La colère était une émotion que maîtrisait mal Silas. Elle couvait au fond de ses entrailles, tapie dans l’ombre jusqu’à ce qu’on fasse appel à elle ; alors, elle frappait vite et fort, comme un serpent attaque sans laisser le temps à sa victime de s’esquiver. Son venin se répandait aussi rapidement que celui d’une vipère, gangrenant ses veines les unes après les autres, avant de parasiter son cerveau et de jeter un voile écarlate sur ses yeux. Il livrait sa conscience pieds et poings liés à la violence de sa rage houleuse, sans même avoir le temps d’être rattrapé par l’écume de ses regrets. Et c’était exactement ce qui était en train de se dérouler dans cette salle désertée, uniquement meublée de bric et de broc par Silas lui-même – et Saige, un peu. La seule vue des coussins chapardés par la jeune fille fit redoubler sa rage ; elle qui avait osé venir accompagnée d’Ashton Chipperfield, sans se soucier le moins du monde du malaise que sa présence diluait vicieusement dans son esprit embrouillé.

D’un coup de pied sec, le Serdaigle envoya valser l’un des coussins incriminés, aveugle à la douleur fulgurante qu’il provoqua dans sa mauvaise jambe. Il entendit à peine Bane émettre un miaulement mi-inquiet mi-réprobateur, sagement assis dans un coin de la pièce. Le jeune homme était incapable de rester assis dans son ronronroulant ; il fallait qu’il bouge, quitte à se faire mal. Il lui était absolument impossible de rester statique en sachant que son journal intime ne reposait pas sagement, intouché, dans son sac de cours ; en sachant que Seo avait mis la main dessus après la soirée, qu’il l’avait sans doute feuilleté, peut-être lu avec attention voire fait circuler. Cette simple pensée le rendait complètement fou. Sans compter que son message n’avait rien eu d’agréable ou de rassurant. Est-ce qu’il comptait l’utiliser comme un moyen de pression ?

Très bien, il y avait consigné tous ses essais de potionniste et ses expériences sur lui-même ; très bien, Seo le prendrait peut-être pour un taré. Mais c’était loin d’être le pire scénario. D’entre toutes les pensées intimes qu’il avait couchées sur ce papier, qu’il s’agisse des crises de douleur ou de larmes, du deuil de cette mère qui mourait à petit feu et de ce père qui cherchait à la rejoindre à grandes rasades éthyliques, c’étaient les passages sur Dash qu’il craignait surtout de voir mis au jour. S’il pouvait encaisser des moqueries supplémentaires, il ne pourrait jamais se remettre de voir son meilleur ami s’éloigner – ou pire, lui tourner le dos. Ainsi, ce n’était pas seulement la colère qui dirigeait ses gestes et cette détresse qui gagnait chaque pore de sa peau frissonnante ; c’était aussi la peur – rampante, insidieuse. Il ne connaissait pas suffisamment le Serpentard pour se faire une idée de ce qu’il allait faire de cette découverte et ça le terrifiait. Il n’avait pas plus envie d’être contraint à faire son coming-out que de voir ses sentiments pour Dash révélés au grand jour. Après la rentrée qu’il avait passée, tout ce qu’il souhaitait, c’était faire profil bas. Ça, ce danger potentiel, c’était trop. Il en aurait pleuré s’il n’était pas aussi orgueilleux. Il se sentait tellement stupide d’avoir ressenti le besoin urgent de confier ce secret à un bête journal intime. D’un autre côté, à qui pourrait-il en parler ? Garder tout ça pour lui, ça le bouffait ; ça le rongeait jusqu’à l’os.

Incapable de laisser la moindre larme l’humilier davantage, il ne lui restait plus qu’un seul défouloir valable. Mais il avait promis à Dash et à ce putain de dirlo qu’il ne resterait pas seul, qu’il essaierait de résister à ces pulsions ; quitte, dans le pire des cas, à aller voir Armitage après pour ne pas rester seul. Mais il n’avait pas envie qu’on le voie comme ça. Pas non plus envie que Seo, à qui il avait donné rendez-vous dans cette salle et qu’il attendait d’une seconde à l’autre, le voie dans cet état. Ça touchait à quelque chose de beaucoup trop privé qui générait un malaise à peine supportable.

