L’ambiance dans le dortoir avait été lourde, désagréable, si bien que Dmitri avait fini par élire domicile dans la bibliothèque pour passer son temps sans avoir à supporter le regard noir de Silas. Peut-être lui s’était-il laissé happé par la douceur apparente du nouveau professeur, mais le Tchèque n’arrivait à voir rien d’autre que l’homme qui avait pris la place de son aïeul. À peine était-il rentré dans son cachot qu’il n’avait plus été qu’aigreur et rancœur. L’autorité n’avait jamais été effrayante pour lui qui avait élevé au rang d’art la contradiction des adultes de son entourage et ce nouvel arrivant en avait fait les frais... il y avait un quelque chose d’assez risible à constater combien la provocation qu’il avait réservé au professeur Brevans semblait faire écho à celle qu’il avait eu, quelques années auparavant, en mettant pour la première fois les pieds sur l’île des Hébrides qui abritait le manoir d’Alexander. Rien ne pouvait rapprocher les deux maîtres des potions sinon le titre pourtant. Le désormais directeur de serdaigle était négligé, faible et ridicule, et s’il pensait pouvoir asseoir son autorité avec sa retenue idiote, il était bien naïf. Ou idiot. Un simple coup d’œil dans son dossier scolaire devrait le convaincre de cette évidence : il n’était pas la hauteur. Fort de cette idée, le jeune van Aken avait fini par gagner les sous-sols qui menaient au cachot de potions, les mains dans les poches dans une attitude détachée. Drapé dans cette nonchalance apparente qui cachait une profonde frustration, il avait ralenti le pas en arrivant à destination, jetant un œil sur sa montre ; toujours très ponctuel, il resta quelques secondes à l’écart de l’entrée du cachot, attendant qu’au loin lui parvienne les coups de 18h sonnent au carillon. Avant l’heure n’était pas l’heure et il n’escomptait pas passer une minute de plus que nécessaire dans la même pièce que l’adulte. Machinalement, il donna quelques coups sur le battant de la porte. Un. Deux. Trois. Puis pénétra.

Le professeur Bevans était affairé à son bureau, penché sur ce qu’il supposa être la copie d’un élève quelconque. Son visage se tourna vers lui, un sourire se dessinant sous la barbe sans qu’il ne parvienne à donner à Dmitri l’illusion d’être accueilli avec plaisir. Une sympathie de façade qui ne parvint pas à dérider le garçon qui s’avança en laissant la porte du cachot se refermer derrière lui à la manière d’une cellule de prison.

- Professeur, lui donna-t-il comme unique salutation. Politesse élémentaire, réduite au strict nécessaire.

Son regard suivit celui de l’enseignant pour découvrir une paillasse préparée comme pour accueillir un cours de potions, à la différence qu’il n’était là pour accueillir qu’une seule personne. Nul besoin d’y réfléchir très longtemps pour comprendre à qui était destinée la préparation. Il s’en approcha, suivi du professeur qui contournait son bureau pour l’y rejoindre.

- Si cela vous dérangeait tant que ça, vous n’étiez pas obligé de sacrifier votre temps pour moi, répondit-il d’un ton presque las mais mâtiné de cette insolence sarcastique qui le quittait rarement. S’il s’attendait à trouver face à lui un élève culpabilisé, il risquait d’être déçu.

L’adulte lui présenta sa main, dévoilant trois morceaux de parchemin pliés pour en cacher le contenu, comme ces tirages que les enfants se faisaient avant d’entamer un jeu. Doté d’une intuition un peu plus fonctionnelle que celle d’un bambin, Dmitri fronça les sourcils, voyant arriver l’entourloupe. Elle ne se fit pas attendre, les explications arrivant dans un sourire mauvais qui rendrait presque l’aiglon curieux. La méfiance dominait malgré tout. D’un geste réservé, il se saisit d’un des parchemins, ses doigts frôlant brièvement la peau du plus âgé, et l’ouvrit pour regarder les mots tracés dans une écriture légèrement penchée aux lettres détachées. La mâchoire de l’adolescent se serra. Comme il s’y attendait au vu de l’évocation des manuels plus avancés que ceux de potions, il ne s’agissait pas de quelque chose qui figurait dans son livre de quatrième année.

- Goutte du mort-vivant, lut-il à voix haute après quelques secondes, découvrant une expression presque satisfaite sur le visage de l’homme... mais peut-être se faisait-il des idées. « Quelles étaient les autres possibilités ? » demanda-t-il en refermant sa paume sur son papier, comme s’il espérait qu’en la rouvrant, il y découvrirait une toute autre potion à faire. Aurait-il été assez pervers pour proposer trois fois la même possibilité, lui donnant l’illusion vaine d’avoir la chance de s’en sortir au mieux ?

Sans se départir de son rictus qui commençait sérieusement à irriter le Tchèque, Bevans désigna son gramophone, auquel Dmitri n’avait prêté nulle attention jusqu’à présent, dans une fausse politesse qui ne le trompait pas le moins du monde. Et s’il refusait ? Il était presque tenté, ne serait-ce que pour voir son visage se déconfire et le sourire disparaître, mais il était bien trop fier pour lui laisser l’impression qu’il pouvait le déstabiliser. Pour faire bonne figure, il haussa des épaules.

- Comme vous voulez.

Il se détourna du professeur et gagna la table où l’attendait son chaudron et une belle quantité d’ingrédients. De quoi faire plusieurs potions différentes. Ou de se tromper sur les composants du philtre de Mort Vivante. C’était délicieusement perfide... s’il n’en faisait pas les frais, il aurait pu apprécier le procédé.

S’installant, il tira légèrement le tabouret de la paillasse pour rester debout devant le récipient et déposer son sac à ses pieds. Inutile de regarder dans son manuel de potions et bien entendue, il n’en avait pas pris d’années supérieures. Pendant quelques instants, il détailla les ingrédients qu’il pouvait reconnaître et en décala quelques-uns sur le côté. Il conserva en revanche le mucus de veracrasse : sa seule certitude était qu’il faisait partie de la préparation. Était-ce sa grand-mère ou son premier manuel de potions qui en faisait mention de ses différents usages possibles dont la potion Wiggenweld et le le philtre de Mort Vivante ? Qu’importe. De toute façon, ça n’était pas avec un seul ingrédient qu’il allait avancer.

Bevans ne se départait pas de son sourire de façade, le coin de la lèvre retroussé en un rictus qui passait facilement pour moqueur aux yeux de l’aiglon. Il se méfiait de cet homme qui cherchait à jouer les bons amis auprès de ses élèves : cela ne pouvait que cacher quelque chose et depuis qu’il avait ouvert la porte du cachot, l’expression dans laquelle s’était drapé l’adulte ne faisait que lui confirmer cette intuition. Prudent comme il savait le faire avec les inconnus aux origines douteuses – il avait beau ne pas être aussi porté sur la pureté du sang que le voudrait sa famille, il n’en demeurait pas moins un garçon élevé avec certaines idées bien ancrées en tête – il demeurait sur la réserve, ne lâchant que quelques mots acerbes au sujet de leur temps précieux qu’ils s’apprêtaient à perdre. L’adulte semblait plus à l’aise dans le silence calme de la salle de cours vidée de ses élèves, moins enclin aux démonstrations de force... et plus perfide. Voulait-il vraiment avancer sur ce terrain-là ? Clamant d’abord que ça ne l’enchaînait guère plus que Dmitri avant de rétorquer que ça ne changeait rien pour lui ? Le garçon ne goutait peu aux contradictions pareilles : de fausses excuses, il en avait trop souvent connu pour les laisser passer sans s’en offusquer.

- Ne prétendez pas alors que ça ne vous amuse pas, répondit-il d’un ton sec, presque claquant. Peut-être pensait-il pouvoir prendre facilement le dessus sur un adolescent de 14 ans, mais c’était bien mal le connaître que de prendre son apparente placidité pour de la docilité. « Vous faites ça pour donner à la classe l’illusion de votre contrôle, n’est-ce pas ? Matons la forte tête de la classe, les autres suivront le pas... »

Il eut un petit rire insolent, l’air de dire « allons-y, entrons dans la danse et nous verrons qui de nous deux gagnera l’ultime combat ». Il allait sans dire qu’il voyait mal quelqu’un comme le nouveau maître des potions prendre le dessus sur lui : il avait l’air faible, sans autorité. Rien de comparable à ce que Dmitri avait connu jusqu’à présent : un père à l’éducation musclée, un grand-père strict ou un grand-oncle qui n’hésitait pas à lui lancer des sorts lorsqu’il dépassait les limites de l’acceptable. Bevans, lui, se contentait de lui faire des heures supplémentaires de potions. Le Tchèque dut toutefois bien reconnaître – juste en pensée, il n’allait tout de même pas lui dire oralement – qu’il était surpris par son procédé. Trois morceaux de papiers, trois potions... et un philtre d’un niveau largement supérieur. C’était fourbe et un instant, il crut voir sur le visage de l’homme la satisfaction... une lueur chassée presque aussi vite qu’elle était apparue, laissant planer le doute sur son existence. La révélation vint malgré tout souligner la plaisir coupable qui devait animer l’enseignant, celui-ci d’un ton joyeux les deux autres possibilités auxquelles il avait échappé. Toutes les deux plus simples. Cette pensée traversa son esprit en même temps que lèvres de l’adulte.

