Les deux pieds dans l’eau jusqu’aux genoux, et malgré la chaleur pesante de l’après-midi, il semblait à Thomas qu’il avait froid. Chaque minute passée laissait croître le malaise, une espèce de sentiment sourd et grouillant qui lui dévorait le ventre – rien à voir avec les harengs de midi – laissant peu de doutes que ce qu’il était en train de faire était mal. Un moment il avait cru que c’était peut-être le soleil qui lui tapait sur la tête et remis en place le large chapeau de paille qu’on lui avait prêté pour l’occasion, mais non, impossible de le dénier, ce qu’il ressentait à cet instant était bien de la culpabilité, associée à une espèce de dégoût de la situation.

La canne à pêche fermement agrippée, Thomas réalisa soudain qu’il s’en faisait blanchir les jointures. On leur avait pourtant dit, dès le premier jour, qu’il faudrait mettre la main à la patte pour les locaux qui hébergeaient leur petite clique généreusement et le jeune homme n’y avait rien vu de mal, non, il était même d’avantage familier aux travaux manuels que ses camarades et accueillit l’annonce avec une certaine neutralité, tandis que d’autres derrière lui, soupiraient ou échangeaient des murmures dépités. Non donner un coup de main n’avait jamais été un problème, c’était même le prix de sa présence dans le monde des sorciers, sauf qu’il ne s’était pas vraiment attendu à ça…

Pas de mystère pourtant, dans un village de pêcheur, on pratiquait la pêche et Thomas n’avait rien trouvé à redire lorsque lui et quelques autres avaient été désigné pour jeter leurs lignes sur le rivage. Un boulot facile, pensait-il.
Le malaise avait commencé au moment d’enfoncer l’hameçon dans le corps vivant et agité d’un ver de terre. Il ne sent rien avait cru bon de préciser le villageois qui en faisait la démonstration, voyant son air dépité. Mais Thomas n’était pas né de la dernière pluie et savait, au contact des animaux, qu’on avait grandement tendance à sous-estimer leur sensibilité. Les Botrucs n’étaient fait que de branchages, oui, mais il avait appris que leur arracher une feuille était aussi douloureux que de perdre une oreille pour un humain, à voir le nombre de fois où il s’était retrouvé chargé de panser, avec un peu de baume réparateur, leur écorce arrachée. Un vrai travail d’orfèvre, soit dit en passant, étant donné la taille de ces créatures.

Non content d’empaler à vif le pauvre ver, le pêcheur l’avait ensuite fixé à un bouchon et puis, hop, jeté à l’eau au loin. Puis silence. Un silence de plomb semblait-il où le jeune homme avait attendu avec appréhension le moment fatidique où, le fil soudain tendu, l’homme avait tiré d’un coup sec un poisson hors de la mer et attrapé au vol, retiré – arraché oui ! – le crochet de sa bouche. Allez dire après ça que le poisson n’avait pas souffert ! Le pêcheur ne poussa pas l’hypocrisie jusqu’à le lui assurer.

C’était maintenant à son tour et, clairement, il digérait mal les harengs de midi. La perspective d’avoir soudain à tirer, lui aussi, sur la malheureuse bouche empalée d’un animal sonnait très étrangement pour celui qui s’était flatté d’être garde-chasse. Le malaise avait atteint son seuil de tolérabilité, Thomas n’y tenant plus imprima un mouvement de fouet à sa canne et le bouchon et l’hameçon sortirent de l’eau, sans poisson au bout heureusement.
Il l’attrapa vivement, manquant au passage de s’empaler la main à son tour sur le crochet et, les fesses sur les talons et la mer jusqu’au ventre, s’acharna à délicatement retirer le ver, sans le blesser encore d’avantage. Peine perdue cependant, l’hameçon était cranté pour empêcher la lame de se retirer naturellement et c’est seulement à moitié déchiré que Thomas parvint enfin à retirer la bestiole qu’il relâcha immédiatement dans l’eau. Il en aurait eu les larmes aux yeux et l’observa disparaître dans les vagues avec angoisse.

Restait à relancer sa ligne et, rentré bredouille, il s’excuserait auprès des pêcheurs. Et tant pis si il n’y avait pas de harengs ce soir au dîner, tant mieux même. Il se redressa, partagé entre satisfaction et honte de son forfait, l’eau dégoulinant de son short de bain, lorsque la présence d’une silhouette derrière lui le fit sursauter.

