Dmitri n’en était pas à sa première escapade nocturne. Il était plutôt coutumier du fait et s’estimait assez habile en la matière, jouissant du privilège des tableaux pour mieux s’aventurer hors du dortoir sans être surpris par un professeur ou un préfet. Ce soir était pourtant différent. Une angoisse inhabituelle serrait son cœur à l’approche du moment venu de partir. Il s’était installé dans un fauteuil de la salle commune, à côté du feu, en attendant. Il suspectait Dashiell d’être déjà affalé sur le lit voisin du sien pour conter fleurette à Silas tandis que d’autres élèves commençaient progressivement à remonter dans leurs chambres respectives, désertant peu à peu la pièce pour ne laisser plus que le Tchèque et ses craintes. Finalement, quand il fut seul, il se leva et enfila la cape qu’il avait laissé sur le bras d’un fauteuil. L’heure approchait et il avait un peu de chemin à parcourir ; son interlocutrice lui avait bien assuré que la route se ferait paisiblement, il ne pouvait malgré tout prendre le risque d’être aperçu en route. Voilà un an qu’il l’avait rencontrée de la plus étrange des manières, dans un rêve trop réel et dont le seul souvenir semblait parvenir à faire battre son cœur plus fort. Il avait cru la rêver, comme un étrange symptôme de son malaise cardiaque, mais il savait à présent que rien de tout ceci n’était le fruit de son imagination. Depuis qu’il avait reçu son invitation, et qu’il l’avait acceptée sans la moindre once d’hésitation, il était en proie au doute. Ça n’était pas très prudent après tout et peut-être aurait-il dû prévenir quelqu’un. Il y avait pensé l’espace d’un instant, envisageant de dire à Silas où il se rendait, mais il n’avait pas suffisamment confiance en la personne du plus âgé... et il ne pouvait décemment pas refuser l’entrevue. Il en avait besoin. Il n’avait su s’atteler à la première tâche que son oncle lui avait confiée. Il n’y arrivait tout simplement pas. Ce rendez-vous était ce qu’il avait de plus pertinent comme remède à cette incapacité.

Comme promis, il ne rencontra pas le moindre obstacle sur le chemin. Nulle silhouette ne s’était découpée à l’angle d’un mur et Dmitri put descendre les quelques étages qui menaient à la bibliothèque sans encombre. Très rapidement, il éteignit sa baguette pour n’avancer qu’à la lueur de la lune qui éclairait les couleurs à travers les fenêtres, profitant de ce calme inhabituel pour se rassurer un peu. La bibliothèque se découpa finalement devant lui, plus calme et silencieuse que jamais. Quelques torches en marquaient l’entrée, forçant l’adolescent à plisser les yeux en s’approchant. Pendant quelques secondes, il scruta la pièce sans distinguer de silhouette qui se détache des imposantes étagères et il crut même s’être vu poser un lapin. Mais finalement, apparaissant dans l’embrasure de la porte, une adolescente qui le dépassait d’une bonne tête apparut. La préfète de serpentard le salua avant de l’inviter à s’avancer, son insigne brillant sur la robe comme pour mieux rappeler qu’elle avait le droit d’être ici... ce qui n’était pas tout à fait le cas.

- De rien... se contenta-t-il de répondre alors qu’elle refermait derrière eux, leur assurant une relative tranquillité pour l’heure à venir.

De ses craintes, il avait fait place nette pour n’avoir plus qu’une grande curiosité. Ça n’était pas la première fois qu’il avait affaire à Leonhart et il était sûrement mieux placé que bon nombre de personnes pour appréhender sa réputation un peu étrange. Ils avaient prétendument discuté avec un défunt grâce à une table de ouija et elle l’avait tout bonnement drogué à son insu l’an dernier. Tout, sans doute, aurait dû le convaincre de se tenir à l’écart d’elle... mais non. Il voulait savoir exactement ce qu’elle désirait ; peut-être que cela coïncidait avec les projets que son oncle lui avait laissés. Peut-être finalement n’était-il pas totalement seul dans cette entreprise.

Dmitri lui emboîta le pas, sa baguette éteinte toujours en main et dans la poche de sa veste, le long étui qui abritait l’objet de son aïeul, qu’elle lui avait demandé d’apporter, cognait contre son flan. Il avait déjà été dans la bibliothèque la nuit mais jamais accompagné de la sorte ; il eut un petit pincement au cœur quand Murphy se retourna vers lui, lui offrant de répondre à ses questions, quelques réminiscences lui rappelant ses épopées dans les sous-sols du manoir.