Sans demander son reste, ce dernier gagna son gramophone pour installer la musique ; sans doute était-il habitué à travailler avec un fond sonore. Dmitri aimait pour sa part le silence. Il était infiniment plus réconfortant et laissait plus d’espace à la réflexion. Se détournant lui aussi, il gagna son chaudron pour entendre la voix reprendre de plus belle. Des indices, hein ? Un sourire fendit son visage, alors qu’il posait le regard sur les ingrédients : il n’avait donc pas mis trois fois la même potion. S’il ne connaissait pas bien la goutte du mort-vivant, il en allait autrement des deux autres propositions, plus accessibles ; de quoi constater que certaines choses s’utilisaient pour l’un ou l’autre des philtres. Avec un peu de chance, aucun ingrédient n’était pertinent pour deux potions à la fois.

Il avait déjà commencé à opérer un premier tri rapide, conservant pour plus tard l’unique chose qu’il savait avec certitude être utile pour la goutte, quand Bevans lui confia mettre pour commencer sa chanson favorite... enchaînant sur ses talents en batterie. Peu à peu, le piège se dessinait autour de lui, menaçant. Il aurait pu évoquer bien d’autres instruments, mais il s’agissait de celui qui présageait le plus de bruit qui fut mentionné, comme une première mise en garde.

- Peut-être feriez-vous mieux de vous concentrer sur votre carrière musicale... siffla-t-il entre les dents, réalisant qu’il aurait sûrement été préférable de poser un veto sur l’usage du gramophone.

Trop tard, de toute façon, le vinyle était déjà armé. Dmitri se pencha sur sa paillasse, cherchant à se souvenir de la fabrication du philtre calmant – heureusement pour lui, il en avait déjà confectionné par le passé – quand la musique se lança. Une seconde à peine après le début, le murmure se transforma en un cri guttural des plus barbares, accompagné d’une batterie folle et d’une guitare non moins agitée. L’arrivée si brutale du son le prit de surprise, le faisant sursauter malgré la défiance qu’il avait rapidement développée à l’égard du gramophone. Le visage tendu, ses yeux se fermèrent, comme pour implorer une quelconque aide divine. Ou maudire l’enseignant qui s’amusait à mettre ainsi sa confiance – et sa concentration – à rude épreuve. L’élève releva la tête, regardant l’homme qui était affairé à griffonner sur sa table en chantonnant faiblement. À en juger ses coups de crayons, il ne devait pas corriger une copie. Un bref instant, il se surprit à se demander ce qu’il pouvait faire avec une pareille ambiance musicale mais il se reprit bien vite, alors que le chanteur de la musique demandait un exorciste à grand renfort de cris venus d’outre-tombe.

Se concentrer. Faire fi de ce bruit agressif qui résonnait dans le cachot. Ne prêter attention qu’à ses ingrédients. Machinalement, il en décala quelques-uns sur le côté, maudissant toujours un peu plus l’auteur de cette torture tout en se faisant la réflexion qu’un philtre calmant n’aurait sûrement pas été de refus à cet instant précis. Heureusement pour l’heure, il n’avait pas besoin d’être réellement concentré : c’était sans même réfléchir qu’il retirait un à un les ingrédients qui ne servaient qu’à confectionner le mauvais philtre, réduisant la masse des éléments qui pouvaient potentiellement composer la goutte du mort-vivant. Comme en félicitations de son effort, le gramophone se tue après un temps qui lui avait paru une éternité – un coup à sa montre ne lui indiqua que trois petites minutes – et des ultimes paroles qui exprimaient plutôt bien le soulagement : « It’s over, wow that’s really cool ». C’était effectivement beaucoup plus agréable que ça s’arrêtait. Dans cette accalmie bienvenue, la voix de Bevans s’éleva. Dmitri releva les yeux de sa paillasse, croisant le regard du barbu.

- Vous écoutez vraiment cette horreur ? lâcha-t-il finalement, sans une once de gêne. Finalement, il y avait peut-être une certaine logique dans son aspect et sa musique : débraillé et négligé, il n’y avait rien de distingué chez lui. « J’imagine que le bon goût n’était pas plus sur la fiche d’embauche du nouveau maître des potions que les talents de potionnistes. »

Il n’escomptait pas arrêter de l’insulter de sitôt : s’il voulait obtenir son respect, ça n’était certainement pas en agissant de la sorte.
Le Tchèque attrapa une fiole de mandragore cuite – dont il connaissait les effets apaisant grâce aux cours de botanique de deuxième année – et s’apprêta à la mettre sur la pile des ingrédients exclus lorsqu’il figea son geste une seconde pour dire :

- On croirait entendre des cris de mandragores sortir du gramophone.

Puis il se délesta de la fiole qui devrait lui être inutile pour la goutte du mort-vivant.

L’insolence chevillée au corps, Dmitri scrutait l’enseignant de son regard froid où dansait une lueur de défi. Dans d’autres circonstances, peut-être aurait-il pu se montrer plus conciliant, moins acerbe envers cet homme qui arrivait tout juste et qui n’avait nullement cherché le courroux du garçon, mais il endossait le mauvais rôle, celui du successeur d’Alexander, celui de l’adulte qu’il ne pouvait que mépriser. Tout chez lui semblait d’ailleurs être pensé pour être une offense à la mémoire de son aïeul ; un aspect négligé, une barbe mal entretenue, une familiarité vulgaire. Son sourire faussement amical n’y changeait rien sinon qu’il lui donnait l’impression d’être facile à dominer. Un professeur sans autorité, faible et sûrement choisi à défaut de mieux, en désespoir de cause. Il lui répondit pourtant sur le même ton de la confrontation avec plus de répondant que durant son cours, comme libéré du poids du regard de toute une classe. En tête à tête, certaines barrières tombaient sans aucun doute. Dmitri se contenta d’y répondre d’un haussement d’épaule ; il n’avait nul désir de chercher le dernier mot, d’autant moins qu’il n’avait pas d’égo à défendre devant un parterre d’élèves qui les observaient. Seuls dans le cachot et le Tchèque désormais armé du parchemin qui indiquait la nature de sa punition, la meilleure des réponses s’offrait à lui de manière assez évidente : s’il réussissait la potion, il gagnerait sans aucun doute cette confrontation d’orgueils.

Au moins pouvaient-ils se mettre d’accord sur l’inconfort qui allait s’installer : à peine Bevans avait-il évoqué ses talents passés de batteur que l’aiglon avait vu venir l’entourloupe. Pris à son propre jeu, il lança un regard méfiant au gramophone, comme si l’objet était la cause de ce tourment. Oh certaines des musiques qu’il chérissait pouvaient se révéler pleines de percussions violentes, à l’instar de l’ouverture de Tchaïkovski et ses canons qui claquaient au rythme de la symphonie, mais force était de reconnaître qu’il préférait les œuvres qui maniaient douceurs et vivacités avec plus de délicatesse comme le faisait Dvořák dans l’esprit des eaux... et il suffisait d’un regard vers l’homme en face de lui pour se douter qu’il n’était pas de ceux qui savaient savourer ces choses. Sans doute au moins étaient-ils d’accord sur ce point car l’adulte se para d’un sourire mauvais en exprimant un doute au sujet de ce qu’il s’apprêtait à lui faire écouter. Sans surprise, sa prédication se révéla parfaitement exacte : il ne fallut même pas quelques secondes avant qu’une grimace ne déforme le visage de Dmitri à l’écoute de ce qui ne pouvait clairement pas être qualifié de « musique ».

Quand le gramophone daigna enfin se calmer et que le maître des potions s’enquit de l’état de l’élève, celui-ci ne se priva pas pour relancer les hostilités à son sens parfaitement justifiées : c’était lui après tout qui cherchait à le priver de l’usage de ses oreilles avec cette horreur qui hurlait dans le cachot avec autant de délicatesse que des mandragores dépotées. L’adulte ne rebondit pourtant pas, peut-être las de ce petit jeu, à moins qu’il n’ait simplement rien à y répondre, et changea de position, adoptant une posture plutôt cavalière comme pour mieux mettre en évidence ce qu’il griffonnait. Un instant, le Tchèque le scruta, alors même que la deuxième musique commençait avec une relative douceur comparée à la précédente. Cette fois-ci, ce fut la voix de Bevans qui vint recouvrir les instruments, plutôt que celui d’un chanteur se raclant la gorge. Il s’était attendu à ce que l’enseignant prenne connaissance de son dossier scolaire : il était après tout le directeur des serdaigles et compte tenu de leur passif débutant, c’était un réflexe plutôt logique. L’écoutant d’une oreille pérorer sur l’étendue de ses problèmes de discipline, il se mit à énumérer dans sa tête les ingrédients du philtre de paix... mais en vain, entre le gramophone et l’adulte qui commençait à titiller une corde sensible en évoquant sa fratrie, il ne parvenait à se souvenir de tous les ingrédients. L’adolescent abdiqua après quelques tentatives de se remémorer ce qu’il savait, les doigts tremblant tant il luttait contre l’envie de lui dire de la fermer.