Un léger soulagement le pris en constatant que ce n’était que Septimus. Certes le concierge était techniquement membre du personnel de l’école mais ayant été amené à le côtoyer dans le cadre de sa formation, Thomas savait aussi que ce n’était pas l’âme la plus sévère de l’équipe encadrante. N’empêche qu’il ne voulait pas qu’on pense qu’il était en train de tirer au flanc. Certes il n’était pas le dernier pour piquer un somme quand à l’abri des regards, ou laisser volontairement trainer le boulot pour ne pas trop se fouler, mais le tout était que cela ne se remarque pas trop.

D’un autre côté, difficile d’expliquer sans paraître idiot qu’il avait voulu relâcher un ver de terre dans l’eau. D’ailleurs, inquiet, il jeta un regard furtif vers les flots. Ne venait-il pas de noyer la pauvre bête ? Il aurait peut-être mieux valu la relâcher dans le sable ou dans la terre sur l’île... mince…

Comme toujours lorsqu’il sentait une gêne, il se balança d’une jambe sur l’autre. « Je sais. » avoua-t-il à la remarque de Septimus. Que dire de plus, sinon que lui était passée l’envie de pêcher à l’instant où on avait tiré un poisson de l’eau, la bouche sanglante percée d’un bout de ferraille ?

- Ça va. Quoique son agitation trahisse du contraire. Sentant qu’il devait des explications sur sa technique de pêche, il bougonna avec une demi-grimace. « Je suis pas sûr d’avoir envie de manger du poisson, en fait… »

Certes il n’était pas censé avoir son mot à dire, ni à juger les pratiques des locaux, d’autant qu’il s’était peu soucié de manger toutes sortes de viandes pendant l’année scolaire, préparées dans les cuisines de Poudlard, mais il avait fallu tenir l’hameçon entre ses doigts pour réaliser le caractère quelque peu barbare de l’affaire.

Sans aucun doute, Septimus était-il un drôle de personnage. Pour un adulte, en tout cas. On lisait assez facilement ses émotions sur son visage et Thomas avait l’impression que pas mal s’y succédaient, peut-être un peu trop rapidement pour être décryptée, mais en tout cas il ne semblait pas juger nécessaire – ou parvenir – à les dissimuler, comme le faisaient les autres membres du personnel en présence des adolescents. En cela, il lui rappelait un peu Jaimie, dont Thomas imputait Sa jovialité à sa jeunesse. Les autres, sans que cela veuille dire qu’ils se montrent plus froid, gardait plus naturellement leurs distances.

- Ça n’a pas de sens de protéger les animaux toute l’année et de pêcher ceux-là ici, déclara-t-il tout de go, autant pour répondre à la question que formaliser sa pensée à lui-même. « Je suis sûr qu’un garde-chasse ne devrait pas faire ça. »

A Poudlard, il avait eu à quelques occasions la chance de rencontrer les êtres de l’eau qui vivaient au fond du lac noir, et même soigné une fois le grand calmar dont l’âge avançait nécessitait qu’on lui nettoie de temps en temps les tentacules où venaient se loger des algues parasites. Certes le jeune homme n’avait jamais étendu sa protection aux poissons qui habitaient ces eaux, mais maintenant qu’on lui avait explicitement demandé de ficher un bout de métal dans la bouche de l’un d’eux, l’idée lui semblait saugrenue et hypocrite.

- En plus il suffirait de faire apparaitre les plats par magie, non ? Les elfes font ça, on partagerait avec les moldus et puis voilà.

Il avait bien souvenir – Dmitri lui avait expliqué – que ce n’était pas possible, mais il en avait oublié la raison exacte et s’en fichait un peu à vrai dire. Beaucoup de choses étaient possibles avec de la magie, beaucoup de choses qui n’impliquaient pas de trouer la bouche d’un poisson pour avoir à dîner.

Septimus ne se montra pas jugeant ce qui, en soit, était déjà plutôt bien. Si Thomas avait une certaine confiance dans le corps enseignant de l’école, particulièrement depuis le départ de monsieur Sorensen, il n’en avait pas moins sa fierté et savait à quel point faire démonstration d’un trouble ou de sensibilités pouvait vous attirer des moqueries de la part des autres adolescents, chacun jouant un rôle qui lui allait mal par conformité sociale.
De fait, il était souvent imprudent de chercher à partager avec autrui des questionnements intimes et y préférer causer quidditch ou râler sur les devoirs à faire.