Alors, il extirpa sa baguette de sa poche, la fit rouler entre ses doigts blêmes d’avoir été contractés à outrance, la leva et visa les vieux meubles qui hantaient la salle inutilisée depuis des années. S’il ne pouvait pas se défouler sur lui-même, il se défoulerait sur autre chose.

— Diffindo ! lâcha-t-il entre ses dents serrées, lançant le sort comme il ferait claquer un fouet sur son propre dos.

Mais toute cette rage et cette détresse qui bouillonnaient comme une mixture toxique dans son ventre produisirent un sortilège si puissant qu’il en était instable ; la magie rebondit sur le meuble visé sans l’entamer et percuta de plein fouet l’avant-bras gauche de Silas, tranchant net la chair. Aussitôt, un flot de sang écarlate s’en échappa et le Serdaigle cligna bêtement des yeux en les baissant sur la blessure. Il se sentait sonné et un peu vidé par l’énergie qui avait jailli de sa baguette pour couper la peau et la manche de sa robe. Le fluide vermeil coula le long de son poignet, s’enroulant autour de sa main pendante avec une forme de grâce fluide qui l’hypnotisa de longues secondes. Dans son malheur, il avait été chanceux ; le sort, en rebondissant, avait perdu de sa puissance. Aussi la blessure paraissait superficielle, quoiqu’elle saigne abondamment.

Silas ferma les yeux et accueillit la douleur avec soulagement ; une douleur qui n’était pas celle de sa jambe, une douleur inattendue qui calma son cœur agité un instant. C’était un peu cocasse que sa décision de ne pas s’automutiler ait abouti au même résultat, exactement au même endroit où se trouvaient toutes les cicatrices pâles de ses anciennes colères et qu’ils dissimulaient sous de longues manches.

Immobile et presque méditatif dans ce moment glauque, Silas ne remarqua pas qu’une silhouette supplémentaire s’était glissée dans la pièce.

Lancer de dés :

Atteignant une forme de paix morbide à la simple contemplation de ce filet de sang enroulé autour de son poignet dans un mouvement hypnotique, Silas avait fermé les yeux sans prêter attention au discret bruit de pas qui se glissa pourtant dans la salle inutilisée qu’il avait investie pour se défouler et donner rendez-vous à Seo.

— Tu as l’air d’apprécier. C’est si grisant que ça ?

Cette voix froide avait claqué dans le silence comme un tissu déchiré, arrachant Jørgensen à cet abîme qui l’avait avalé sans qu’il ne l’ait prémédité. Dans un sursaut, il rouvrit les paupières et fit volte-face vers la silhouette du Serpentard debout dans l’entrée de la pièce. Il entrouvrit les lèvres avec un froncement de sourcils hostile, désignant d’une main encore un peu tremblante sa blessure.

— J’ai mis trop de puissance dans mon sort et il a ricoché, marmonna-t-il pour se justifier mollement. C’est juste une égratignure, ajouta-t-il pour évacuer son étrange comportement d’une faible explication.

D’un murmure, il tenta de lancer un Episkey, mais les bords de sa plaie frémirent à peine sous l’effet de sa baguette. Les lèvres pincées devant cet aveu de faiblesse, il tira davantage sur sa manche déchirée pour arracher un bout complet de tissu et éponger grossièrement le sang, avant de laisser tomber l’ensemble au sol et de clore l’affaire sur un Reparo qui fit disparaître le mouchoir improvisé du sol pour reconstituer la manche – seul défaut, la tache de sang restait bien visible sur le vêtement. Il décida qu’il s’en préoccuperait plus tard.