- Qu’est-ce que ça peut bien vous faire ? lâcha-t-il finalement en guise de réponse au professeur. Il était parfaitement conscient que la menace d’expulsion planait sur lui ; il l’avait déjà été une première fois et il n’avait plus son aïeul sur place pour plaider en sa faveur. « Mais allez-y, renvoyez-moi, vous ne feriez que me rendre service. Ce n’est pas comme si j’avais envie de rester dans cette école, de toute façon. »

Bien évidemment, il n’avait nulle envie d’aller à Durmstrang – d’autant plus que son vieux norrois commençait sûrement à être un peu rouillé ; ses derniers cours dans la langue utilisée dans l’école nordique remontaient à avant son départ en Écosse – mais il n’allait pas le dire à Bevans qui n’attendait sûrement que ça pour l’expulser. D’un autre côté, il n’avait pas à faire beaucoup d’efforts pour ce bluff : une partie de lui voulait rejeter Poudlard depuis le décès de son aïeul et une sombre lueur encore empreinte du deuil dansait dans ses iris pleines de rancœurs.

Son pouce s’agitait autour de la chevalière qu’il portait à l’auriculaire, la faisant tourner en attendant le silence... mais à peine le plus âgé cessa de parler que le chanteur prenait son relai et entonnait un air d’une voix venue d’outre-tombe. Parler de « chanteur » était à la réflexion une insulte pour quiconque avait déjà poussé la chansonnette. Le jeune van Aken adressa un regard impuissant à ses ingrédients, comme dans l’espoir vain que l’un d’eux se décide à bouger tout seul vers la pile des exclusions. Quand l’amer constat de son échec se fit trop fort, il plaqua la main sur la paillasse, la bague frappée des armoiries de sa famille émettant un son presque en harmonie avec la musique qui s’échappait du gramophone. La mâchoire serrée sous l’effet de la colère, il profita toutefois d’une accalmie dans la chanson, alors que des chœurs latins retentissaient, pour demander en lorgnant du côté des manuels posés sur le bureau :

- Je peux vous en emprunter un ? Son égo meurtri saignait d’avoir à demander pareille faveur. « Je n’ai pas pour coutume de faire des potions avec pareils borborygmes » se justifia-t-il le plus honnêtement du monde. « On ne s’entend pas penser. »

Comment se concentrer et se souvenir des bons ingrédients ainsi ? Évidemment, Bevans était plus perfide que son sourire faux et son allure ne le laissaient penser de prime abord : il l’avait poussé jusque-là et devait sûrement savourer cette première victoire... mais Dmitri n’escomptait pas lui en laisser une autre. Le philtre de mort-vivant allait être parfait.

La tentative de Dmitri de retourner la discussion en sa faveur, arguant qu’il préférerait être expulsé pour partir à Durmstrang, ne prit guère et l’enseignant se contenta d’hausser un sourcil difficile à interpréter, sûrement quelque chose entre le dubitatif et la curiosité. La vérité était qu’il n’avait jamais voulu aller dans l’école nordique ; enfant, il ne s’était pas posé la question, sachant pertinemment qu’il y était inscrit depuis sa naissance, mais lorsque l’idée de l’envoyer vivre chez son aïeul avait germé dans l’esprit désespéré et intéressé de ses parents, de nouvelles perspectives s’étaient offertes à lui. Depuis lors, il ne s’imaginait pas fouler le sol de la froide école – mis à part pour des vacances scolaires – et il avait parfaitement conscience qu’elle ne lui ferait pas un accueil très chaleureux : la discipline n’était pas son fort et il n’avait aucune attache là-bas, si ce n’était deux frères et une sœur qu’il ne supportait pas.

Jusqu’à présent, si ce n’était sous la gouvernance d’Appleton, il n’avait craint de se faire renvoyer définitivement, conscient qu’Alexander couvrait ses arrières et lui posait les barrières infranchissables de la discipline. Son décès les avait faites sauter, ne laissant plus qu’un vide où la colère et le deuil s’étaient engouffrés. Il vacillait à présent au bord du vide, cherchant de nouvelles limites qu’il peinait à trouver. Sans doute avait-il sous-estimé le maître des potions, dont l’allure faible et la discipline chancelante lui avaient laissé entrevoir une trop grande liberté ; pourtant plus les cris résonnaient dans le cachot, le faisant parfois grimacer tant cette musique lui était désagréable, plus il comprenait que la confrontation risquait d’être plus rude que ce qu’il avait imaginé au début. Il en fallait plus pour qu’il se démonte, cela étant. Il avait connu discipline plus rude, quoique moins atypique. Qu’à cela ne tienne, il escomptait bien remporter la manque en réussissant sa potion ; il aurait tout le loisir de s’armer d’un rictus fier et moqueur une fois le philtre terminé. En temps normal, il s’en savait tout à fait capable, mais le gramophone se révélait plus handicapant qu’escompté ; la concentration n’était pas aisée lorsque quelqu’un vous hurlait dans les oreilles.

Capitulant bien malgré lui, le regard froid et le visage le plus inexpressif qu’il soit capable de produire, il regarda Bevans arquer un nouveau sourcil à l’écoute de sa requête. Dmitri s’attendait à l’entendre se moquer mais après quelques secondes de silence – le chanteur en train de se faire égorger mis à part – l’enseignant déposa son attirail pour s’armer du manuel requis et s’approcher de lui. À présent à quelques centimètres de lui, ils se scrutèrent, le Tchèque refusant de détourner le regard. À nouveau, le maître des lieux requit une réponse à sa précédente question et une fois de plus, l’adolescent sentit poindre l’envie de l’envoyer sur les roses. Le sujet lui était toujours désagréable ; même avec son aïeul, qui pourtant connaissait chacun des détails des motivations parentales et grand-parentales, il avait toujours été réticent à aborder la question. La mâchoire serrée, il détourna le regard l’espace d’une seconde, ses iris se posant un instant sur la paillasse avant de s’attarder sur le manuel que l’adulte tenait toujours, l’air de dire « vous me le donnez, oui ou non ? ». La surprise fut manifeste quand il posa finalement l’ouvrage sur la table tout en indiquant la bonne page. Le jeune van Aken hésita quelques secondes, tira le livre et l’ouvrit sans un mot, cherchant le philtre de potions. Page 155... 156... 157. Voilà. La liste des ingrédients bien en évidence, il soupira en voyant son oublie : il n’y avait pas d’épines de porc-épic et de sirop d’ellébore dans le philtre de mort vivante, il s’agissait donc là de deux derniers ingrédients qu’il avait oublié pour celui de paix.

Bevans n’avait pas bougé, les bras croisés, sa voix couvrant une dernière fois la musique. À nouveau, les doigts du garçon s’agitèrent autour de sa chevalière, trahissant la tension qui était le sienne. Au prix d’un effort qui lui parut presque surhumain, il daigna finalement capituler et répondre à sa première question :

- Je ne suis pas à Durmstrang parce que mon grand-oncle est... Il hésita et se corrigea, la gorge nouée : « ... Était mon professeur de peinture vivante. »

Tout en parlant, il n’avait pas quitté des yeux son livre, quoique sans vraiment le voir. Ça n’était qu’une partie de l’explication ; la plus agréable, la plus présentable. Celle qui omettait de mentionner les écarts de conduite, les bagarres avec certains de ses frères... la cohabitation pour ainsi dire impossible entre deux d’entre eux. Dmitri n’aurait pas fait long feu à Durmstrang : sans aucun doute aurait-il été expulsé rapidement, jetant ainsi l’opprobre sur la famille et causant du tort au reste de la fratrie. Mais tout cela, il ne pouvait le dire. Il ne pouvait exprimer ouvertement cette sensation qu’il avait toujours eu que d’être l’élément de trop, le vilain petit canard que l’on préférait cacher loin pour ne pas attirer une attention néfaste sur leur nom.

- Il enseignait à Poudlard.

