Avec enthousiasme, Nikita hocha la tête.

- Oui, je te ferai une sélection de livres si tu veux !

Depuis tout petit il avait grandi dans la littérature et avait reçu des leçons de philosophie dès l’âge de onze ans, lors de son entrée à Koldovstoretz. La matière l’avait passionné mais difficile de trouver des camarades avec qui partager son intérêt. A la mention de Platon et de Protagoras, la plupart des élèves grimaçaient. Le plus simple restait encore de relier ces questions à des sujets d’actualité, du quotidien ou, pour les plus curieux, de politique. Mais plus question de faire cela à Poudlard : sa mission en Grande-Bretagne requérait la plus stricte des neutralités. N’empêche qu’il était sincèrement curieux de savoir ce que penserait Kenneth du rapport à l’absurde de Tchekov ou des idées révolutionnaires de Karl Marx.

- Préfères tu de la philosophie pure ? ou des romans ? ou bien un essai politique ? Peut-être les trois à la fois ?

Il fronça les sourcils. « As-tu lu Guerre et Paix ? de Tolstoï, c’est long mais c’est bien. »

Quelque chose chez Kenneth lui fit comprendre que sans doute il ne l’avait jamais lu. Ce n’était pas grave, et peut-être pas si étonnant, c’était un classique de la littérature russe après tout et quant à lui, il n’avait rien lu d’Anglais à part Shakespeare et Dickens une fois. Le Poufsouffle semblait se faire d’avantage mélancolique soudain et Nikita le dévisagea avec une curiosité sérieuse. « Personne », cela ne lui évoque rien. Nikita avait toujours été un Yaga et cela signifiait quelque chose, mais considérant la biographie de Kenneth et la trajectoire de sa famille, il comprenait où voulait en venir son camarade.

Ce-dernier le prit toutefois à contre-pieds en proposant, sorti de nulle part, de partager rien de moins qu’un secret diplomatique. Il se vexa d’ailleurs quand Nikita répondit en russe.

- Tu m’as pris par surprise, se justifia maladroitement l’autre en cachant sa panique derrière une gorgée de bière, qu’il faillit avaler de travers. « Un dragon ? je ne crois pas, ils vivent plutôt en Roumanie. Et puis ce ne serait pas très diplomatique d’en avoir ramené un en plein dans Londres.

Si on accusait la Russie d’avoir lâché une telle créature sur la capitale de la Grande-Bretagne, cela équivaudrait à une déclaration de guerre. Nikita secoua la tête.

- Peut-être qu’il n’y a rien dedans, ou juste des documents importants.

Il regrettait un peu d’en avoir dit autant, mais ne pouvait plus se défiler maintenant. Une autre hypothèse était que la pièce renfermait un dispositif d’écoute ou d’espionnage, mais il préféra ne pas en parler à Kenneth.

- Peut-être qu’on y garde enfermés des clones en cas d’assassinat politique.

Il fronça les sourcils et grogna.

- Et c’est toi qui triche ! tu n’as pas du tout dit de secret en même temps !

C'est qu'on était quand même là pour ça...

Nikita prit note des exigences de son camarade, se retenant d’entrer dans le débat de savoir quelle sorte d’ouvrages étaient les plus intéressant – ou chiant, selon les dires de Kenneth. Il hocha la tête quand celui-ci lui confirma apprécier les récits de bataille. Peut-être que Guerre et Paix était un peu ambitieux pour débuter, il tâcherait de lui trouver quelque chose de bien, et d’accessible pour un débutant.

La conversation ayant pris un tour plus personnel et également plus secret – puisqu’on parlait maintenant de se confier des informations diplomatiques confidentielles – Nikita en avait presque oublié le vide autour d’eux. La nuit aidant, si l’on n’y faisait pas attention, on pouvait oublier la hauteur, tout entourés qu’ils étaient d’obscurité. Seules les lumières en contre-bas rappelait la ville. Et le vent, aussi.

- Non, avoua-t-il quand son camarade demanda s’il n’avait jamais essayé d’entrer dans la pièce. Nikita se sentit d’ailleurs soudain un peu idiot de n’avoir jamais rien tenté. A l’ambassade, le respect du père et de ses affaires était une évidence, mais ici en compagnie de Kenneth, il aurait bien aimé avoir quelque chose d’incroyable à lui révéler, ou juste se montrer un peu plus courageux qu’il ne l’avait été.

Il hasarda sur la possibilité d’y trouver des clones, ce qui sembla satisfaire le garçon. « Vous n’utilisez pas de Doppelgänger, ici ? demanda-t-il avec curiosité. L’art des doubles était d’une complexité certaines et pas sans risques, mais Nikita savait la pratique répandue en Allemagne et dans une partie de la Scandinavie.