- J’aimerais bien que tu commences par m’expliquer ce que tu prévois de faire, cette fois-ci, déclara-t-il de but en blanc.

Avec Alexander, il lui avait toujours été difficile d’exiger des informations mais la préfète n’était pas son grand-oncle et les conditions actuelles lui permettaient plus facilement de poser ses exigences. Si elle avait besoin de lui, après tout, c’était bien qu’elle n’avait pas toute une liste de potentiels cobayes volontaires.

- Et comment tu prévois de le faire. Si je dois prendre des risques, je veux savoir à quoi je m’expose.

Mu par le calme nocturne de la bibliothèque, il n’avait pas osé parler trop fort, comme s’il risquait de réveiller quelqu’un ou quelque chose sommeillant entre deux rangées de livres, mais son timbre de voix demeurait ferme. Tant que faire se peut, il aspirait à ne pas lui laisser entrevoir ses doutes.

Méfiant, bien sûr, mais également curieux, Dmitri suivit la préfète de serpentard dans un silence presque religieux. Dans l’obscurité de la bibliothèque, leurs deux silhouettes avançaient lentement vers un point dont seule Murphy avait la localisation ; il était sans doute dangereux de la suivre dans ce dédale d’étagères pour accomplir il ne savait quel rituel, mais le Tchèque ne se préoccupait pas autant qu’il pouvait le dire de ce qui était sûr ou non. Pour ces choses, il était nécessaire de savoir se laisser un peu porter par des projets nébuleux ou des intuitions capricieuses. Et de l’intuition, il en avait : l’autre adolescente s’était fait un plaisir de lui donner de quoi se poser des questions aussi inquiètes qu’empressées, le souvenir de leur discussion un peu étrange dans le dédale de rêves et de souvenirs de Dmitri étant encore parfaitement ancré dans sa tête. Il haussa des épaules, sans que son interlocutrice ne puisse réellement y prêter attention, celle-ci marchant légèrement devant lui. Elle n’avait pas tout à fait tort : s’il restait effectivement sur ses gardes, sa décision avait été pleinement prise à l’instant même où il avait prévenu Silas de son absence dans le dortoir. Cette fois-ci, il était volontaire et conscient de ce qu’il faisait, en partie du moins. Nulle drogue versée à son insu dans son thé mais une expérience qu’il acceptait de mener quoique sans avoir encore toutes les clefs de son implication. Il y était habitué après tout : durant plusieurs années, Alexander avait distillé certaines informations minutieusement mais avec une certaine mesure, l’accoutumant peut-être malgré lui à ce que son petit-neveu n’ait guère trop d’appréhension. Ça n’était pas plus l’ambiance pesante de la bibliothèque de nuit qui allait le rebuter : ce n’était pas la première fois qu’il s’y rendait à une heure tardive, défiant le règlement, et à côté du dédale de couloirs lugubres dans les sous-sols du manoir, les craquements du parquet et les ombres inquiétantes qui dansaient sur les étagères de livres semblaient très accueillants. L’environnement se prêtait malgré tout relativement bien à la perspective de réveiller les morts ; il était à la fois chaleureux et opaque, un savant équilibre entre les messes basses et le confort.

Sans rompre à son tour le silence, Dmitri hocha sobrement du chef quand elle daigna enfin lui donner quelques informations, au compte-goutte. Les aspirations de Murphy, il avait l’impression de les avoir déjà cernées : elle s’intéressait à la mort, trop pour que ce ne soit qu’une curiosité innocente. Le jeune van Aken était mieux placé qui quiconque pour reconnaître cet attrait et y voir les contours d’une volonté de tromper la faucheuse. Cela tombait bien : lui aussi. D’une façon sans doute différente mais leurs projets semblaient se croiser sur certains points, il aurait été idiot de ne pas en profiter.

- Oui... tout ceci, il me semblait l’avoir compris.

Nul besoin non plus de demander pourquoi lui : leur précédente expérience involontaire était assez limpide, le décès de son aïeul avait confirmé ce qu’elle cherchait chez lui et il n’avait pas emporté le précieux objet, qui cognait contre sa jambe quand il marchait, pour rien.