Cette fois-ci, il avait levé les yeux vers l’enseignant, une vague lueur de défi dans le regard : il avait sûrement déjà dû faire le rapprochement, bien entendu. Le benjamin van Aken avait l’impression de trahir la mémoire de son aïeul en parlant à son successeur, en lui lâchant ne serait-ce que cette bribe d’informations et même alors que la cachot de potions avait été délesté de tous ses tableaux, il se sentait épié. Il avait l’impression qu’à tout moment, le portrait d’un de ses ancêtres allait surgir pour le réprimander.

- C’est bon, vous avez votre réponse. Vous êtes content ?

Pour s’occuper les mains et ne plus laisser l’agitation trahir ses sentiments, il reporta son attention sur sa paillasse et en retira les deux derniers ingrédients qui ne lui seront pas utiles.

Fatigué par la musique qui agressait ses tympans depuis le début de la retenue, Dmitri alternait entre une profonde colère et le simple désir de partir au plus vite de la pièce ; les murs du cachots faisaient résonner le râle d’outre-tombe du chanteur, hérissant les poils de l’adolescent qui n’était pas habitué à pareille sonorité, et il devait s’armer de patience pour ne pas laisser sa hargne s’épancher sur l’enseignant. Ou la table. Ou les deux. Heureusement pour lui, l’absence de réaction de Bevans lorsqu’il fut question du manuel de potions lui épargna une cause supplémentaire d’irritation – et Merlin savait à quel point il était à fleur de peau – le laissant un peu souffler le temps qu’il arrive avec le livre sous le bras. Il resta un instant silencieux, quelques signes de nervosité trahissant la tension qui l’habitait, avant de capituler, en partie du moins. Plus le Tchèque bottait en touche, plus il sentait les questions du professeur se faire incisive ; il ne s’en donnait pas l’air pourtant, avançant masqué et lui promettant une légère accalmie musicale si seulement le garçon daignait se montrer un peu plus coopératif. L’ironie de la situation aurait presque de quoi le faire sourire, si seulement il avait eu la tête à ça : l’adulte semblait aussi buté que lui et le regardait d’un œil inquisiteur, quoiqu’il se cachât derrière une fausse bonhommie. Oui, elle ne pouvait qu’être feinte.

Las de cette confrontation qui ne disait son nom et désireux de réussir la potion, seul moyen pour lui de s’en sortir la tête haute et avec le sentiment d’avoir gagné ce duel d’égos, il n’avait d’autre choix que de parler un peu ; pas vraiment des confidences, il gardait pour lui la véritable nature de sa présence à Poudlard, mais un morceau de vérité qui sembla suffisamment satisfaire le professeur pour qu’il n’insiste pas plus et s’éloigne, baissant enfin l’intensité de la musique. Elle était toujours là, insistante et désagréable, mais au moins n’avait-il plus l’impression d’entendre les morts de Poudlard lui hurler aux oreilles. Une lueur de satisfaction traversa brièvement le visage de l’adolescent avant qu’il ne reporte son attention sur ses ingrédients, cherchant un peu malgré lui à cacher tout ce qui pourrait passer pour de la gratitude : il ne voulait pas devoir quelque chose à cet homme qui osait se prétendre maître des potions.

Désormais débarrassé de tous les ingrédients superflus, Dmitri avait assez de place sur sa paillasse pour préparer sa potion ; fort d’habitudes acquises avec les années, il prépara son chaudron sans trop y prêter attention, un regard toujours sur le manuel qui détaillait la marche à suivre. Ça n’était pas très compliqué, quoiqu’elle nécessitât d’être relativement attentif à plusieurs moments clefs afin de ne pas laisser la potion chauffer trop longtemps. L’autre difficulté était la fève soporifique dont il pouvait être ardu d’extraire le jus mais il n’était pas particulièrement inquiet : il était habile de ses mains et minutieux. Une fois l’eau sur le feu, il écarta donc les ingrédients qui pouvaient attendre et s’arma d’un couteau, desdites fèves et d’un bol pour recueillir le fruit de ses travaux. Tâchant de faire fi de la musique qui continuait à s’acharner sur ce pauvre gramophone et de la voix de l’enseignant qui fredonnait à l’unisson avec une voix trop douce pour l’air qui se jouait, il pratiqua une incision dans la première fève et la pressa au-dessus du récipient, le jus coulant doucement entre ses doigts. Concentré sur sa tâche, il lui fallut quelques secondes pour comprendre que l’adulte s’adressait à lui. Relevant la tête vers lui, il le vit toujours concentré sur son dessin, si bien que l’espace d’un instant il aurait pu croire que c’était le gramophone qui lui avait posé la question.

- J’ai commencé à peindre quand j’avais onze ans, répondit-il finalement en reportant son attention sur la graine.

Il aurait pu l’ignorer et continuer sa besogne mais parler de peinture l’apaisait et il s’agissait d’un sujet sur lequel il pouvait facilement s’épancher sans même y prêter attention. L’art était tout ce qu’avait Dmitri : ce qui l’avait aidé à se différencier de ses frères, ce qui lui avait permis de s’exprimer.

- Avant, je dessinais.

Avant que son aïeul ne lui propose de le prendre en apprenti. Penser à lui et à leurs sessions de peinture ranimait des souvenirs aussi agréables que douloureux. Dès lors qu’il s’agissait des tableaux, il se montrait plus attentif et sage que jamais, un élève irréprochable capable d’un silence religieux... sans doute parce qu’une partie de lui avait encore l’impression d’avoir volé cette opportunité qu’il n’avait peut-être pas mérité. Sans les conflits successifs et de plus en plus violents avec ses frères, il n’aurait peut-être jamais mis les pieds dans le manoir d’Alexander. Sans l’accident avec Kryštof, peut-être était-ce lui qui aurait eu cet honneur ? Le Tchèque baissa les yeux sur sa main qui pressait la fève, ses jointures commençant à blanchir à force d’appuyer. Depuis le décès de son oncle, il n’avait pas eu le courage de poser quelques coups de pinceaux sur le portrait inachevé de l’homme ; il avait encore cette anxiété enfantine qui remontait en lui chaque fois qu’il y pensait, cette panique qui grandissait à mesure qu’il voyait les jours passer sans qu’il ne parvienne à s’y atteler.

La voix de l’enseignant l’arracha à ses pensées, sonnant comme une promesse de libération. Il n’avait plus qu’à terminer et il pourrait partir.

- D’accord.

Il égoutta la graine en la secouant un peu au-dessus du récipient et en attrapa une autre. S’il se débrouillait bien et qu’il avait un peu de chance, il n’en aurait besoin que d’une supplémentaire pour concocter la potion. Tandis qu’il s’essuyait la main pour mieux saisir le couteau, le gramophone se taisait quelques secondes le temps qu’une nouvelle musique se lance. Il n’avait désormais plus beaucoup d’espoir quant au registre musical : tout était du même acabit, criard et morbide. Le temps ne l’aidait pas à y prendre goût ; au contraire, plus le temps passait et plus sa patience menaçait de l’abandonner dans le cachot pour fuir les immondices qui criaient des vulgarités. Soupirant d’exaspération sans faire d’efforts pour cacher le dédain qu’il nourrissait pour les choix musicaux de l’enseignant, il déposa doucement la lame de son couteau contre la fève et appuya. Elle était plus dure que la précédente ; en tant normal, sûrement s’y serait-il pris autrement, cherchant un meilleur endroit pour pratiquer une incision dans la graine, mais l’énervement grandissait à mesure que le « chanteur » hurlait ses insultes et il peinait à garder son calme. Frustré, il appuya de plus en plus fort, sentant la fève proche de capituler face à ses efforts. Elle bougeait un peu sous le tranchant du couteau, comme si elle cherchait à s’extirper de cette dangereuse prise. Le Tchèque la remit légèrement en place de la main gauche quand, d’un coup, il sentit la main qui tenait la lame glisser vers l’avant. Son gémissement de douleur fut couvert par le cri aiguë du chanteur, donnant presque l’impression qu’il cherchait à trouver une seconde voix pour chanter à l’unisson. La petite arme glissa sur la paillasse et la fève vola au loin, soudainement libéré de cette emprise, propulsé comme une catapulte. Dmitri jura dans sa langue natale, portant machinalement sa main gauche contre lui alors que la douleur laissait progressivement place à une forte sensation de palpitation dans les doigts de la main gauche. Lorsqu’il regarda finalement les dégâts, ce fut pour découvrir son index recouvert de sang et d’un coup, comme si la vue de l’hémoglobine avait activé quelques cellules de son cerveau, il se sentit pris d’un vertige et s’affala à moitié contre la chaise de sa paillasse. Il n’avait pourtant pas peur du sang – ce serait un comble pour quelqu’un habituer à se battre.