Il n’en oublia toutefois pas de réclamer à son tour un secret. S’attendant à une révélation politique, Kenneth le surprit en avouant quelque chose de personnel. Nikita le dévisagea deux secondes, ne sachant pas si son camarade se fichait de lui ou s’ils n’étaient décidément pas du tout sur la même longueur d’onde. Tranchant que le Poufsouffle ne plaisantait pas, il hésita à répliquer que ce n’était toujours pas un secret, mais dû se rendre à l’évidence que soit son camarade ne lui révélerait rien de plus ce soir, soit il ne savait tout simplement rien.

- Je vois, répond-il pour se donner du temps. Et te drogues-tu ? »

La question semblait légitime, avant d’aller plus loin dans la conversation. Très légèrement refroidit, autant par le vent que par la confidence, il entreprit – très prudemment – de se remettre debout.

- Descendons nous discuterons sur le chemin.

Pas sûr que le vent leur en laisse trop le loisir, mais ils n’allaient tout de même pas passer la nuit sur cette grue. S’agrippant aux poutrelles de métal pour opérer un demi-tour, Nikita reprit avec tout autant de précautions. Critiquer les figures parentales n’était pas un exercice familier, loin de là, mais il sentait bien que c’était la chose à faire à cet instant précis. En plus, et son esprit s’était remis à tourner à toute vitesse, si Kenneth se défiait du couple Appleton, n’était-ce pas une occasion en or à exploiter pour pénétrer chez eux à leur insu ?

- Il me semble qu’il est normal de défier parfois l’autorité parentale.

Il se retint d’ajouter « à notre âge » parce que ça faisait vraiment phrase de vieux, il s'en rendait compte maintenant.

- Ce n’est qu’en outrepassant nos propres limites qu’on découvre qui l’on est véritablement.

Il tapota une poutrelle avec un sourire.

- Comme monter là haut non ?

Pas de Doppelgänger, donc, Nikita prit soin de le noter dans un coin de sa tête, des fois que ce détail se révèle utile un jour. Pas qu’il projette lui ou sa famille d’assassiner un Appleton – quoique, ça resterait au patriarche d’en décider – mais faute de secret d’Etat croustillant à se mettre sous la dent, il pourrait toujours faire valoir cette information-là. Il fallait toutefois prendre les révélations que lui fournissait Kenneth avec des pincettes, le jeune homme semblait assez peu proche de ses parents et n’avait sans doute pas accès aux dossiers les plus confidentiels.

La question de savoir si Kenneth se doguait ou non aurait pu elle aussi constituer une information précieuse, mais Nikita n’y pensa pas. Ce n’était pas tant que la drogue était quelque chose de cool – restait déjà à savoir laquelle – mais cela ne l’aurait pas trop étonné d’apprendre que Kenneth en consommait. Le jeune homme semblait connaître beaucoup de bonnes adresses, organisait des fêtes secrètes et s’exfiltrait autant du château que de chez lui, qu’il traîne avec des dealers n’était pas la chose la plus improbable aux yeux de Nikita. D’ailleurs, la propagande de son pays ne dépeignait-elle pas les occidentaux comme un ramassis de drogués ? il était presque surpris de ne pas retrouver d’avantage de pochons de cannabis dans les toilettes.

- Des fois en soirée, d’accord. Nikita hocha la tête, pris de curiosité. « Et alors ? ça t’a fait quoi ? »

Lui s’était déjà murgé jusqu’à l’excès et, oui, il lui était arrivé de fumer le cigare. Mais comme le disait Kenneth, ce n’était pas la même chose.

- Un cigare ce n’est pas de la drogue, acquiesça-t-il. Sinon tout en est, ça n’a pas de sens. Et puis la drogue est illégale.

Ce critère lui paraissait pertinent. Il n’était pas interdit de fumer, ni de boire de l’alcool, on pouvait dès lors supposer que, le gouvernement sachant ce qu’il faisait, ces pratiques étaient au pire toxique et désinhibantes, peut-être quelque peu addictives, mais pas de la drogue, ça non. On n’avait jamais vu quelqu’un devenir un déchet social à cause d’un paquet de clopes.

- Ne t’inquiète pas, seuls les chats n’arrivent pas à redescendre des arbres qu’ils montent, commenta-t-il en se glissant prudemment par-dessous les poutrelles métalliques, jusqu’à rejoindre le haut de l’échelle qu’ils avaient monté à l’allé. Un coup d’œil obligatoire vers le sol le fit déglutir. Ok, Kenneth avait peut-être raison. Certes la montée s’était bien passée, mais il ne fallait pas pour autant relâcher sa vigilance. Il regrettait un peu d’avoir fini sa bière. « Tes parents te persécutent, c’est ça ?

