Les cours d’étude des runes n’avaient jamais été parmi les plus palpitants de l’école. Le professeur était d’un ennui sans bornes et la discipline n’était guère plus passionnante que celui qui leur enseignait. Autrement dit, il s’agissait d’un moment parfait pour penser à autre chose. Les distractions étaient d’ailleurs bien nombreuses : des runes évoquées par l’adulte, l’esprit de Dmitri vagabondait jusqu’à celles qui ornaient le sous-sol du manoir des van Aken. Puis à son ancien occupant. Enfin il en venait à penser à Judith, jusqu’à ce que son regard se porte sur le dos de Zeynep, assise d’un rang devant lui. Elle avait l’air d’être d’une humeur massacrante, ces derniers temps... en fait, cela semblait remonter à la soirée de Saint-Valentin, si bien que l’aiglon en avait conclu que son altercation avec Maxton avait dû sacrément miner son moral. Il n’avait jamais trop compris comment le jumeau Sherwin et elle avaient pu se retrouver assis à la même table : c’était complètement absurde, presque dangereux, que de les mettre ensemble. Même avec son grand-oncle, elle aurait sans doute passé une meilleure soirée... l’image des deux, assis au beau milieu du salon de thé, soutira un sourire amusé au garçon que leur professeur interpréta visiblement comme une moquerie. Ou une joie trop grande d’entendre la fin du cours sonner. L’enseignant le foudroya du regard tandis qu’il les faisait à nouveau crouler sous les devoirs, puis lâcha enfin la meute d’élèves empressés de quitter sa salle de classe.

Sans se faire prier, le Tchèque fourra toutes ses affaires dans son sac et quitta en quelques pas la pièce, rattrapant la poufsouffle qui avait pris un peu d’avance sur lui. « Zeynep, attends ! » Il bouscula un serpentard bien plus âgé qui allait en contresens, sûrement pour faire à son tour une sieste dans le cours de runes, avant d’atteindre enfin la née-moldue. « Tu es partie si vite, je vais finir par croire que tu me fuis. » fit-il en rigolant à moitié. Ça n’était pas le cas, si ? C’était à tous les deux leur dernier cours de la journée, il n’y avait donc guère de raison de trop s’empresser, d’autant que le dîner ne devait pas commencer avant plusieurs heures.

L’idée que Zeynep soit sur les nerfs lui était désagréable, autant par égard pour la jeune fille que pour lui-même qui avait facilement tendance à se laisser influencer par les émotions environnantes. « J’ai pas pu te le demander, l’autre jour, ils vous ont sortis trop vite du salon de thé, mais tu vas bien ? Il s’est rien passé ? Avec Sherwin, je veux dire. » Il n’avait vu que la fin, comme tout le monde : la table renversée, la jumelle du gryffondor qui fondait sur lui et Armitage qui les renvoyait manu militari à Poudlard.

Depuis la Saint-Valentin, Dmitri avait l’impression de louper quelque chose avec Zeynep. Il en avait rapidement déduit qu’avoir été à la table de Maxton Sherwin, qui commettait la double faute d’être un sang-pur et de ne guère jouir d’un caractère des plus affables, était l’unique raison derrière la morosité nouvelle de sa camarade. Ça n’expliquait pas qu’elle l’évite, lui qui n’avait rien à voir avec cette histoire, mais il s’était habitué à ce que la poufsouffle réagisse ainsi : sans doute était-il mal placé pour la critiquer, sur ce point. Il avait lui-même tendance à se montrer facilement soupe au lait et considérer le monde entier comme responsable de ses sautes d’humeurs... puis il était un sang-pur, aux yeux de son aînée d’un an, cela pouvait déjà justifier bien des tourments. Ils avaient toujours eu une relation plutôt conflictuelle : plus rien ne l’étonnait, depuis le temps. N’empêche qu’il n’aimait pas être tenu à l’écart et ne se retint pas plus longtemps avant de mettre les pieds dans le plat.