- Je pense qu’on peut oublier les faux-semblants et les demi-vérités, désormais.

Ils atteignaient presque le fond de la bibliothèque, dépassant les escaliers qui permettaient de monter aux grandes mezzanines, afin de gagner l’entrée d’une section qui n’était généralement pas ouverte aux élèves ; mais cela, ils s’en moquaient bien, ce soir.

-  Tu ne veux pas simplement discuter avec les défunts, n’est-ce pas ? Ça fait longtemps qu’il ne s’agit plus de jouer avec des planches de ouija.

Le souvenir de cette session de spiritisme, quelques années plus tôt, lui revenait par bribes, les jeux de son défunt frère devenu fantôme agrémentant la réunion du petit groupe qui s’était alors formé autour de la planche en bois. À l’époque, il n’avait pas eu conscience de l’importance de ce qu’ils faisaient : la mort n’était pas partie intégrante de son quotidien et de ses préoccupations. Puis les projets ancestraux de sa famille lui avaient été dévoilés, suivis de plusieurs décès, les rendant plus important et pressant que jamais. Quand elle se tourna vers lui, à deux pas des escaliers qui s’enfonçaient dans les profondeurs de la bibliothèque, il eut un faible sourire qui trahissait cette envie de poursuivre plus en avant, quitte à y laisser une partie de son âme. Il avait trop à gagner de cette entrevue pour faire marche arrière.

- Oui, répondit-il sobrement.

Il était trop tard pour reculer, il ne pouvait qu’avancer désormais.

La dernière fois, ça ne s’était pas très bien passé, Dmitri le savait, mais ça ne l’avait pas empêché d’accepter le rendez-vous et de rejoindre Murphy. Plus ils avançaient dans la bibliothèque, plus ses certitudes grandissaient : il ne pouvait plus opérer un demi-tour, mais il n’en avait tout simplement pas envie, sachant pertinemment que s’il pouvait obtenir un peu de réponses, un peu d’assurances dans les projets qui lui avaient été légués, c’était bien auprès de la serpentard. La différence était qu’à présent, il voulait des éclaircissements : il n’était plus question de rester dans le vague, de prononcer quelques belles paroles vagues pour enrober ce chemin nébuleux qu’ils arpentaient. Il avait besoin de savoir ce dans quoi il mettait les pieds, quand bien même il se doutait au fond que rien ne saurait le faire reculer. Il n’en voulait pas à la préfète d’avoir agi à son insu mais désormais il escomptait bien savoir ce qu’ils allaient faire... et conserver un certain contrôle dessus, autant qu’il le pouvait du moins. Il en comprenait assez pour savoir qu’elle ne lui avait pas encore tout livré de ses intentions ou de ses motivations ; il n’attendait d’ailleurs pas qu’elle se confie à lui comme un livre ouvert – lui-même ne le ferait pas – mais il espérait au moins en obtenir plus. De quoi placer le minimum de confiance nécessaire à leur quête atypique.

Prudemment, la voix basse, elle daigna lui accorder ce qu’il attendait, d’abord en prenant des détours, en signifiant tout ce que l’on pouvait penser de ses motivations. Mais l’aiglon ne partageait pas vraiment cette vision qu’elle dépeignait : quelques années plus tôt, peut-être l’aurait-il regardé avec cet étonnamment préoccupé qu’elle imaginait, mais il était passé au-dessus de tout ça depuis longtemps. Depuis qu’Alexander lui avait montré le premier souvenir de la pharmacopée, à vrai dire. Il se souvenait encore de voir cette ancêtre mourir, rongée par la magie qui la liait à son propre portrait, réduite à l’état de peinture dégoulinante. Il en avait fait des cauchemars, au début, même s’il n’aurait jamais osé l’avouer à son grand-oncle.

Lorsque finalement ils s’arrêtèrent, Murphy aborda pour la première fois le cœur du sujet qui les préoccupait. La mort et comment la tromper. Ils n’avaient pas les mêmes objectifs, pas tout à fait : elle voulait en revenir, lui s’en épargner. Ou plutôt sa famille aspirait à cela, et lui était l’actuel gardien de cette volonté. Malgré tout, les deux buts coexistaient et se complétaient l’un l’autre. S’il voulait avancer, sans doute n’aurait-il pu espérer trouver mieux placé qu’elle. L’espace de quelques secondes, ils se scrutèrent silencieusement avant que l’aînée ne s’avance lentement vers lui pour ajouter ce qui ressemblait beaucoup à une confidence. Dmitri resta interdit, l’esprit occupé à peser minutieusement chacun de ses mots ; il appréciait sa franchise et pas le moins du monde effrayé par ses aveux, bien au contraire, il donna son assentiment pour poursuivre dans les profondeurs de la bibliothèque. Il ne devait pas oublier que la préfète ne pouvait être pleinement une alliée dans sa propre quête, mais il pouvait tirer parti d’elle, quitte à donner un peu de sa personne pour l’aider dans la sienne.