Si sa première idée avait été de retourner le jeune homme contre ces-derniers, il n’en était pas moins curieux de savoir comment se déroulait la vie de famille de Kenneth. Le briefing qu’il avait reçu à ce sujet semblait assez différent de la réalité vécue par l’adolescent. Ce-dernier avait toutefois un certain don pour le faire cogiter, et il prit le temps de réfléchir à sa dernière question.

- Ce n’est pas vraiment quelque chose que je fais, expliqua-t-il en s’agrippant aux premiers barreaux de l’échelle. Mes parents sont rarement d’accord entre eux alors souvent ils se disputent à ma place. »

Il ne comptait plus le nombre de fois où sa mère avait pris sa défense. Moins traditionaliste que son père, héritière d’une famille de sorciers autodidactes, elle était également orthodoxe et moins portées sur les traditions païennes des Yaga. Pouvait-il autant confier tout cela à Kenneth ? mais alors qu’il entamait la descente, il lui semblait ne parler qu’au vent.

- Chez nous c’est mon père qui décide, c’est normal, la maison lui appartient et les créatures qui y vivent aussi. Il a beaucoup de responsabilités et nous en tirons des bénéfices, ce serait ingrat que de le contester. Ma mère n’est pas toujours d’accord avec lui, mais elle a les moyens de cela. C’est une grande sorcière, dans son genre, moi je dois faire mes preuves.

Aux yeux de Nikita, les anecdotes de Kenneth étaient toujours teintées d’une bizarre étrangeté. Pas qu’elles lui semblent complétement improbable, il avait lui-même goûté à l’alcool plus que de raison et ses premières années à Koldovstoretz n’étaient pas immaculées, mais son ami avait cette capacité à assumer le grotesque qui lui faisait défaut. S’il avait eu le malheur de vomir sur une fille, il se serait confondu en excuses sans aucun doute, et il ne serait jamais allé le crier sur tous les toits. Pareil pour la drogue, la boisson c’tait une chose, presque culturelle, difficile d’imaginer une soirée entre amis sans s’y adonner. Mais la drogue… cela avait une autre aura. Des images de camés errant dans les rues de Saint-Pétersbourg l’air hagard, ou de sorciers hallucinés et marginaux, isolés dans leurs cabanes au fond de la forêt, les mains tremblantes et à l’esprit dérangé. Rien de bien tentant pour le jeune homme, même s’il fallait reconnaître que ces représentations étaient exclusivement vues de l’extérieur.
C’était intéressant d’avoir le témoignage de Kenneth, même si le jeune homme se montra peu bavard.

- Plein les narines ? était-ce une expression locale ou à prendre au sens littéral. Ne voulant pas passer pour un idiot, il laissa passer l’information mais la rangea dans un coin de sa tête. Tout ce qui touchait à la politique était bon à prendre, n’est-ce pas ?

Les barreaux s’enchaînaient, éprouvant à chaque mètre qui les rapprochaient du sol un peu plus dans les muscles des bras. Il ne serait pas fâché de retrouver la terre ferme et tenta d’oublier ces crampes naissantes en focalisant son attention sur ce que racontait Kenneth.

- Finalement c’est un peu comme les miens, commenta-t-il pensif quand celui-ci raconta qu’il devait rendre des comptes à ses parents. Plusieurs idées sur le devoir parental, sur la piété filiale ou simplement le fait qu’ils faisaient sans doute ça pour son bien lui traversèrent l’esprit mais il les garda pour lui. Ce n’était pas ce que Kenneth voulait entendre… et pas ce que Nikita avait envie de lui dire. « Non ils ne vont pas divorcer. L’idée lui paraissait absurde. Et pas très orthodoxe. Il s’arrêta un instant pour fixer son camarade au-dessus de lui. heureusement le vent s’était partiellement calmé et permettait de causer sans avoir à hurler. Les parents nous imposent des choses pour fixer des limites, mais grandir c’est dépasser ses limites, c’est pour ça que les internats de magie existe, on n’a jamais vu un sorcier développer ses pouvoirs en étant censuré ! »

Ça valait d’ailleurs aussi en politique. Le pouvoir s’imposait, certes, mais pas pour écraser la population, au contraire, pour la garder vive et alerte. Trop de libertés vous ramollissait.

- Je ne flanche pas.

Et il se remit à descendre, pas après pas, mètre après mètre. Après quelques seconde de silence, il reprit : Il y a des sorciers qui savent voler. Je veux dire qu’ils savent voler sans balais. Est-ce quelque chose qu’on append progressivement sur terre ? ou faut-il sauter de très haut et l’on n’a droit qu’à un seul essai comme les oiseaux ? »