Septimus, en revanche, était fait d’un autre bois. Thomas n’oubliait pas la vision – dérangeante – de ses larmes lors de leur premier rendez-vous, d’autant plus surprenante qu’elles venaient d’un homme adulte, mais cela avait eu le mérite d’ébrécher une sorte de barrière formelle, d’autant qu’il prenait au sérieux ce qu’on lui faisait ce qui était un peu flatteur. Le fait que le concierge se comporte avec lui comme avec un collègue aidait pas mal aussi, malgré leur différence d’âge.

Il l’observa le rejoindre les mollets dans l’eau et l’air pensif.

Sa première réponse fut de rappeler ce que Thomas savait déjà, mais s’efforçait d’oublier, ou de nuancer. Pour lui qui ne pratiquait pas la sorcellerie, il était difficile d’en bien saisir les limites ou la difficulté que ses camarades pouvaient éprouver à maîtriser un sortilège. Il ne s’agissait que d’agiter sa baguette et de prononcer une formule, non ? De fait, tout ce qui était censé être impossible en magie lui faisait simplement l’effet qu’on n’y avait pas passé assez de temps, ou pas assez d’effort. Réflexion d’autant plus aisée que ce n’était jamais à lui de fournir lesdits efforts.

- Je sais, répéta-t-il un brin maussade. « J’aime bien les elfes. »

Ces-derniers avaient toujours été gentils avec lui et plus d’une fois lui avaient donné un coup de main lorsque, privé à la fois de magie et de technologie, certaines choses du quotidien s’étaient avérées bizarrement complexes. Se réveiller, par exemple, quand il avait rendez-vous tôt, faute de réveille-matin ou de sortilège pour s’y substituer, heureusement que des elfes étaient venus le tirer du lit sans quoi il y dormirait encore aujourd’hui.

Il suivit d’instinct le regard de Septimus qui se perdait vers l’horizon azuré, tandis que ce-dernier reprenait la parole.

Sa réponse était surprenamment radicale. Assez logiquement Thomas s’était attendu à ce que le concierge tente de le faire relativiser les choses en invoquant la raison raisonnable ou le devoir, ou l’hospitalité de leurs hôtes ou plein d’autres bons arguments en fait mais non, il semblait au contraire l’inviter à déployer son malaise pour en faire une conviction.
Le jeune homme papillonna un peu, tout pensif.

- J’ai l’impression que je devrai même les en empêcher, articula-t-il, doublant Septimus par sa gauche. « Ce serait bizarre de dire qu’il ne faut pas s’en prendre aux botrucs ou aux fées mais laisser d’autres gens le faire pour moi. »

Loin d’être familier aux idées antispécistes ou quoi qui y ressemble – il y avait néanmoins été initié par Michaela à l’occasion – le parallèle avec son travail de garde-chasse lui semblait plus parlant. Lui dont toute la formation consistait à protéger les lieux et ses habitants de la malveillance des êtres humains, l’idée que, dans un autre contexte, il puisse devenir sans sourciller le bourreau le perturbait soudainement.

- Ok pour les herbes, dit-il en évacuant la question, n’empêche ! Garde-chasse c’est garde-chasse et la pêche ça compte aussi, personne accepterait de manger un ragoût de fée ou je sais pas quoi.

Ça l’agaçait. Il sentait bien qu’il y avait là une contradiction indémêlable, du moins pour le moment. « Et pourquoi pas du centaure aussi ? On mange bien du cheval… »

Pour Thomas, les choses étaient assez simples : son boulot consistait à veiller sur la forêt interdite, ses occupants et, le cas échéant, les élèves qui venaient à s’y perdre. Bien sûr il n’était qu’apprenti et à ce titre on n’attendait pas de lui d’endosser sur ses épaules toute la responsabilité de la sécurité de l’école et il faisait même preuve d’une certaine indulgence de la part du corps professoral – en témoignait ses récents déboires avec l’arbalète et, plus tard, cette fameuse nuit avec Murphy où les deux avaient eu maille à partir avec un troupeau de centaures – n’empêche que pour se glisser dans les bottes de la profession, le jeune homme avait bien dû se persuader, lui, que son rôle était de protéger.
Il était un loup bêta, c’est-à-dire un protecteur, il le savait, et sa meute, Poudlard, son territoire : le parc et les bois, et tous ceux qui y vivaient.