À sa suite, il extirpa de sa poche sa baguette, l’allumant d’un « lumos » murmuré comme s’il craignait de réveiller – trop tôt – les morts qui les entouraient. En s’enfonçant dans cette partie plus obscure de la bibliothèque, il avait presque le sentiment de retrouver la sensation aussi agréable qu’inquiétante de la descente dans les tréfonds du manoir des Hébrides. À nouveau la voix de la serpentard résonna discrètement dans le couloir, posant une question dont il savait tous deux qu’elle était rhétorique. Pourtant, il lui répondit, le regard levé vers l’horizon.

- Je ne serais pas là, si c’était le cas.

Il avait accepté de venir malgré les mystères, malgré le malaise cardiaque, malgré les risques ; tout ceci, il ne le faisait pas sans raison ou par pure bonté à l’égard de Murphy.

- Ce que tu veux faire... ça ne me paraît pas irrationnel. Ou dingue, reprit-il en employant les propres mots de l’adolescente.

Si elle savait. Mais elle ne pouvait pas savoir : il ne pouvait pas lui dire, lié par la promesse qu’il avait faite de conserver les secrets et aspirations de ses ancêtres. La gorge nouée, il laissa un bref silence pesant s’installer entre eux, simplement entrecoupé du bruit de leurs respirations ou des pas qui se posaient dans le couloir.

- Mon oncle... il comptait sur moi. Et je n’ai fait que l’handicaper. Sans s’en rendre compte, il porta sa main libre contre la boîte qu’il avait dans la poche. « Si je n’avais pas été là, il ne serait pas mort dans son sommeil... sans avoir terminé son œuvre. »

Ou il ne serait pas mort. Même à la préfète, qui semblait pourtant bien partager certains des idéaux qui préoccupaient les van Aken depuis tant d’année, Dmitri ne pouvait ouvertement dire ces choses mais si elle prenait le temps de scruter son visage, peut-être verrait-elle dans ses iris cette lueur qui faisait écho à la sienne.

- Je dois terminer certaines choses à sa place. Des choses qui ne sont pas si différentes de ce à quoi tu aspires.

Il lui devait bien ça après les explications franches qu’elle avait daignées lui accorder ; à présent qu’elle avait posé des mots sur ce qui l’animait, le Tchèque savait qu’il pouvait en partie au moins se reposer sur elle. Seul, il était démuni. Il n’était même pas capable de terminer le portrait de son aïeul, il angoissait à l’idée même de scruter cette toile qui attendait qu’il se mette à l’œuvre. S’il ne se sentait pas à même de faire ce pourquoi il s’était entrainé, comment pouvait-il progresser dans une quelconque quête d’immortalité qui avait jusqu’à présent nécessité plusieurs générations de sorciers ? Il avait besoin d’aide. La proposition de Murphy était venue à point nommée, une main tendue comme si elle avait senti qu’il allait se noyer. Et cette main, il était bien décidé à l’attraper.

Dmitri n’était pas un garçon qui se confiait facilement ; il n’aimait pas parler et enfouissait souvent beaucoup de lui sous une épaisse couche de colère qui finissait inexorablement par éclater en violence. Pourtant à l’ombre des grandes étales de livres, dans l’obscurité paisible de la bibliothèque, il laissa quelques-unes de ses angoisses s’échapper, gagnant l’oreille de celle qui, quelques minutes auparavant, s’était également livrée à des confidences. Avec qui d’autre, sinon Murphy, aurait-il pu parler de ça ? Depuis le décès d’Alexander, elle était sûrement la personne la plus qualifiée pour l’entendre évoquer la mort en ces mots et mine de rien, cela lui faisait un bien fou que d’entendre sa propre voix résonner de ces pensées. C’était étrange à dire, mais en expliquant un peu plus ses motivations, il avait l’impression de s’être retiré un poids. Ça n’était pas simple pourtant : à chaque mot, il craignait de trop en dire, de poser le pied sur la ligne infranchissable, celle des secrets qu’il ne lui appartenait pas de révéler. Il le savait : avec la serpentard, il jouait un jeu dangereux. Non celui d’expériences qui touchaient à la mort – il y était étrangement bien préparé – mais celui des mystères larvés dans les tréfonds du manoir. Avançant toujours d’un pas prudent derrière elle, il ferma quelques brèves secondes les paupières, cherchant au fond de lui la réponse à ses propres tourments comme s’il espérait qu’une petite voix vienne lui dire ce qu’il pouvait répondre.

