note de ces informations. Son attention fut cependant attirée par ces histoires de Uagadou, davantage que par le nom scientifique du serpent – qu’il aurait probablement oublié d’ici quelques heures.

— Ah, j’imagine que la température ne doit pas lui plaire, effectivement…, concéda-t-il en jetant un œil à un bout d’écaille, aussitôt disparu dans l’écrin protecteur des tresses de l’érudite. Vous dites que vous avez enseigné à Uagadou ? Qu’est-ce qui vous a amené à revenir ? Enfin, si ce n’est pas indiscret.

Il ignorait complètement que la jeune femme avait vécu ailleurs avant de poser ses bagages à Poudlard, encore moins qu’elle avait exercé son métier sous d’autres latitudes. Il nourrissait une certaine curiosité quant aux cultures sorcières des autres continents – enfin, à l’exception de celle des Américains (c’est qu’ils avaient vraiment très mauvais goût, ces gens-là, en plus d’avoir un accent atroce).

— Ce n’est pas trop difficile de passer d’un refuge à une école ? s’enquit son interlocutrice. J’imagine que cela représente un gros changement. Je passe la plupart de mes étés dans une réserve de runespoors et je pense pouvoir dire avec certitude qu’ils sont moins mordants que certains élèves.

Le sorcier éclata volontiers de rire à sa boutade, sans aucun doute plutôt méritée. Il avait beau adorer les jeunes, ils étaient parfois franchement insupportables. Mais n’était-ce pas le propre de l’adolescence, que de vivre dans un absolu qui n’existe nulle part ailleurs que dans le court instant séparant l’enfance de la vie d’adulte ?

— En réalité, ce ne sont pas les élèves qui m’ont posé le plus de difficultés, admit-il. Je faisais beaucoup de pédagogie auprès d’enfants et d’adolescents par l’entremise du refuge – je suis à l’aise avec eux et je les aime beaucoup. C’est davantage la foule et le bruit qui vont avec l’école qui m’ennuient, mais… Bah, je vais m’y faire.

La discussion était étonnamment facile. Il n’aurait su dire s’il s’agissait du résultat du naturel avenant de Myrthilde ou s’ils étaient destinés à bien s’entendre. Le temps le dirait probablement, puisqu’ils étaient voués à passer une partie de leurs nuits ensemble à arpenter les couloirs de Poudlard pour s’assurer que le couvre-feu était bien respecté – et il l’était rarement tout à fait, pour être honnête. Il y avait toujours un petit filou qui trouvait un prétexte pour se faufiler hors de son dortoir.

Le professeur héla une serveuse pour commander, une fois que Septimus eut cédé à la tentation de goûter plusieurs gourmandises.

— Bonjour Elsie, je prendrai le thé acidulé, et le fondant fumant, et pour monsieur, est-ce que tu pourrais exceptionnellement préparer un plateau des meilleures pâtisseries du jour ? demanda-t-elle. Il vient pour la première fois !

La serveuse accéda aimablement à sa requête et prit les commandes liquides de ces messieurs-dames. Le concierge opta pour un classique chai latte, qui lui paraissait fort à propos pour accompagner un plateau de pâtisseries.

Son affirmation au sujet des vêtements sembla enchanter Myrthilde, qui répondit aussitôt :

— Bien, les prochains bals seront probablement moins ennuyeux. On se tiendra au courant des tendances à importer au château.

Le rire du concierge repartit de plus belle, assez amusé par cette connivence inattendue. Ordinairement, son style vestimentaire était davantage un sujet de moquerie qu’un motif de rapprochement. Mais ça lui allait parfaitement comme ça, il en était même très content. Profitant du ton léger de la discussion et de la mention des bals, il rebondit, les yeux brillants de malice :

— Oh, on ne s’ennuie jamais avec moi. Au bal de fin d’année, j’ai eu la brillante idée de proposer au directeur de l’initier au menuet… Évidemment, ça ne l’a pas tenté plus que ça.

Le détachement avec lequel il l’évoquait laissait croire qu’il s’agissait d’un incident trivial et sans importance, mais sur le moment, il n’en menait pas large – enfin, pour des raisons plus complexes que le refus poli du directeur. Mais il ne comptait pas s’étaler sur le sujet et il espérait que tout le monde serait aussi aveugle à son évidente attirance pour son supérieur que Fergal lui-même.

Lorsque la discussion dériva vers des eaux plus connues – c’est-à-dire les lapins, sans surprise –, le professeur d’histoire de la magie fit preuve d’une certaine curiosité à leur égard et Septimus eut l’occasion de plaisanter au sujet de leur côté routinier, qu’il partageait largement.

— Alors je suis sûre que vous parviendrez à leur concocter une nouvelle petite routine qui leur fera apprécier leur nouvelle demeure, vous êtes passé par là il y a peu, fit remarquer la jeune femme qui lui faisait face. Ce n’est pas tous les jours que des lapins peuvent vivre au château.