La réplique au bord des lèvres, prête à fuser à la moindre remarque moqueuse de l’enseignant, Dmitri s’était finalement vu offrir le manuel sans qu’aucun mot ne soit prononcé, sinon la page nécessaire. Il ne s’était pas attendu à ce qu’il se montre si peu vindicatif : au contraire, il daigna même baisser un peu le son du gramophone, laissant l’aiglon souffler un peu et se concentrer sur sa potion. Les voix d’outre-tombe continuaient à pousser des cris bestiaux mais ses oreilles ne menaçaient plus de saigner chaque fois que la batterie s’acharnait contre ses tympans. L’ambiance en devenait presque douce, comparé à la sauvagerie des premiers instants, lui laissant l’opportunité de se détendre un peu. La mâchoire malgré tout toujours serrée, il parcourra du regard le livre et le déroulé de la potion : en d’autres circonstances, sûrement aurait-il apprécié une retenue comme celle-ci. Elle était infiniment plus stimulante que de copier des lignes... ou l’intégrale des œuvres d’Agatha Christie. Le Tchèque aimait être mis au défi : garçon très fier, il se délectait de ses occasions de montrer qu’il était le meilleur et après avoir insulté le professeur et critiqué ses méthodes, lui prouver que ses paroles n’étaient pas creuses était important pour lui. Cela étant, jamais il n’avait travaillé ainsi, constamment agressé par la musique : s’il pouvait sans mal répondre à quelques questions sans se déconcentrer, il était relativement plus difficile de rester focalisé sur sa tâche quand l’ambiance musicale était si forte. Il avait dû mal à faire abstraction de ce qu’il écoutait malgré lui et les paroles s’imposaient à lui de temps à autre, le faisant lever les yeux au ciel par intermittence. Chaque fois, son regard s’attardait alors sur Bevans qui dessinait à son bureau, comme pour mieux planter une épine dans son cœur à chaque fois. Il n’y a encore pas si longtemps, il avait travaillé avec son aïeul, peignant à côté de lui, écoutant ses critiques et conseils... apercevoir la silhouette bourrue de son successeur penchée sur une œuvre lui rappelait des souvenirs qu’il aurait aimé ignorer.

Se forçant à reporter son attention sur sa fève tout en répondant à l’adulte d’un ton laconique. Lorsqu’il le voulait, la peinture était un sujet sur lequel il pouvait s’épancher longuement et si avec l’enseignant, il demeurait avare en mots, le simple fait qu’il parvienne à lui adresser quelques mots moins acerbes était déjà une petite victoire en soi. Peut-être conscient de sa chance ou plus intéressé par sa propre œuvre que par l’existence de l’élève, le maître des potions ne relança pas la discussion : il avait déjà eu plus de réponses que ce que Dmitri aurait cru pouvoir lui accorder... malgré tout, il était plutôt satisfait de voir que l’homme ne s’acharnait pas à le questionner sur sa famille, peu désireux de sentir la curiosité titiller encore un peu le désagréable sujet de sa fratrie. Il était trop à fleur de peau : la moindre parole de travers risquait de le faire repartir dans une colère qui ne ferait plaisir à aucun d’eux et qui ferait passer les sons diffusés par le gramophone pour de douce mélodie pour endormir les enfants. De mélodieux, les goûts musicaux du professeur n’en avaient rien et pressé de terminer sa potion, le Tchèque accéléra un peu la cadence sur fond de metal et des fredonnements de l’homme qui semblait presque avoir oublié son existence. Outre l’avantage qu’il en tirerait à s’échapper vite du cachot, il sentait son égo grandir à l’idée de faire une goutte du Mort-Vivant dans des temps record. Trop empressé, trop peu attentif à cause de la musique qui continuait de s’acharner et de la batterie qui s’excitait, son couteau finit par glisser, caressant de sa pointe la peau d’albâtre de l’adolescent. Le sang affluait vite à sa main et il sentait ses veines palpiter sous la couche d’hémoglobines. La sensation était agréable : ça n’était pas la douleur qui le dérangeait – elle était relativement supportable – ou la vue du sang – il y était habitué – mais d’en perdre d’un coup, le sang semblait abandonner progressivement son cerveau pour se ruer vers l’incision presque chirurgicale. Il ne fit pas attention à l’enseignant et entendit à peine ses pas s’approcher. Même le gramophone semblait devenir de plus en plus lointain. Dmitri posa sa main intacte sur la paillasse comme pour se rappeler où était son centre de gravité à l’instant même où le Bevans arriva dans son champ de vision.

Le van Aken hésita quelques secondes avant d’obtempérer, laissant le professeur prendre sa main dans la sienne. Elle lui parut presque brûlante au contact des doigts froid du garçon et avait les callosités du potionniste. Le Tchèque, lui, peinait à masquer la tension qui était la sienne : il se sentait exposé si proche de lui et les seuls contacts physiques dont il avait l’habitude étaient ceux qui impliquaient généralement des ecchymoses. Même ses parents, depuis qu’il était capable de s’en souvenir, n’avaient jamais eu pour habitude de beaucoup le toucher : il s’agissait de choses qui ne se faisaient guère dans son éducation et ça n’était pas le distant Alexander qui aurait pu changer la donne. Le maître des potions, pourtant, se révéla plutôt doux, pointant sa baguette sur son doigt pour recoller en un sort les bouts de peau ; s’il n’y avait le sang qui imprégnait sa peau pour trahir la présence de la blessure ou le teint blafard du garçon, l’on pourrait croire qu’il ne s’était jamais blessé.

- Ça va, répondit-il un peu sèchement en récupérant sa main.

Il ne sentait plus palpiter ses veines même si une sensation fantôme un peu désagréable continuait à irriter sa peau par moment, comme au rythme imaginaire du battement de son cœur. Machinalement, il remua un peu les doigts de sa main meurtrie, en vérifiant la dextérité quand bien même ne peignait-il pas habituellement avec celle-ci.

- Sans blague... je n’avais pas remarqué souffla-t-il d’un ton irrité en entendant la remarque de l’adulte sur sa prise de risques. « Vous l’avez dit : plus tôt j’aurais terminé ma potion, plus tôt je pourrais mettre de la distance entre ce gramophone et moi. »

Qu’il s’estime heureux : il ne parlait que de l’objet et du registre musical, non de celui qui l’avait allumé. Il s’agissait quelque part d’une évolution notable dans ses reproches. Ça n’était pourtant pas les occasions qui manquaient mais peut-être avait-il perdu un peu de sa verve en même temps que les couleurs sur son visage. À moins que Bevans n’ait réussi à l’amadouer un peu avec ses questions sur la peinture, atténuant un peu la colère de Dmitri au profit du seul sujet capable de canaliser un peu ses ressentiments.

L’aiglon lança un regard vers sa paillasse, un poil déçu : il n’avait pas extrait assez de jus de fèves et allait devoir recommencer, plus prudemment s’il n’escomptait pas réitérer une nouvelle fois l’incident. Il attrapa sa baguette, laissée sur le côté et la pointa sur le plan de travail où son sang commençait à imprégner le bois.

- Recurvite.

En quelques instants, toute trace de l’accident s’effaça, seul le sang qui commençait à sécher sur sa main trahissant toujours son échec. Échangeant sa baguette avec le couteau, il hésita un instant avant de marmonner à l’adresse de l’adulte :

- Merci pour le soin.

La blessure qui meurtrissait son doigt semblait avoir également atteint le cœur de Dmitri, frappant son égo encore un peu plus. Après avoir réquisitionné le manuel, s’ouvrir si bêtement la main, alors déstabilisé par une musique trop violente et une colère sourde – aussi sourde que lui risquait de le devenir s’ils continuaient ainsi – accentuait son envie de montrer à l’enseignant ce dont il était capable. Chaque échec ne faisait que le rendre plus hargneux encore, mais il se connaissait suffisamment pour savoir qu’il risquait de s’enliser dedans. Minutieux et attentif, il l’était sans aucun doute, mais son plus gros défaut était cette forte proportion à se laisser emporter par ses sentiments. Même en peinture, il avait parfois du mal à canaliser son énergie. La blessure avait toutefois eu ce bon goût de le calmer, un peu de force, mais au moins ne bouillonnait-il plus tout à fait de cette rage puérile qui le caractérisait si bien. Plus pâle que d’habitude, le bleu de ses pupilles devenant presque brillant par comparaison avec le teint de son visage, il avait un instant regardé le sang sans trop savoir quoi faire de ce doigt amoché. Il avait appris à lancer le sort mais ne l’avait encore jamais utilisé sur lui-même, encore moins alors que des étoiles commençaient à danser dans son champ de vision. L’intervention de Bevans l’arracha de cette réflexion, réunissant les deux morceaux de peau d’un simple coup de baguette réparateur. Dmitri n’aimait pas l’idée de lui être redevable, même pour si peu : c’était comme une insulte supplémentaire, un affront moqueur qui lui était fait pour mieux lui faire payer ses paroles lors du premier cours de potions. Il s’était d’ailleurs attendu à ce qu’il fasse une remarque, soulignant le risque idiot qu’il avait pris en optant pour la démarque la plus rapide mais la plus dangereuse.