- C’est difficile à expliquer... commença-t-il prudemment.

Pas tant que ça, à vrai dire. Il pourrait tout aussi bien lui expliquer en à peine quelques mots, sans fard ni vérités enjolivées.

- J’ai commis l’erreur d’écouter... un tableau. De l’aider. expliqua-t-il non sans qu’un dégoût pour sa propre personne ne l’étreigne et vienne nouer sa gorge. « Si je ne l’avais pas fait, mon oncle ne serait sans doute pas... »

Il s’arrêta de parler et, l’espace d’une seconde de marcher également. Il ne pouvait pas laisser ainsi sa phrase en suspens ; au fond de lui, il savait qu’il allait trop loin, qu’il progressait sur un sujet qui pourrait lui être dangereux. Mais il en avait besoin. S’il n’avait pas écouté le portrait de Tobias, libéré cet étrange tableau d’une salle obscure du manoir, il était persuadé que tout aurait pu être différent.

- Il a perdu du temps à réparer mes erreurs. À enfermer un portrait.

Il ne s’agissait encore que d’une vérité dissimulée dans quelques approximations, des discours qui cachaient toujours certaines histoires qu’il ne pouvait totalement avouer, mais il avait été plus loin avec Murphy qu’il ne l’avait jamais été jusqu’à présent avec d’autres. Il était assez étrange que de se confier autant avec une élève qu’il ne connaissait finalement qu’assez peu ; peut-être que ce rêve si vivant dans lequel elle l’avait traîné avait fini par créer un précédent entre eux. Elle avait découvert un part de l’intimité plus obscure de l’adolescent : il n’était déjà plus possible de revenir en arrière.

À force de progresser, ils atteignirent le bas des escaliers, empruntant un couloir plus obscur et poussiéreux. C’était un endroit où la horde d’élèves ne se rendait habituellement pas ; seules quelques personnes pouvaient y venir et souvent ils n’avaient même pas le droit de fouler ce sol, la bibliothécaire préférant aller chercher elle-même les ouvrages demandés plutôt que de laisser des adolescents se baladaient dans les rayonnages suspects. Avant de pénétrer dans la réserve, la serpentard lui glissa ce qui ressemblait presque à une promesse ; à tout le moins, il s’agissait d’un accord. Ils s’aidaient mutuellement en se retrouvant ce soir, leurs objectifs se recoupant suffisamment pour qu’ils en tirent tous deux des bénéfices. Si seulement ils parvenaient à leur œuvre. Dmitri hocha simplement de la tête, continuant à la suivre jusqu’à arriver devant l’entrée de la partie de la bibliothèque dont l’accès était restreint.

- Une fois, seulement.

Cela commençait à remonter, maintenant. Il n’avait d’ailleurs pas eu l’occasion de s’y aventurer trop profondément et il n’avait pu qu’effleurer quelques ouvrages avant d’être dérangé par la présence d’une autre personne.

Le Tchèque laissa son regard balayer la pièce, sa vue obstruée par pleins d’étagères où reposaient de vieux ouvrages qui n’avaient pas été bougés depuis longtemps. Il écouta les indications de Murphy et opina du chef. Il leva sa baguette illuminée d’un lumos et s’éloigna de la préfète pour couvrir différentes allées de livres, se faisant la réflexion qu’ils ne seraient sûrement pas de trop à chercher à deux. Il y avait tant d’embranchements que sans savoir ce qu’ils cherchaient, ils auraient pu faire choux blanc toute la soirée ; heureusement, l’ouvrage qu’elle voulait revêtait un aspecte assez particulier et les racines qu’elle décrivait devaient très probablement prendre suffisamment de place pour qu’il puisse repérer plus facilement le livre.