A ce titre-là, les frontières (d’ailleurs floues) de l’enceinte de l’école paraissaient soudain peu de choses. Une barrière artificielle qui s’érodait face au concret de devoir, loin du château, malmener voire tuer des pauvres bêtes innocentes qui n’avaient rien fait de mal à part se trouver là. Y aurait-il eu un autre garde-chasse dans le coin qu’en tant que pêcheur, Thomas serait devenu son ennemi.

Ces idées venaient se culbuter dans sa tête à présent, formulée pêle-mêle et maladroite à Septimus qui se trouvait par hasard passer par-là. L’adulte eut au moins le mérite de l’écouter calmement et de formuler des réponses, sinon satisfaisantes, au moins raisonnables.

- Les poissons n’ont pas vraiment eu le choix, eux, répondit-il d’un ton sceptique. « C’est bien pour ça qu’on protège les animaux, ils peuvent pas le faire tout seuls. »

Les centaures, exemplairement, malgré leur intelligence et leur force, étaient venus trouver refuge à Poudlard car leurs territoires de chasses se trouvaient depuis longtemps menacés par la présence de moldus qui investissaient les forêts profondes de l’Angleterre. Certaines espèces comme les géants avaient d’ailleurs presque entièrement disparu aujourd’hui.

A le voir comme ça profiter du soleil, Septimus paraissait assez serein, faisant plisser les yeux de Thomas. La chaleur et l’eau fraîche avaient tendance à vous rendre somnolant, il en savait quelque chose depuis qu’Azure avait manqué de le noyer quelques jours plus tôt, pour l’heure cependant il n’avait pas la tête à profiter du décor paradisiaque, le charme semblait rompu.

La dissonance cognitive ne lui disait rien, mais si cela mettait des mots sur son trouble, cela ne le réglait aucunement. Il grimaça tandis que l’attention du concierge était attiré par ailleurs par quelque chose dans la mer. Suivant son regard, Thomas vint placer sa main en visière pour se protéger les yeux et tâcher de discerner l’animal parmi les vagues.
L’ayant aperçu soudain, un sourire lui éclot au visage. Drôle d’animal, dans ces régions c’était difficile de savoir ce qui était une créature normale ou fantastique. Le poisson disparu entre deux miroitement de soleil et d’écume et Thomas vint placer ses mains sur ses hanches, dubitatif.

- Lui aussi faut le bouffer ? demanda-t-il d’un ton un peu aigre.

Qu’il y ait des nuances, Thomas était bien prêt à le croire, mais pas à tout gober non plus. Cela faisait pas mal de temps qu’il cherchait des réponses, à des questions logiques pour un adolescent de son âge : qui il était, quel était son rôle, son but dans la vie, questions d’autant plus épineuses d’ailleurs en raison de son statut particulier à Poudlard, un peu en marge. Murphy lui avait bien apporté quelques éléments d’explications – du moins avait-il cru à l’époque, maintenant il se méfiait un peu plus de la jeune fille – et jouer les garde-chasse (apprenti garde-chasse) avait au moins le mérite de lui offrir une espèce de cadre avec un code moral pour savoir comment se comporter et quel chemin suivre.
Sauf que tout ça n’était manifestement pas si simple, il le découvrait chaque jour et cette histoire de poisson, comment dire… ? Elle le dérangeait pas mal. Il était avide de radicalité, non pas parce que c’était dans son caractère mais parce que cela apportait au moins des réponses claires, cohérentes, et là il lui semblait avoir mis le doigt sur un paradoxe assez majeur.

Il n’en écouta pas moins attentivement les explications de Septimus qui, merci à lui, avait décidé d’accepter de jouer les avocats du diable.

- Donc… s’il comprenait bien… en fait je protège pas du tout les animaux. Je fais juste en sorte qu’il y en ait toujours à manger pour nous.

Non seulement c'était naze, mais en plus ça ne collait pas : les sorciers ne mangeaient pas les animaux de la forêt interdite par exemple, sans parler de certaines créatures ou êtres plus proches des humains que des bêtes. Êtres de l’eau, centaures ou même les elfes de maison, pourquoi pas, il ne serait jamais venu à l’idée de personne de les manger, eux.

- Plus clair, ouais, confessa-t-il non sans amertume. Mais pas satisfaisant, loin de là. « Désolé mais je trouve toujours pas ça logique : si infliger des souffrances est mauvais, personne ne devrait manger d’animaux. »

Il désigna la mer d’un geste de la main.

- Ok pour les gens de l’archipel mais nous ? On vit pas sur un archipel nous. Pourquoi on n’interdit pas la viande à Poudlard par exemple ?