— Je suis persuadé qu’ils seront tout aussi critiques envers la vie de château qu’envers la vie en cottage, sourit-il. Ce sont de petites créatures capricieuses et exigeantes. Finalement, quoi de plus logique que des princesses dans un château ?

L’idée manqua de le faire glousser. Il se voyait déjà leur construire un château miniature en bois en guise de cabane ; ses appartements ressembleraient bientôt à un parc d’attraction pour lagomorphes, à n’en pas douter.

Mais lorsqu’il interrogea Grant au sujet de son séjour à Uagadou, un léger flottement interrompit l’échange jusqu’ici très léger. Elle parut soudain hésitante, comme s’il avait touché une corde sensible sans le savoir. Un instant, il songea à s’excuser et à enchaîner sur un sujet plus consensuel, mais elle finit par narrer son histoire après un temps de réflexion. Il l’écouta sans l’interrompre, se contentant de hocher la tête pour marquer son attention. Ainsi, il apprit que Myrthilde aussi s’était souvent sentie étrangère aux groupes qu’elle tentait d’intégrer ; il crut lire entre les lignes une forme de solitude qui fit fléchir ses sourcils avec souci. Elle lui paraissait bien courageuse de s’être lancée là-bas comme ici en tant qu’enseignante, malgré les divergences culturelles et magiques. Septimus n’y connaissait vraiment pas grand-chose, puisqu’il n’était pas concerné, mais il reconnaissait le sentiment de ne pas trouver sa place là où les autres s’intégraient à la façon dont la pluie coule le long d’une rivière.

— Je vois, finit-il par dire une fois qu’elle eut terminé. Et… vous avez le sentiment de vous sentir plus… à votre place, ici ? se risqua-t-il à demander.

À son aveu au sujet du bruit et de la foule, la jeune femme étira un sourire compatissant.

— Oh je vois, répondit-elle. Annoncez une interrogation orale surprise, et demandez un volontaire, vous devriez obtenir un silence parfait. Article 3 du règlement s’il vous plait ? et hop. La paix auditive.

Encore un rire de bon cœur arraché à son aîné. Aucun doute que les élèves deviendraient subitement silencieux et éviteraient bien plus efficacement son regard que le concierge ne le faisait spontanément. C’était une astuce comme une autre, bien qu’il ne se voie pas l’employer ; ce n’était pas tout à fait son genre. Septimus préférait mille fois le dialogue et l’écoute plutôt que l’utilisation d’une autorité risquant de mener à une certaine crainte. Ce n’était pas le rapport qu’il souhaitait entretenir avec les adolescents qui peuplaient Poudlard. Il y avait déjà suffisamment de professeurs sévères pour les faire filer droit – il n'était d’ailleurs pas certain que Myrthilde appartenait à cette catégorie.

— C’est votre technique personnelle ou celle de vos collègues ? s’enquit-il, un brin taquin.

Quelques échanges plus tard, la serveuse revenait avec leurs commandes dans les bras ; elle les déposa devant les clients soigneusement, laissant tout loisir au sorcier de savourer visuellement le plateau de gourmandises qui s’offrait à lui. Une fois l’employée repartie, Septimus attira son chai latte à lui pour profiter de la chaleur émise par la tasse rondelette et s’occuper les mains – et un peu pour ne pas se jeter sur les pâtisseries. Il ne voulait pas que Myrthilde pense qu’il était un peu trop gourmand (même si c’était le cas). S’il n’avait pas été si naturellement anxieux et occupé toute sa vie à avoir les mains dans le cambouis, il aurait probablement été rondouillard plutôt que maigre et parcouru de longs muscles nerveux.

— Je crois qu’il va falloir me rouler jusqu’à la sortie, lança-t-il avec un petit soupir faussement ennuyé.

Sans grande surprise, lorsque Septimus lui annonça qu’il avait proposé au directeur d’esquisser quelques pas de danse avec lui, Myrthilde arrondit deux yeux sombres.

— C’est osé. J’ai du mal à l’imaginer danser, lâcha-t-elle. Mieux vaut vous tourner vers Jaimie et moi pour enflammer le dancefloor. Mais pour le menuet, je vais avoir besoin d’un cours, plaisanta-t-elle.

— C’est noté, rit-il. Je n’hésiterai pas à vous solliciter tous les deux, la prochaine fois, promit le concierge avec un regard brillant de malice. Concernant le directeur, eh bien… Je crains que nous ne sachions jamais s’il sait danser, conclut-il en haussant les épaules d’un air faussement dégagé.

Visiblement, Fergal semblait inspirer suffisamment de respect parmi ses collègues pour que l’idée de l’inviter à danser ne les effleure pas. À moins que ça ne soit simplement Septimus qui était complètement à l’ouest – c’était même plus que probable. Les codes sociaux, ce n’était ni son fort ni sa tasse de thé. D’un autre côté, c’était vrai qu’il pourrait tout de même fournir quelques efforts supplémentaires, maintenant qu’il était enfoncé jusqu’au cou dans ces histoires d’école de sorcellerie. Ne serait-ce que pour évoluer en paix dans le château.