Un peu plus loin, il pouvait entendre les pas de la préfète et deviner la lumière de sa baguette qui dansait entre les rangées, mais sans ce rappel de cette présence au loin, il pouvait facilement se croire seul et oublier toute forme de civilisation. Il passa d’allées en allées, touchant les livres des yeux mais sans jamais en tirer un. Après plusieurs minutes à chercher, il s’enfonça entre deux étagères non sans grimacer légèrement : une odeur putride grandissait à mesure qu’il avançait, assez répugnante pour qu’il envisage sérieusement de ne pas continuer mais il persévéra. Il vit d’abord la source de ce qui empestait, un ouvrage dont la couverture semblait être faite avec de la chair en état de décomposition avancée. Curieux, l’aiglon le contempla un instant, sans trop s’approcher pour autant, se posant mille et une question sur ce qui avait bien pu passer à l’esprit de l’auteur de ce livre. Il ne repartit à la rechercher de celui qui l’intéressait qu’en entendant les pas de Murphy un peu plus loin – enfin il espérait qu’il s’agissait bien d’elle – et se détourna du moribond manuel pour tomber finalement nez à nez avec un autre ouvrage qui ressemblait beaucoup à la description que lui avait faite sa partenaire du soir.

- Je crois que je l’ai trouvé, Murphy ! appela-t-il en s’approchant de la trouvaille.

Doucement, il passa un doigt sur la reliure en cuir, n’osant pas toucher les racines qui serpentaient autour de peur qu’elles ne soient animées de mauvaises intentions. Ou d’intentions tout court, en fait. Puis il le tira délicatement de l’étagère, le détaillant sous toutes ses coutures le temps que les pas n’arrivent à son niveau. Il y avait bel et bien le crâne illuminé d’une bougie dessiné dessus.

Jamais Dmitri n’aurait cru pouvoir se confier ainsi ; il n’était pas habitué à dire ce qu’il avait sur le cœur, encore moins à exprimer ses angoisses à quelqu’un qui ne portait pas le nom de van Aken. À bien des égards pourtant, Murphy avait ce quelque chose en plus qui la rendait si prompt à l’écouter parler : il voyait bien dans ses iris briller cette lueur étrange que seuls des gens qui nourrissaient des projets comme les leurs pouvaient reconnaître. Et puis, se confier à elle, il l’avait déjà fait... involontairement, dans le secret de son sommeil, mais elle en avait déjà vu infiniment plus de lui qui quiconque autre dans cette école. À part peut-être Alexander, personne n’avait jamais été si loin dans les pensées du Tchèque. Pas même sa mère ou son legiliman de père. Progressivement, ses paroles avaient dérivé vers ce tableau qu’il avait libéré, celui qui désormais était prisonnier du manoir des Hébrides, comme il aurait toujours dû l’être. Il savait qu’il avait longtemps parcouru les couloirs de Poudlard et que certains élèves l’avaient vu : si Judith l’avait croisé, qui d’autre avait bien pu tomber nez à nez avec lui ? La réponse lui vint toute seule, traversant les lèvres de la préfète. Sans le vouloir, l’aiglon se figea en l’entendant poser des questions bien trop précises pour être innocentes. Des feuilles mortes, des branches qui serpentaient jusque dans les cadres voisins, une odeur qui quittait la toile pour vous étreindre si d’aventure vous le contempliez un peu trop longtemps ; il reconnaissait cette description. Oh oui, c’était lui. Celui qu’il avait libéré des couloirs sombres du sous-sol du manoir, celui qu’il avait vu emprisonné dans un tableau dans le bureau de son grand-oncle.

- Alors comme ça, tu l’as rencontré ? fut sa seule réponse, une question rhétorique qui laissa place à celle, plus précise et importante, de la serpentard.

Dmitri se força à reprendre sa route derrière elle, callant à nouveau son pas sur le sien. Silencieusement, il écoutait ce qu’elle lui confiait à demi-mots, recollant les morceaux qui permettaient de tracer le chemin du mystérieux portrait. Après Sørensen, c’était donc Leonhart qu’il était allé voir. Ou avant. Ça n’était finalement pas si étonnant : la mort tournait autour d’elle. Et elle avait sacrifié quelque chose pour lui. Quoi donc ? Le portrait avait demandé un objet à Judith, quelque chose de précieux à Murphy ? Ce qu’il cherchait, Dmitri le savait, pouvait l’aider : s’il avait le pouvoir de prolonger son monde de peinture jusqu’à celui des êtres de chairs, alors l’aiglon pouvait trouver comment prolonger celui de la chair dans les tableaux.