- Je ne bâcle rien du tout, siffla-t-il entre les dents, supportant qu’assez peu de se faire reprendre, particulièrement par cet homme dont il avait critiqué la pédagogie.

Il savait trop aimer avoir le dernier mot pour son propre bien : presque chaque fois qu’il avait pris des coups ou des sorts de son père, de son grand-père ou de son grand-oncle, c’était en raison de ces mots de trop, de paroles qu’il lui aurait mieux valu garder pour lui. Il ne savait pas s’arrêter, trop fier pour reconnaître ses torts, faire amende honorable, ou simplement cesser de chercher à l’emporter. Remercier l’enseignant relevait ainsi d’un effort presque surhumain pour l’adolescent, non vraiment une repentance ou du respect, mais un début de reconnaissance. Très vague, encore si discret, mais c’était là. Il ne l’avait même pas regardé, trouvant plus aisé de s’affairer sur sa potion qui n’avait toujours pas avancé plutôt que de lui accorder un regard... le faire serait trop insister sur cet égo meurtri, et il n’en était pas capable. Il releva pourtant la tête avec surprise en entendant la musique se couper en plein milieu, trouvant le professeur Bevans au niveau du gramophone, retirant le vinyle de son emplacement. Leurs yeux se croisèrent alors qu’il le questionnait sur ce que les sorciers écoutaient habituellement, le laissant un instant dubitatif. Il était vrai que le maître des potions avait une allure un peu atypique, bien loin des costumes et robes de sorciers bien entretenus de son défunt aïeul, mais au-delà du mépris qu’il avait naturellement adopté en le voyant si négligé, il ne s’était pas vraiment demandé si cela trahissait ses origines ou seulement un goût discutable pour la mode.

- Je préfère le baroque, répondit-il dans un haussement d’épaule sans même remarquer le préjugés de l’adulte. « Surtout le baroque tardif. Mais j’aime bien le jazz aussi. »

Baroque et jazz avaient d’ailleurs quelques points communs notables... mais sans doute n’allaient-il pas commencer à pérorer sur les caractéristiques communes des différents genres musicaux, d’autant qu’après avoir écouté les goûts de l’homme, il n’était pas certain de vouloir prendre le risque de s’aventurer sur ce terrain avec lui.

Dmitri resta quelques secondes interdits face à la suggestion de reprendre la retenue sans musique : l’idée était assez séduisante pour le garçon qui aimait travailler dans le calme et s’accoutumait très bien du silence, mais à la réflexion, il n’était pas certain d’apprécier de se retrouver sans musique pour occuper l’espace vide entre eux. Avec Alexander, cela ne l’avait jamais dérangé mais ils n’avaient pas tout à fait entamé leur relation sous les meilleurs auspices et l’idée d’entendre Bevans respirer ne l’enchantait guère.

- Vous avez du Mysliveček ?

Il marqua un temps d’hésitation, réalisant qu’il n’avait peut-être pas cité le nom le plus connu du répertoire baroque. Il allait reprendre avec quelques noms plus connu quand une idée traversa son esprit taquin, un sourire le trahissant fendant alors son visage :

- C’est peut-être un peu trop doux pour vous. Bach, peut-être ? Il peut être aussi bruyant que vos... Il lorgna en direction du vinyle qu’il tenait encore dans les mains. « ... musiques. »

D’autres mots lui venaient bien à l’esprit, mais ils ne risquaient pas d’obtenir l’assentiment de l’adulte et alors qu’il venait d’obtenir un changement de registre, il n’avait pas vraiment envie de trop pousser sa chance. Ne pas tenter le diable et se satisfaire du peu qu’il obtenait... il commençait presque à devenir raisonnable.

- Qu’est-ce que c’était, d’ailleurs ? C’est moldu ?

Puisque le maître des potions avait été le premier à aborder la question, le jeune van Aken estimait qu’il avait à son tour le droit de creuser de ce côté-là ; au moins, ça évitait à l’homme de trop s’intéresser à ses frères encore à Durmstrang et il préférait largement l’entendre parler des borborygmes venus d’outre-tombe que d’avoir à défendre sa position.

Pour faire bonne figure, et parce qu’il n’envisageait pas de prolonger inutilement son temps dans le cachot, il reprit son couteau et se remit à extraire du jus de la fève, plus prudemment cette fois-ci.

Le calme enfin revenu dans le cachot, Dmitri avait l’impression de pouvoir s’entendre réfléchir pour la première fois depuis le début de la retenue ; il ne partageait décidemment pas les goûts musicaux de l’adulte, dont les cri gutturaux qui s’échappaient du gramophone quelques secondes auparavant semblaient pourtant toujours résonner dans les tympans du garçon. Les oreilles lui sifflaient légèrement sans qu’il ne puisse savoir s’il s’agissait juste d’une vision de l’esprit ou d’un véritable dommage causé par la « musique ». La blessure, en revanche, était pour sa part bel et bien réelle : une incision douloureuse que Bevans avait effacée d’un coup de baguette mais qui meurtrissait toujours l’égo de l’élève. Ne pas lui cracher sa rancœur au visage nécessitait qu’il fournisse de grands efforts sur sa personne ; pourtant, il n’avait guère le choix. Son désir était de terminer au plus vite la potion et quitter le cachot. La vision de ces solides murs de pierre commençait à l’oppresser ; non qu’il soit claustrophobe mais simplement qu’il n’aimait pas se sentir enfermé, pris au piège. Et c’était indéniablement ce qu’était cette retenue : un piège, un traquenard qui lui était tendu afin de lui faire payer ses insolences. Partir au plus vite, dut-il y laisser quelques gouttes de sang au passage, mettre de la distance entre lui et le maître des potions... il n’avait plus que ça en tête, désormais qu’il ne lui était plus nécessaire de se concentrer plus que de raison sur la liste des ingrédients.

Les mains agitées de façon machinal, récupérant les dernières gouttes de jus de la fève dont il avait besoin, il se mit en préparer la deuxième étape de la potion, tandis qu’il laissait sa décoction bouillir paisiblement dans le chaudron. Réduire à l’état de poudre les crochets de serpent n’était pas particulièrement difficile, mais cela demandait un peu de force, aussi préféra-t-il d’abord préparer les autres ingrédients le temps de retrouver toutes ses couleurs. Cela avait le mérite de ne pas lui demander d’être très attentif à ce qu’il faisait et lui laissait l’opportunité de parler pour combler le silence qui commençait paradoxalement par devenir criant. Passer du vacarme de la musique de Bevans au silence avait un quelque chose de étonnamment désagréable, même pour Dmitri qui appréciait d’ordinaire le calme plat. Finalement l’adulte installa un nouveau vinyle, le son familier de Bach emplissant peu à peu le silence pesant de la pièce, tandis qu’il entamait des explications sur les musiques qu’il avait précédemment diffusées.

Du metal, du metalcore ou du black metal symphonique... ces genres lui étaient totalement inconnus. Même Teddy n’avait jamais évoqué ce genre de musique, et ça n’était pas faute de l’avoir laissée donner des instructions à des tableaux pour la soirée qu’ils avaient organisée en début d’année. Au moins, il n’avait pas du mal à comprendre pourquoi les gens laissaient le maître des potions en paix lorsqu’il écoutait ça.

- On se demande bien pourquoi, ne put-il s’empêcher de railler  tout en mettant les crochets de serpent dans un bol afin de les écraser. « Ah oui, c’est sans doute parce que nul n’ayant un tympan fonctionnel ne se risquerait à rentrer dans ce cachot pendant que votre musique se joue. »

Le Tchèque s’en serait bien passé, pour sa part. Et que l’homme ne s’offusque pas de ces paroles : il ne s’attendait tout de même pas à ce qu’il commence à faire pleuvoir les éloges, n’est-ce pas ? Il fournissait déjà une bonne dose d’efforts depuis le début de la retenue, il ne fallait pas trop en attendre de sa part.

Tandis que l’orgue commençait à résonner dans le cachot, le jeune van Aken se mit debout pour presser de toutes ses forces sur les crochets et les réduire peu à peu en poudre. Si ceux-ci auraient dû s’écraser assez facilement, ils lui tinrent une résistance inhabituelle, presque vexante. Sans doute n’avait-il pas totalement récupéré ses forces : en perdant du sang et des couleurs, ses muscles d’adolescent hargneux étaient encore un peu chancelants. Il lui fallut un peu de temps – et sûrement un discret juron dans sa langue natale – pour enfin avoir la poudre fine dont il avait besoin pour sa potion. Décidemment, ça n’était pas son jour.