Son regard perçant suivit Seo qui se déplaçait avec nonchalance pour s’attabler comme s’il était chez lui – ce qui ne manqua pas de crisper le Serdaigle, qui l’interprétait comme la démonstration qu’il avait du pouvoir sur lui –, ainsi que la façon dont il extirpa le journal intime du sac posé à ses côtés pour le caler devant lui et y poser sa main qui tapotait dessus l’air de rien.

— Vu l’urgence, c’est que ça doit être précieux, lâcha-t-il, toujours avec ce calme rageant.

Seo se croyait visiblement maître en son château. Il lui ferait ravaler son attitude. Serrant les dents, Silas fut incapable de retenir son grondement :

— Rends-le moi.

Ce n’était ni poli ni engageant, mais il ne comptait pas une seule seconde mendier ce qui lui revenait de droit. Et il n’avait aucune intention d’entrer dans un jeu malsain. Il comptait récupérer ce qui lui appartenait et virer cet intrus de son antre le plus rapidement possible.

Lancer de dés :

La faible justification de Silas, énoncée du bout de lèvres maussades, ne convainquit pas Seo – sans grande surprise. Ce dernier se contenta néanmoins d’acquiescer sans conviction, malgré un sourcil charbonneux dont l’arc aigu soulignait le peu de crédit qu’il apportait à cette affirmation. Ensuite, il évolua dans la pièce avec une aisance qui crispa son cadet, toujours à fleur de peau à l’idée qu’il ait ouvert son journal et – pire – qu’il ait partagé son contenu à d’autres élèves. Quelque part, dans les recoins les plus hostiles de son esprit, la méfiance aiguisait ses couteaux ; déjà prête à négocier, à menacer, à contourner un chantage qu’elle était persuadée de devoir affronter. Pourtant, Seo – peu bavard – s’assit simplement à une table, sur laquelle il posa le précieux carnet bientôt recouvert de ses doigts taquins. Le Serdaigle se tendit davantage encore, ignorant la douleur qui remontait le long de son bras et poissait sa manche. Sans réfléchir davantage, Silas lui ordonna de le lui rendre ; d’un ton sec, sans appel, dénué de la moindre reconnaissance. Il fallait dire que ni son mot ni son comportement n’étaient particulièrement avenants. Seo exhalait une suffisance qui le crispait.

Contre toute attente, la bouche du Serpentard frémit et s’étira en un croissant moqueur – sans faire mine de lui tendre l’objet tant convoité. Il demeura d’un calme olympien ; un calme qui paradoxalement jouait avec les nerfs tendus à s’en rompre de Jørgensen.

— Ça t’écorcherait la langue de dire merci ? lança-t-il, plongeant un regard acéré dans les prunelles perçantes de son camarade.

— Ouais, grogna le cadet pour toute réponse dans un souffle qui tenait davantage d’un grondement animal que d’une véritable réponse. J’te dirai merci quand tu me l’auras rendu, ajouta-t-il sans détourner le regard, hérissé comme un fauve.

Un claquement de langue fit écho à son comportement de bête inquiète, et Silas manqua sursauter lorsque Jin se remit sur ses pieds tout en prenant soin de serrer le journal contre sa poitrine. Ce geste provoqua un froncement de sourcils chez le Serdaigle, mais il n’eut pas le temps de protester ou d’agresser à nouveau son interlocuteur, car celui-ci pointait désormais sa baguette vers lui en s’avançant tranquillement. L’échine de Jørgensen se redressa, électrisée, et sa main chercha instinctivement sa baguette pour se protéger ; geste inutile, un peu ridicule, qui se figea lorsque Seo guérit sa blessure d’un mouvement nonchalant. Silas cligna des yeux, pris de court, et sa tête s’inclina légèrement sur le côté d’un air interloqué. L’adolescent ne comprenait putain de rien à l’attitude de son aîné, seulement conscient du soulagement soudain là où avait mordu le sort dévié. Leurs prunelles se confrontèrent à nouveau, déstabilisant davantage le plus jeune, puis avant que le Serdaigle n’ait pu réfléchir à quoi dire ou quoi faire, Jin lui rendit brutalement son carnet en lui fourrant entre les bras. Avec des gestes vifs, Silas s’en empara pour le soustraire à sa vue – comme on dissimulerait une preuve embarrassante –, troublé par cet affrontement visuel auquel ni l’un ni l’autre ne cédait et par cette soudaine proximité qu’il vivait comme une intrusion.