- Oui, en quelque sorte... répondit-il finalement.

Ça n’était pas tout à fait un mensonge : il avait sacrifié la tranquillité de son esprit, laissé son aïeul s’immiscer dans ses secrets soirs après soirs en pénitence pour avoir libéré ce portrait. Et puis, il y avait ce souvenir... ce rêve étrange avec Alexander. Il avait toujours eu l’impression qu’on lui avait arraché quelque chose ce jour-là. L’espace de quelques secondes, son regard se teinta d’une lueur suspicieuse : Murphy était déjà rentré dans ses rêves, se pouvait-il qu’elle l’ait fait non pas une fois, mais deux ? Pourtant, elle avait eu l’air réellement surprise d’apprendre qu’il connait lui aussi ce tableau.

- Et il t’a aidé, ce portrait ?

Oh si, tout était sa faute : elle ne s’en rendait pas compte, inconsciente qu’elle était de ce qui se tramait dans les couloirs du manoir des van Aken, mais le Tchèque était celui qui avait déclenché tout ceci. Aujourd’hui, il ne s’agissait plus seulement de réparer ce qu’il avait fait : il devait aller plus loin, en tirer profit, terminer l’œuvre de son aïeul. C’était pour ça qu’il était avec elle, ce soir et plus ils discutaient, plus il réalisait que nulle autre que la serpentard pouvait l’aider.

Ainsi l’étrange binôme s’aventura dans les méandres habituellement fermées de la bibliothèque à la recherche d’un livre : l’ambiance sombre avait un quelque chose d’inquiétant, mais Dmitri s’y sentait étonnamment à l’aise. Silencieusement et minutieusement, il déambula entre les étagères, devinant un peu plus loin la silhouette de sa comparse. Finalement, il le trouva, ce livre et le porta, non sans un brin de fierté et une once d’excitation, à la préfète. Ils approchaient du but et même s’il n’était pas encore tout à fait conscient de ce qu’ils allaient faire, il n’avait plus d’inquiétude : l’adrénaline était plus grande que la crainte, l’envie de poursuivre gagnant du terrain à mesure qu’ils touchaient au but. Son aînée ouvrit le livre sous les yeux du jeune peintre qui regardait à l’intérieur comme un enfant scrutant avec avidité un bocal de bonbons. Il lui était difficile de déchiffrer les mots qui se dévoilaient à lui à l’envers mais il faisait étrangement confiance à Murphy et lorsqu’elle lui tendit son sac d’un air satisfait, donnant quelques ordres, il se contenta d’opiner du chef avant de glisser sa baguette dans la poche et plonger la main dans le cabas à la recherche de la craie. Au bout de quelques secondes, il sentit ses doigts se refermer sur le petit objet et l’extirpa du sac qu’il déposa au centre de ce qui allait bientôt être le cercle. En bon artiste qu’il était, dessiner un cercle au sol n’était pas bien compliqué : il avait l’impression de revenir en enfance, quand il griffonnait sur le sol de sa chambre. À la différence près qu’à l’époque, il ne se préparait pas à faire un rituel. L’aiglon traça le cercle minutieusement, ne prêtant guère attention à sa complice qui s’affairait elle aussi. Son regard s’attarda quelques secondes sur le bocal qu’elle avait extirpé du sac, mais il reporta son attention sur son œuvre lorsqu’il sentit son pied buter contre le mur. Il pivota un peu plus, continuant de tracer en repassant quelques fois au même endroit, lorsque la craie ne daignait pas imprégner suffisamment le sol.

- Voilà ! conclut-il lorsque les deux bouts de son cercle se rejoignirent.

Il enjamba le trait blanc pour rejoindre le centre.

- C’est la première fois que tu fais ce genre de rituel ?

Non qu’il ne lui fasse pas confiance : il avait dépassé ces considérations depuis bien longtemps, acceptant de croire en elle suffisamment pour pénétrer dans ce cercle sans trop se poser de questions. Il avait en revanche besoin de comprendre ce qu’ils s’apprêtaient à faire et jusqu’où Murphy avait déjà été seule.