D'accord le poulet rôti lui manquerait sans doute un peu, et le saucisson, mais là maintenant il n'était pas si sûr d'avoir envie d'en manger si on lui en proposait, même tout cuit tout prêt.

Ce n’était pas tant que ne pas comprendre l’énervait – en vérité, il y avait beaucoup de chose que Thomas ne comprenait pas et n’avait pas pour autant cherché à éclaircir – mais qu’il avait le sentiment diffus et inquiétant que depuis son arrivée à Poudlard, on lui avait menti sur l’intitulé de sa mission. Tout rude qu’ait put être Benjamin Duncan, l’homme se montrait toujours protecteur avec les animaux et un gardien fidèle de la forêt interdite, quant à Noelia elle ne tarissait pas d’annecdote et de conseils sur la manière de faire son travail et Thomas avait toujours eut le sentiment de se perfectionner à son enseignement et par voie de conséquence, de devenir chaque jour un meilleur garde-chasse.
Si alors tout ça n’avait pas de sens, à quoi rimait exactement ces deux dernières années et les savoirs accumulés, la minuties des gestes et les soirées trop longues passées dans les bois jusqu’à ce qu’enfin, ses mentors décrètent que le travail était terminé, car on ne partait jamais sans laisser une tâche inachevée ?

Il écouta toutefois Septimus avec attention – du moins au début. Ces notions d’équilibre entre les espèces et dans la chaîne alimentaire, ses mentors les lui avaient déjà expliqué sous des formes différentes, sauf que ni Benjamin Duncan ni Noelia Hopkins ne lui avaient jamais demandé de tuer quoi que ce soit (enfin « prélever ») au nom de la régulation.

- C’est vrai qu’on tue les accromantules, concéda-t-il. Enfin, pas moi, mais les centaures.

On pouvait dans leur cas parler d’espèce invasive, personne ne savait très bien comment elles étaient apparues dans la forêt, mais ça remontait à il y a très longtemps, bien avant sa propre naissance, et la succession de gardes-chasses de Poudlard avaient depuis tous eut pour mission de vérifier qu’aucune ne s’aventurait chasser hors de son territoire ou, pire, dans le parc de l’école.

- Par contre on ne les mange pas.

Rien que l’idée avait de quoi vous répugner… il était bien content qu’aucun elfe n’ait jamais eut l’idée de leur en servir un rôti.

Septimus reprit ses explications, parlant d’abord de souffrance inutiles – ce en quoi Thomas avait un peu du mal à voir où l’on plaçait la frontière, étant donné qu’on venait littéralement de lui demander de planter un bout de fer pointu dans la bouche d’un poisson. Si c’était là une souffrance utile il n’était pas certain de souscrire au concept.
Par contre, force fut de l’avouer, malgré tous ses efforts, lorsque le concierge se mit à parler de sable, cailloux et algues, Thomas décrocha. Ce n’était pas la faute du pauvre Septimus : le jeune homme avait toujours eu un mal fou à se concentrer longtemps ce qui n’était pas sans lui poser quelques soucis en classe, lorsqu’il fallait parfois tenir plus d’une heure sur un exercice ou une leçon. En cela, le boulot de garde-chasse lui convenait mieux : il restait actif, bougeait pas mal et on se concentrait assurément plus facilement sur un veaudelune blessé que sur un problème d’arithmancie. Son regard se perdit un peu dans le vague, fasciné par le miroitement des rayons du soleil sur la mer.

Il raccrocha les wagons quelques part quand Septimus parla de personnes handicapées et plissa les yeux pour tenter de savoir comment on en était arrivé à parler de ça.

- Moi je dois manger de la viande, expliqua-t-il. « A cause de la lycanthropie, mon organisme est un peu celui d’un carnivore maintenant. »

Ce n’était pas exactement ça mais il ne se souvenait plus exactement de ce que lui avait expliqué le médecin de Sainte-Mangouste. Il savait par contre que – et cela lui avait été formellement interdit – s’il lui arrivait de mordre un autre être humain sans être transformé, ce-dernier aurait des envies de viande saignante pendant quelques jours. Cela avait pas mal amusé Thomas mais comme les gens du ministères n’avaient pas l’air de trouver ça drôle, il avait abandonné l’idée.

- On aura qu’à faire une exception pour les handicapés, proposa-t-il simplement en balayant d’un revers de main le monologue de Septimus. Ils ont bien des places de parkings alors pourquoi pas des plats à part ? Je suis sûr que les elfes seraient d’accord.