— De rien, ironisa Seo. Tu devrais en prendre soin.

— Merci, marmonna Silas (probablement au maximum de sa gratitude en l’état). Mais j’ai pas besoin de tes conseils débiles, chuis au courant que je dois en prendre soin.

Sa dernière phrase sonnait comme le lointain carillon de l’orgueil et du défi, mais elle était en réalité une manière d’évacuer la banalité de Seo pour en presser le jus et s’aventurer sur un terrain miné. Avait-il, oui ou non, lu quoi que ce soit de compromettant ? Était-ce vraiment une phrase en l’air qu’on balançait quand on rendait un objet à quelqu’un qu’on n’appréciait pas plus qu’on le détestait ou était-ce un avertissement masqué ? Il avait besoin de savoir ; son cœur tambourinait contre ses côtes au rythme d’une peur viscérale dont il était esclave, et son dos commençait à ruisseler de sueur à mesure que la tension accumulée s’étirait sans faire mine de se dénouer.

La bravade de Silas demeura une évidente rebuffade superficielle, qui ne manqua pas d’arracher un éclat de rire narquois à son adversaire encore bien dressé, sereinement campé sur ses pieds. Le presque-étonnement qui s’était peint sur ses traits se dissipa alors qu’il enfonçait ses mains dans ses poches pour retourner s’asseoir à sa précédente place, toujours paré de cette nonchalance qui rendait le Serdaigle dingue. Ses ongles s’enfoncèrent dans la couverture de son journal pour évacuer l’incompréhension et la frustration qui déchaînaient son pouls et ses pores mis à mal. Le silence épais, oppressant qui suivit étouffa sa colère entre ses cordes vocales pourtant vibrante de non-dits et de reproches.

— Tu te demandes si je l’ai lu hein ? lança Seo, comme un gros chat jouant avec une minuscule souris sur laquelle il avait négligemment posé la patte.

Les mâchoires de Silas se tendirent, si bien qu’un muscle saillit sous sa peau pâle et qu’un craquement sourd lui fit vibrer les dents. Il n’avait aucune intention de répondre à une perche si grossière, à entrer dans ce jeu que le Serpentard se plaisait à dérouler, maître des règles et du plateau dont le Serdaigle ne distinguait aucun détail.

— Comment j’aurais su qu’il t’appartenait si je ne l’avais pas fait ? l’interrogea-t-il sur un mode rhétorique qui lui déplut fortement. À ton avis, te l’aurais-je rendu si je comptais m’en servir contre toi ? ajouta son aîné sur le ton de l’évidence, dans une posture décontractée qui commençait franchement à lui taper sur les nerfs.

— Ouais ? lâcha Silas à brûle-pourpoint, les joues empourprées de colère. Tu pourrais très bien avoir trouvé les infos que tu voulais et me le rendre pour jouer avec moi ou me faire chanter – et jouer avec moi, c’est exactement ce que t’es en train de faire, alors arrête de me prendre pour un con, gronda-t-il, échine hérissée et griffes sorties. Alors c’est quoi le bail, maint’nant ? Crache le morceau, c’est bon.

Il n’en pouvait plus de cette tension accumulée, de cette lente torture qui n’en finissait plus. Qu’est-ce qu’il comptait faire de ce qu’il avait trouvé, putain ? C’était quoi son objectif ? Les règles du contrat ? S’il y avait bien un type de personne que Silas ne supportait pas, c’étaient les lâches et les hypocrites ; alors qu’il fasse preuve d’un minimum de transparence, qu’il joue cartes sur table à présent que l’essentiel était craché entre eux. Il ne le laisserait pas s’imposer dans leur bras de fer.