- Du genre de gens ? finit-il par rebondir sur la remarque de l’adulte, se reposant sur le tabouret de sa paillasse. « C’est censé vouloir dire qu’il y a de tous types de personnes qui y assistent – ce dont je doute fortement – ou que ce sont des personnes à l’apparence... »

Il hésita, ne sachant trop comment qualifier l’image qu’il se faisait de ces gens. Quelque chose qui devait plus ou moins ressembler à tout ce qui exécrait son père ; la vulgarité autant dans les mots que dans l’aspect et les bras recouverts de tatouages. Des racailles, des pauvres gens, sans doute pas des sorciers de souche. Involontairement, Bevans le lui avait d’ailleurs confirmé : il s’agissait après tout de musiques moldues.

- Disons... comme la vôtre ? termina-t-il finalement, estimant qu’il valait sûrement mieux ne pas trop en dire.

Dmitri ne portait pas vraiment un jugement de valeur mais assez inconsciemment, il avait parlé d’un ton qui passait aisément pour méprisant et porté par son éducation collet monté, l’effet était sans doute plus désagréable que curieux.

Toujours affairé, il scruta la couleur de sa potion, vérifiant que tout était sur la bonne voie et, une fois confirmé, il ajouta un peu de la poudre de crochets de serpent.

Malgré des attraits et des passions parfois atypiques pour un enfant issu de son milieu, Dmitri restait ce qu’il était, à savoir un adolescent élevé parmi les sorciers par des sorciers qui n’avaient guères rencontrés, fréquentés ou désirés connaître les moldus, leur monde et leurs cultures. Par opposition à ses parents, il s’y était intéressé, sachant pertinemment que cela les irriterait ; d’abord pure provocation, il avait fini peu à peu par y croire, à cette passion atypique. C’était non seulement exotique pour lui mais également porteur d’un imaginaire si fort qu’il lui servait jusque dans ses dessins – et maintenant ses peintures. Ainsi, il avait affuté son esprit, appris à imaginer des choses qui lui paraissaient très abstraites, tenant presque du fictif tant cela était éloigné de son quotidien. Mais dire qu’il avait l’esprit ouvert... sans doute n’était-ce pas totalement faux, mais il demeurait un garçon buté et capable de s’enfermer dans son éducation étriquée lorsqu’il y trouvait une forme de réconfort maternant. Et nul doute que la retenue sur fond de musiques barbares avait de quoi le pousser à se retrancher dans ces souvenirs familiers, presque grégaires, qui le rassuraient. Sans s’en rendre compte, son jugement avait changé, passant de celui de l’adolescent en deuil qui cherchait un défouloir en la personne du maître des potions, à celui du sang-pur qui ne parvenait tout simplement pas à comprendre celui qu’il avait en face de lui. Il y avait du mieux, sans doute : l’espace d’un instant, leur discussion avait su créer un pont entre eux. Fin, branlant et indéniablement fragile, il avait toutefois le mérite d’exister. Naturellement, Dmitri s’y était engouffré, laissant sa curiosité prendre le dessus alors qu’il continuait de s’afférer autour de son chaudron. Il était réellement curieux et fort d’une innocence aux relents enfantins, il ne réalisait pas tout à fait ce que ses propos pouvaient exprimer. Oh sûrement que s’il y prêtait plus attention et s’y attardait suffisamment, ses mots auraient été d’une autre nature... mais il n’avait pas vraiment cette volonté de prêter garde à ce qu’il pouvait dire. Il s’exprimait avec spontanéité, ne gommant nullement le mépris naturel mais bien involontaire qui lui venait.

La réaction de l’adulte, toutefois, le fit lever la tête non sans surprise. Ce n’était pas tant ce qu’il disait que le ton qu’il employait, à mi-chemin entre la méfiance et le reproche. Pour seule réponse, Dmitri ouvrit la bouche avant de se raviser d’un haussant d’épaules dédaigneux, peu certains de savoir mettre des mots si spontanément sur ses pensées. À fleur de peau comme semblait l’être l’enseignant, il ne semblait guère approprié de l’éclairer sans prendre le temps de peser ses mots. Prenant sûrement son silence comme une confirmation de ses propos, Bevans reprit la parole, rebondissant sur les remarques de l’aiglon comme s’il l’avait agressé. Peut-être était-ce ce qu’il ressentait, d’ailleurs ?

Occupant ses pensées comme il le pouvait – et parce qu’il n’oubliait pas la raison de sa retenue – le Tchèque jeta un autre ingrédient dans sa potion, remuant le liquide avec minutie pour atteindre la couleur attendue dans la recette. L’espace de quelques secondes, il laissa de côté la présence de l’adulte pour ne plus se concentrer que sur cette tâche, trop importante pour risquer de l’échouer : s’il remuait trop longtemps, dans le mauvais sens ou trop vivement, il risquait de réduire à néant tous ses efforts.

À nouveau, le professeur rompit le silence pour l’exhorter à accélérer d’un ton qui cette fois-ci ne faisait aucun doute. L’adolescent serra le poing, son doigt faisant tourner une nouvelle fois la chevalière le temps que son envie de répliquer de cinglantes paroles ne lui passe.

- Je fais comme je peux, mais je ne voudrais pas me précipiter et bâcler la potion, voyez-vous.

Il avait repris les propos de Bevans à dessein, par pur esprit de provocation et comme pour souligner son travail méticuleux, il se pencha à nouveau sur son chaudron pour ajouter encore le dernier ingrédient et remuer dans le sens des aiguilles d’une montre, lentement mais sûrement.

Le silence s’était à nouveau installé entre eux ; seule la musique les empêchait de s’entendre mutuellement penser, couvrant le bruit des clapotements de la potion dans le chaudron ou du frottement du crayon sur la feuille de l’adulte. Finalement, alors que le liquide dans le récipient commençait à prendre une teinte de plus en plus proche du résultat final attendu, Dmitri releva la tête vers l’enseignant, rompant le calme presque inquiétant qui s’était installé.

- Je ne voulais pas vous vexer, tout à l’heure, expliqua-t-il sobrement, la voix surpassant tout juste le son craché par le gramophone. « Il n’y a juste pas beaucoup de moldus dans mon entourage... »

Aucun, à dire vrai.

- Quand je parlais de genre... c’est de l’aspect un peu moldu, dont je voulais parler. Mais ce n’était pas un reproche, ou quoi que ce soit de semblable. Juste de la curiosité.

Il était vexé qu’on puisse l’accuser d’une forme de mépris de classe. Vexé, mais pas vraiment surpris. Ça n’était pas la première fois, et sans doute y avait-il un fond de vrai, mais il ne le faisait pas exprès. Peut-être qu’en d’autres occasions, il ne se serait même pas expliqué auprès du professeur, le laissant dans sa colère vexée sans y accorder le moindre intérêt mais ce soir, il avait besoin de mettre des mots dessus, de se justifier plutôt que de laisser Bevans se faire tout un tas d’idées sur lui. Il avait assez de Zeynep pour lui faire la leçon là-dessus, il ne désirait pas en prime avoir le directeur de serdaigle.

La potion crépitait paisiblement dans le chaudron, la plupart des ingrédients déjà découpés, écrasés puis versés aux différentes étapes ; il ne lui restait plus grand-chose, plus beaucoup de temps à patienter avant de pouvoir finalement annoncer la réussite du philtre de Mort-Vivante. Force était de reconnaître que Dmitri avait eu un peu de mal à se concentrer avec la musique pour le moins atypique de l’enseignant et qu’il avait eu plus de mal que prévu à récupérer le jus des fèves, la faute de sa blessure bien sûr mais également à son manque de patience qui commençait à se faire criant. Et s’il n’avait guère trouvé l’ambiance musicale à son goût, celle plus tendue qui s’était installée depuis que le vinyle de metal avait été troqué par du Bach n’était sans doute pas plus enviable : elle était lourde, presque angoissante, et l’hostilité soudaine de Bevans n’était pas sans renforcer cette impression pesante dans le cachot.

Demeurant silencieux de nombreuses minutes, toute son attention focalisée sur le contenu de son chaudron qui bouillonnait, le Tchèque gardait sa frustration pour lui presqu’autant en ébullition que sa potion qui mijotait. Peut-être n’avait-il pas mérité beaucoup plus de respect que cela, mais Dmitri s’irritait facilement d’être ainsi considéré, jugé sur quelques propos innocents comme s’il avait effectivement cherché à insulter le professeur : celui-ci devait pourtant bien avoir compris que le jeune van Aken n’hésitait pas à se montrer clair lorsqu’il voulait provoquer quelqu’un. Remuant un peu le philtre qui commençait à prendre consistance, il jeta un bref regard à l’adulte penché sur son dessin, un peu curieux malgré tout. Dès les premiers instants, il avait vu en lui quelque chose qui l’irritait ; qu’il reprenne le poste de son oncle, qui ait l’air si négligé, cette façon cavalière de s’adresser aux élèves... et puis, le voir dessiner, penché ainsi sur une œuvre dans un douloureux écho des souvenirs de l’adolescent, ça le mettait mal à l’aise. Tiraillé entre cet intérêt d’artiste et le rejet violent que son cœur lui ordonnait, il se murait dans cette attitude de défiance qui lui avait toujours servi à mieux se protéger. Cela devenait de plus en plus douloureux, le besoin d’attirer l’attention luttait contre cette envie de rejeter toute forme d’affection. Il avait toujours été ainsi, creusant sa propre tombe de solitude. La brèche était là, pourtant et à l’occasion d’une accalmie dans l’orgue, sa curiosité se faufila, tout innocemment et d’un air un peu penaud.