Sa réponse, plutôt sobre, sonnait un peu faut. Ça n’était pas vraiment qu’il ne la croyait pas, au contraire, simplement qu’il était surpris de ne pas avoir le droit à plus d’informations : aucun commentaire, aucune histoire ni même plainte à l’égard de Sherwin. « D’accord... » Il retint de justesse un « si tu le dis » peu convaincu. Ça n’était pas vraiment le moment de lancer un nouveau conflit entre eux. L’aiglon caressa machinalement son avant-bras, où des marques un peu plus claires striaient discrètement sa peau, tandis que la née-moldue lui renvoyait peu ou prou sa question. Dmitri fronça les sourcils, un peu surpris. Il ne s’était pas attendu à ce qu’elle lui parle de ça. Il haussa des épaules. « Bah non, rien de spécial, on a juste discuté... » Ses lèvres se retroussèrent, formant un petit sourire complice sur son visage. « Je n’ai pas renversé de table, promis. Je me suis bien comporté ! » Un jeune homme des plus respectables, en somme ; on lui donnerait le bon dieu sans confession. « Pourquoi cette question ? » Il était vrai qu’elle n’avait pas pu assister au reste de la journée, puisque les deux bagarreurs avaient été exfiltrés manu militari du salon de thé, mais il n'y avait pas grand-chose à raconter : mis à part la colère de Sherwin, tout avait été pour le moins calme, certainement ennuyeux pour quelques-uns même. Ça n’avait toutefois pas été le cas pour les deux serdaigles : il n’avait jamais vraiment eu l’occasion de discuter avec elle avant ce jour. Elle était moins affirmée et sûre d’elle que l’était Zeynep, mais c’en était un peu amusant. Sans compter qu’il n’avait pas oublié la confidence de Thomas à son égard : elle parlait la langue des êtres de l’eau, ce qui naturellement donnait au Tchèque l’impression de partager avec elle un petit quelque chose qui faisait toute la différence.

Si Dmitri avait appris quelque chose en fréquentant son grand-oncle, au-delà du fait que les bêtises apportaient souvent des conséquences plutôt désagréables, c’était bien quand on ne lui disait pas tout. Il reconnaissait assez facilement les réponses vagues et imprécises des gens qui ne voulaient pas répondre... et il sentait bien que c’était le cas avec Zeynep. Dans le ton de sa voix un peu inhabituel et le choix de ses mots, tout détonnait. Il fronça les sourcils, un peu énervé, sans chercher à cacher sa réaction. L’air proche ? Ils étaient camarades de classe dans certaines matières et compagnon de maison, qu’ils aient l’air proches était donc parfaitement normal... mais le pire était encore que ça ne l’était pas le moins du monde le cas. Avant la Saint-Valentin, ils n’avaient jamais trop discuté ensemble. « Parce que tu as eu le temps de voir beaucoup avant que Maxton ne balance la table ? » Il avait répondu du tac au tac, soulignant ce qui n’était rien de plus qu’une évidence qui sautait aux yeux. Ou en l’occurrence aux oreilles de toutes les personnes présentes ce jour-là. Le Tchèque était mordant de nature, répondant souvent avec ce petit ton insolent et moqueur, même dans des discussions des plus anodines. Ça n’était pas forcément voulu, même s’il en jouait parfois.

Sans trop savoir pourquoi, la tournure de la discussion l’irritait un peu. Peut-être parce qu’il avait l’intuition de passer à côté de quelque chose, ou parce qu’il avait l’impression qu’elle lui reprochait une partie de la journée de Saint-Valentin alors même qu’il n’était pas celui qui avait fait un esclandre devant tout le monde et qu’il ne s’y était pas inscrit lui-même. Il n’en dit pourtant pas un mot, se contentant de répondre à sa question, comme si de rien n’était : « Aucune idée, je n’ai pas trop fait attention... » Il marqua une pause, comprenant ce qui l’avait fait tiquer dans la formulation de Zeynep, quelques secondes plus tôt. « Attends une minute... pourquoi d’autres couples ? » Quel était le premier couple dont il était question ? Clairement pas celui qu’elle formait avec Maxton, elle ne semblait guère dans d’assez bonnes disposition pour faire de l’autodérision à ce sujet. Il commençait enfin à voir le sous-entendu, comprendre qu’elle lui reprochait d’avoir été à la même table qu’Elinette, mais sans parvenir à expliquer pourquoi. Ça n’avait aucun sens de lui reprocher d’y participer avec elle. Si elle avait été une sang-pur de la pire espèce – comme les van Aken, en sommes – il aurait compris qu’elle était fâchée contre ses semblables quels qu’ils soient, mais là, le reproche lui semblait injustifié... enfin plus que d’ordinaire.