Triomphe pour les Sørensen

C'est étrange, de saluer Felicia. J'avais fini par m'habituer à elle, que ce soit son regard en biais mi-méfiant mi-haineux, que ce soit aux milles précautions qu'elle estimait nécessaires pour éviter que je n'aille contre ses projets, ou bien à ses mots cyniques. Nos chemins s'arrêtent là, et se séparent ce soir, peut-être jusqu'à une prochaine fois... Sa dernière requête me fait toutefois lever un sourcil. « Je crrrains hélas de ne pouvoirrr honorrrer cette derrrnièrrre volonté. Bonne rrroute à toi. » me contenté-je de lui répondre en agitant les doigts, avant de m'emparer du bras de Bluebell, et de m'éloigner en direction de la piste. Oh, j'oeuvre depuis ma naissance afin de m'assurer que notre nom de famille soit bien connu de tous, et ne compte pas m'arrêter en si bon chemin... Je remarque que ma partenaire semble interrogative, quant aux motivations qui m'ont poussé à accepter toutes ces choses. « Eh bien, cette soirrrée prrromet d’êtrrre mémorrrable, alorrrs je me perrrmets quelques écarrrts de frrrivolité. Je suis un autrrre homme, ce soirrr. » lancé-je, d'un ton léger, étirant mes commissures de lèvres. Grand-Père a gagné, et va nous permettre de réhabiliter cette école en en faisant un établissement d'exception, afin qu'elle retrouve sa gloire d'antan. Qu'aurions-nous pu espérer de mieux ? Alors, toujours dans une certaine mesure, je suis prêt à bien des folies. Comme, par exemple, m'emparer de son bras pour aller valser, alors que je ne suis guère à mon aise avec les danses de salon. Evidemment, j'aurais du me douter qu'elle se poserait des questions sur Felicia, mais je ne vois aucun mal à lui répondre... l'histoire entre nous est plutôt cocasse, quand on y pense. Je ne saurais même pas définir si le lien qui existe entre nous se rapproche de l'amitié... mais elle est l'une de celles avec qui j'ai pu me montrer le plus franc, sans user de détours fallacieux. « Crrrois-le ou non, cette fille est si mauvaise perrrdante qu’elle n’a cessé de rrréclamer de m’affrrronter en duel. En vain, évidemment, mais j’apprrrécie l’acharrrnement dont elle fait prrreuve. Lorrrsqu’on est mal-né, il faut bien aller puiser dans cerrrtaines rrressourrrces insoupçonnées… » répliqué-je en souriant. Et je considère qu'en ce qui la concerne, elle pourrait même bien pouvoir atteindre de hautes sphères, en déplaçant les bons pions. Après tout, le Seigneur des Ténèbres était lui-même un sang-mêlé, et c'est bien l'ambition et le goût du pouvoir qui ont su guider ses pas...

Je me saisis de sa main, et tache de prendre l'initiative. Placé face à elle, je sens ma gorge se serrer légèrement tandis que j'esquisse les premiers mouvements. Au début machinalement, avec la rigidité corporelle qui est la mienne, mais mes gestes finissent par gagner en souplesse après les premières notes de musique. Mon regard ne lâche jamais le sien, comme si mes yeux étaient ancrés à ses deux pupilles opalines... La chaleur de sa paume réchauffe la mienne, et je l'entraîne à ma suite, un pas dans l'autre, dans une douce valse. Je ne suis pas particulièrement nerveux. Simplement... un peu déstabilisé ? « Si tu sous-entends que tu serrrais cette parrrtenairrre, ce serrrait ma foi trrrès prrrésomptueux. » réponds-je, légèrement provocateur, tout en calquant parfaitement mon rythme avec celui des quatuors à cordes. Je ne me meus que quand le violoncelle me l'ordonne, dans une démarche peut-être un peu maladroite, mais relativement maîtrisée. Après tout, l'expérience des salons et des soirées mondaine est un atout dont je ne saurais me passer... « Mais peut-êtrrre bien. » ajouté-je à son attention, avec un sourire entendu. Evidemment, qu'elle l'est. Cette si forte proximité, teintée de retenue naturelle entre nous, je ne l'ai connue avec nulle autre. J'ignore de quelle manière, tant nous semblons vouer à nous entredéchirer, mais je demeure persuadé que nos destins sont farouchement entreliés...

Tandis que nous évoluons tous deux sur la piste, plongés dans cette bulle hermétique qui nous protège du monde extérieur, et partageant l'intimité de cette danse, il me semble retrouver tout ce que nous avons perdu au cours de ces derniers mois de guerre froide : ce contact rassurant avec sa main lorsque nous nous trouvions dans les bois maudits, la proximité entre nos lèvres lorsque nous nous réconcilions dans la bibliothèque familiale, sa présence à mes côtés lors de notre promenade automnale. Tout semble me revenir progressivement, à mesure que nous tournoyons, que nous nous apprivoisons. Je n'ai pas senti ce rapprochement opérer entre nous... sans que je le remarque, nos poitrines semblent unies l'une à l'autre, et l'espace entre nos visages a presque disparu. Je suis un peu déboussolé... C'est comme si tous ces instants passés avec elle me revenaient brusquement en mémoire, sans crier gare. Même ceux que je pensais avoir perdus à jamais... Alors, lorsqu'elle me questionne sur mes projets de vacances, je fais l'effort de me reprendre. « Eh bien, je prrrévois de me joindrrre à cette escapade prrroposée parrr Grrrand-Pèrrre. Nous n’avons pas les détails de la destination, mais je suis cerrrtain que ce serrra charrrmant. » déclaré-je d'un ton léger, ignorant ces sentiments contradictoires qui me submergent. Malgré tout, je demeure maître de moi-même, et continue de la guider au rythme des notes graves laissées échappées par les cordes. « Et toi alorrrs, qu’envisages-tu de ton côté ? » Je ne sais trop comment je réagirais, si j'apprenais qu'elle m'y accompagnerait. Je le souhaite, évidemment, mais est-ce bien raisonnable ?

@Bluebell E. Sherwin
@Felicia A. Williams