Bevans tarda à lever un regard vers lui, l’air surpris mais sans doute assez peu réceptif aux propos du garçon, et soupira en reléguant la conversation aux oubliettes en deux mots peu engageants. Dmitri haussa des épaules et retourna à sa potion, prenant sur lui pour ne pas s’énerver face à ce rejet. Lorsqu’il fournissait des efforts, il ne gagnait finalement qu’à être renvoyé sur les roses. La voix de l’homme s’éleva pourtant après quelques minutes de silence, daignant finalement lui expliquer ce qu’il avait voulu entendre auparavant ; le monde qu’il dépeignait lui paraissait assez psychédélique, un mélange de choses qu’il n’imaginait pas cohabiter dans un même espace. Sa musique n’avait rien de familiale et il le croyait bien plus aisément lorsqu’il parlait de rituels sataniques que de personnes âgées ou de comptables. Malgré tout, il n’exprima pas ses réticences à le croire, se contentant d’hocher du chef en remuant doucement le contenu de son chaudron. Il releva les yeux vers l’enseignant qui confia, à demi-mots, ses origines moldues ; ça n’était pas vraiment une surprise pour le Tchèque qui avait bien remarqué cet accoutrement sur certains aspects peu sorcier. Qui le connaissait savait pertinemment qu’il n’avait rien contre les nés-moldus, sinon une curiosité réelle de ce monde qu’il ne connaissait pas le moins du monde ; si l’adulte venait à lui dire que les musiques qu’ils avaient écoutées étaient on ne peut plus typique des attraits musicaux de tout moldu lambda, il serait bien capable de le croire, faute d’avoir beaucoup d’éléments de comparaisons. Il y avait bien Zeynep et Thomas dans son entourage, mais il était parfois difficile de parler de ça avec eux, surtout avec la première. La plupart des jeunes sorciers de l’école en connaissaient tellement plus que lui sur tout ce qui avait trait aux êtres dénués de magie qu’il se sentait un peu idiot à ne pas tout comprendre des références et des blagues qu’ils pouvaient faire. Souvent, il préférait jouer la carte de la différence de nationalité, comme si Prague était si différente de la culture britannique qu’il était normal qu’il soit parfois perdu.

- Il me semblait l’avoir compris, oui... rebondit-il sans hostilité ni mépris. Il ne soulignait qu’un simple constat ; après tout, Bevans avait présagé de ses goûts musicaux sur son apparence, qui avait-il de si différent à juger des origines du maître des potions au vu de la sienne ? « Je n’avais jamais écouté de musique typiquement moldue auparavant » avoua-t-il, non que ce soit réellement utile.

Oh bien sûr, il se doutait que parmi les grands compositeurs qu’il avait toujours eu en affection, il devait y avoir des moldus ou des cracmols. Mais celles qui avaient résonnées dans le cachot les premières minutes de la retenue étaient bien différentes : tous les instruments ne semblaient pas être compatibles avec la magie, contrairement à Bach ou Dvořák. Cela dit, s’agissant de ce dernier au moins, il savait qu’il s’agissait d’un sorcier.

Dmitri jeta un coup d’œil à sa potion, constatant que celle-ci virait rapidement vers la couleur qui était supposer indiquer la fin de la préparation. Prestement, il éteignit le feu sous le chaudron, laissant le liquide poser encore quelques secondes dans le récipient brûlant pour être certain que la concoction s’éclaircisse suffisamment. Il n’était pas parfaitement convaincu par le rose qui était encore peut-être un peu trop foncé à son goût mais cela suffirait. Ça n’était pas comme s’il avait vraiment le temps – ou l’envie d’ailleurs – de recommencer pour obtenir un résultat de meilleure facture.

- Le philtre est prêt, professeur.

Il se recula légèrement, nettoyant de quelques coups de baguette sa paillasse avant de laisser l’adulte vérifier la qualité de son travail.

En d’autres circonstances, Dmitri aurait pu avoir de la sympathie pour ce professeur : même coincé dans ce cachot à ruminer sa colère tout en préparant sa potion, il parvenait à s’en rendre, voyant bien tout ce que cet homme atypique avait de curiosités nécessaires pour cultiver l’intérêt du garçon. Peut-être même y avait-il quelques choses, ici ou là, qui les rapprochaient malgré leurs différences évidentes ; mais cela, il n’était pas prêt à le remarquer, trop heureux de trouver quelqu’un contre qui envoyer toute sa colère qu’il avait en trop. Au fil de la retenue, pourtant, sa concentration se trouvait plus accaparée par la potion : fierté oblige, l’adolescent devait la réussir. Il avait à prouver son talent, il devait rappeler combien son grand-oncle était un bon professeur ; sans doute qu’entendre certains commentaires glissés ou là, des commentaires sympathiques à l’encontre du tout nouvel enseignant qui se montrait plus encourageant, ne faisaient qu’ajouter de l’huile sur le feu. Il n’aimait pas l’idée que tous puissent s’accorder sur le fait que Bevans était meilleur, qu’il avait cette fibre amicale qui le rendait plus appréciable et meilleur guide. Juste pour cela, il se sentait comme obligé de le haïr, de honnir cet homme qui osait occuper le bureau de son défunt tuteur.

Malgré la fatigue occasionnée par la musique et la pâleur de sa peau d’albâtre que la blessure temporaire avait accrue, il avait mis tous ses efforts dans ce philtre de Mort vivante, comme si son avenir en dépendait. Si ce n’était son futur, il s’agissait au moins de son avenir. Progressivement, elle commençait à prendre forme, changeant de couleur au rythme imposé par le manuel si bien que Dmitri se permit même quelques digressions à l’égard du maître des potions. Au fond de lui, il mourrait d’envie de lui poser d’autres questions, d’en savoir plus sur ce monde qui lui avait été interdit par sa naissance, refusé par ses parents et son aïeul, mais la tension était trop forte et il finissait toujours par laisser échapper de cette rancœur dans la voix. Un instant, alors que l’adulte le reprenait sur le choix de ses mots pour en préciser la nature, il fut tenté de rebondir une nouvelle fois dessus : ouvrant la bouche pour poser une question, il s’avisa à la dernière seconde, avant que le moindre son ne lui échappe. Il avait l’impression de se trahir. De trahir Alexander. Le regard brillant soudainement d’une lueur coupable, il baissa ses yeux son chaudron et termina sa potion en silence. Mieux valait mettre fin à cette retenue et mettre de la distance entre eux.

Terminé, le philtre de Mort Vivante tournoyait encore dans le chaudron quand le professeur arriva à son niveau, une feuille entre les doigts pour en tester l’efficacité. Dmitri était presque plus anxieux que durant un examen de potions : la préparation n’était pas de son niveau mais il y avait mis beaucoup de lui. Le serpentard en lui n’attendait que la confirmation de sa réussite, la preuve qu’il était capable de faire ce genre de choses. Le verdict tomba enfin, imparfait mais pas totalement raté. Le Tchèque se mordit l’intérieur de la lèvre, mine de rien un peu vexé. « Pas trop mal » n’était pas suffisant. Il aurait aimé mieux faire. Il aurait dû mieux faire.

- Très bien, répondit-il malgré tout sobrement, sa voix trahissant cette frustration.

Il ne perdit pas beaucoup de temps pour ranger ses affaires, glissant son manuel de quatrième année – complètement inutile – dans son sac, sa baguette rangée dans l’étui qu’il gardait avec lui, puis il jeta la lanière de son paquetage sur son épaule et attrapa le livre des sixième année du professeur afin de lui déposer sur son bureau. Ses iris bleutées se posèrent sur le dessin de l’adulte ; ça n’était pas l’œuvre d’un amateur, mais celui de quelqu’un qui avait l’expérience de l’habitude. Le style était assez différent des peintures de Dmitri, sauf peut-être lorsqu’il s’amusait à créer des hybrides pour amuser la galerie. C’était mignon et les décors étaient bien travaillés. Lorsqu’il releva les yeux, il croisa le regard de Bevans, comme pris la main dans le sac à regarder ce qu’il n’aurait pas dû voir. Ses joues se tintèrent d’une légère couleur rosée, très discrète mais malgré tout visible sur sa peau claire.

- Bonne soirée, professeur.

Et sans plus demander son reste, il partit, refermant le cachot derrière lui comme pour mieux s’assurer de mettre de la distance entre eux.