Lorsqu’ils évoquèrent le passé de la jeune femme, la conversation changea de tonalité ; elle prit des nuances plus sombres, plus dures. Cependant, Myrthilde affirma qu’elle sentait que sa place était à Poudlard. L’essentiel était après tout qu’elle ait fini par larguer l’ancre quelque part – et qu’elle s’y sente bien. Septimus n’avait pas véritablement d’opinion sur les voyages ; si l’idée le fascinait, la perspective de partir dans un pays étranger, inconnu, éloigné de tout ce qu’il connaissait le faisait suer à grosses gouttes. Ce n’était vraiment pas un amateur de nouveautés – et encore moins de découvertes épicées. Il aimait le Royaume-Uni – et un peu l’Europe de l’Ouest –, le reste ne l’intéressait qu’en documentaires.

Il l’écouta également deviser sur ses méthodes d’enseignement, attentif, mais peu loquace sur le sujet. Septimus était assez en désaccord avec l’idée que seuls les élèves concentrés reçoivent les consignes ; après tout, il y avait « élève dissipé » et « élève en difficulté ». Parfois, les deux n’étaient pas incompatibles. Mais il s’abstint de faire le moindre commentaire ; après tout, il n’était pas professeur et il n’avait aucune envie de s’aventurer sur un terrain houleux avec cette collègue avec qui il venait seulement de faire connaissance. Ils n’étaient pas obligés de s’aventurer sur des sujets aussi sérieux tout de suite. Ils pouvaient, par exemple, se concentrer sur leurs délicieuses assiettes de pâtisseries.

Croquant dans sa gourmandise, elle lança en réponse à sa petite blague :

— Ne vous inquiétez pas, les portes sont larges, à croire qu’ils ont pensé à tout !

Il lui sourit, les yeux rieurs, puis commença à manger précautionneusement son plateau de petits délices. Myrthilde n’avait pas menti : c’était somptueux ! Cela ne l’empêcha pas de diviser son assiette par couleur et texture, soigneusement, comme on trie une bibliothèque. C’était une manie – comme tant d’autres chez lui – que très peu de personnes (voire personne) avaient constaté à Poudlard jusque-là. Septimus préférait en effet manger seul dans les cuisines, consacrant les repas de la grande salle à la surveillance des élèves. Il détestait manger dans la foule et le brouhaha, avec le sentiment que des yeux trop curieux se posaient sur son attitude avec une lueur de jugement. Ça lui rappelait trop de mauvais souvenirs.

— Je dois dire que m’inviter ici était une idée charmante, avoua-t-il en finissant une nouvelle bouchée sucrée. Vous venez souvent dans le coin ?

Revenir sur des sujets plus légers, assortis à ce goûter très copieux mais non pas moins gourmand lui paraissait une merveilleuse idée. Dommage qu’elle ne semble pas portée sur les ragots, il lui aurait bien posé une ou deux questions pour accompagner son thé.

Cette parenthèse gourmande n’avait pas été de trop dans l’été que passait Septimus. Entre la chaleur qui le faisait suer à grosses gouttes, le voyage scolaire qui avait amené son lot d’expériences pénibles et la rentrée qui approchait à grands pas avec ses cartons d’angoisses, le concierge accueillait volontiers un peu de douceur et de présence dans son quotidien solitaire. Le sorcier avait beau avoir appréhendé ce goûter en tête-à-tête – par peur d’être maladroit, lourd ou ennuyeux –, il se sentait à présent rassuré et plutôt serein en présence de sa collègue. Il ne craindrait plus les futures rondes en duo avec Myrthilde, à présent qu’il savait à quoi s’en tenir.

Il l’écouta attentivement lui répondre qu’elle avait connu la boutique par hasard à son retour au Royaume-Uni, puis lui proposer de se séparer ou de faire un peu de shopping avec elle. Il n’en fallut pas beaucoup plus à Septimus pour rebondir immédiatement et saisir la perche :

— Oh, ne me tentez pas ! l’avertit le concierge d’un air faussement embarrassé, avant de faire mine de revenir sur sa décision en agitant une main maniérée. Bon, très bien, vous avez gagné : va pour un tour des boutiques ! gloussa-t-il en posant délicatement ses couverts dans l’assiette à présent vidée de toute gourmandise.

Après avoir réglé leur part, les deux collègues quittèrent la pâtisserie d’un pas tranquille pour prendre la direction des allées commerçantes dédiées davantage aux emplettes qu’à la restauration. Honnêtement, après sa rencontre inattendue avec Wenceslas, qui s’était révélé un surprenant partenaire de commérage, il ne s’attendait pas spécialement à se dégoter une camarade de shopping, mais bah, il n’allait certainement pas s’en plaindre. C’est donc avec enthousiasme qu’il emboîta le pas à la jeune femme débordante d’assurance, ses yeux pâles scintillant à la moindre curiosité. C’était une bonne journée.