La dernière question du concierge le laissa malgré tout pensif. Il n’en savait trop rien, à vrai dire, n’ayant jamais été en position d’imposer quoi que ce soit à qui que ce soit.

- Qu’on convainc je sais pas mais des fois il faut interdire des trucs pour que les gens fassent pas des conn… des bêtises. Genre, la forêt interdite, c’est pas interdit pour rien.

Puis il haussa les épaules, un peu embêté de ne pas trouver ses réponses à la hauteur des longues explications du concierge.

- On peut pas interdire ET expliquer ? Comme ça on fait les deux ?

D’un air curieux, Thomas observait du coin de l’œil – il aurait été malpoli de dévisager – les gesticulations du concierge qui semblait, quelle que soit la position qu’il occupait, invariablement sentir le besoin de s’étirer ou de bouger, comme si toutes finissaient par lui être désagréables. Il n’en interrompait pas pour autant ses explications, semblant consacrer un véritable effort pour détailler ses arguments ce qui – même si Thomas dû bien avouer ne pas les comprendre tous – attirait la sympathie du garçon. Au moins n’était-il pas question ici d’expédier la conversation, comme avaient parfois tendance à le faire les adultes lorsqu’ils se retrouvaient contraint d’échanger longuement avec les adolescents.

Il hocha la tête à la mention des centaures, validant les conclusions de Septimus quant au fait qu’ils se tapaient le sale boulot. Un moment Thomas se prit d’imaginer ce à quoi ressemblerait son travail de garde-chasse sans la présence du troupeau. La forêt interdite se révélerait assurément soudain bien plus dangereuse…
Il évoqua d’ailleurs son propre cas comme exemple de besoin de manger de la viande, ce qui eut pour effet de susciter amusement et intérêt de la part de son interlocuteur, au point de réclamer des explications et de prendre Thomas au dépourvu. Septimus s’intéressait assurément beaucoup à ce qu’il racontait, au point que c’en soit un peu déroutant : le jeune homme n’était pas tant habitué que ça à avoir de la suite dans les idées.

Comme souvent en cas de gêne il se mit à se balancer d’un pied sur l’autre, levant le nez pour réfléchir.

- Je sais pas trop… les loups sont des carnivores…

L’explication semblait un peu légère et il se sentit rougir de n’avoir pas particulièrement creusé le sujet. C’était quand même de sa malédiction dont il s’agissait, il aurait pu d’avantage prendre le temps de se renseigner…

- Peut-être un reste de métamorphose ? Ou alors c’est pour l’anémie !

Ce mot-là, il s’en souvenait ! Une histoire de taux de fer dans le sang ou un truc dans le genre. Il était certain que se métamorphoser tirait sur toutes les réserves de son organisme, le laissant vanné et affamé à l’aube, bon à rien en somme.

Septimus rebondit par ailleurs sur son propre régime, tirant un hochement de tête satisfait à Thomas. Ils formaient un peu les deux extrémités d’un spectre, si on y pensait bien, et l’idée l’amusa. Il allait répondre à son tour quand d’une main sur l’épaule, le concierge l’invita à aller poursuivre la discussion à l’ombre.
Sans qu’il y prenne garde, le soleil s’était en effet aventuré de plus en plus haut dans le ciel de midi et sans une ombre de nuage pour en atténuer les rayons, frappait brutalement sur la peau nue des épaules, du torse et des jambes de Thomas. Son chapeau de paille protégeait tant bien que mal sa tête, mais en bon petit Ecossais qu’il était, il commençait à sentir la douce chaleur de l’été se transformer en une désagréable sensation d’être en train de cuir tout vif, pris entre deux feux : ceux du soleil et celui de sa réverbération sur la mer.

- Oui ça cuit !

Trop heureux d’abandonner sa canne et son sordide hameçon sur le bord de la plage, il emboîta le pas à Septimus jusqu’à un palmier non loin. L’ombre légère les accueillit, sans toutefois disperser tout de suite l’impression que sa peau chauffait malgré tout. Il suivit Septimus qui s’asseyait dos au tronc, notant au passage la légère grimace de l’adulte, et vint le rejoindre perpendiculairement, ramassant contre lui ses genoux pour y poser son menton, tout concentré sur la suite de la conversation.

- Je leur en parlerai, promit-il d’un ton déterminé.

Il laissa passer quelques secondes, cogitant silencieusement, avant de tourner la tête avec Septimus avec curiosité.

- Tu es devenu végétarien pour quoi toi ?