Depuis le bref échange de courrier entre Judith et lui, Dmitri peinait à se sortir de la tête ces histoires de portrait au masque de cerf. Cette obsession nouvelle était sans nul doute excusable : il était certain, au fond de lui, qu’il s’agissait du même tableau que celui rencontré dans les tréfonds du manoir des van Aken. Un sorcier issu d’un temps ancien, suffisamment puissant pour qu’un vestige de lui, fait de peintures et de souvenirs, ne parvienne à faire usage de magie et, il le savait désormais, de légilimancie. Ce tableau, il l’avait libéré d’un endroit d’où les vivants n’étaient pas admis, un couloir qu’il n’aurait jamais dû ouvrir et qui lui avait valu sans doute l’une des pires sanctions auquel l’aiglon ait été soumis. Plusieurs mois à prendre du veritaserum tous les soirs, se savoir incapable de mentir et de garder pour lui la moindre de ses pensées, c’était une chose bien pire que quelques coups de cannes ou passer une nuit pétrifié. Même les punitions publiques d’Appleton et Sørensen n’avaient été à la hauteur du défi. Certes, avec le temps – et la mort de Finnbjörn aidant sans nul doute – Alexander semblait enfin lui avoir accordé son pardon, mais ça n’était pas suffisant pour un garçon en quête constante de reconnaissance ; au fond de lui, il ne voulait rien d’autre que lire de la fierté et de la satisfaction dans le regard cerné de rides de son vieil oncle. Et puisque les espions de peinture de son aïeul ne semblaient pas suffire pour retrouver le portrait, le Tchèque était bien déterminé à agir à sa façon : l’unique piste qu’il détenait, la seule trace qu’il avait eue de tableau depuis l’année dernière, était entre les mains de la benjamine Sørensen. Prévenir son grand-oncle était une chose, mais il avait besoin de faire plus ; demeurer dans l’ignorance alimentait une frustration trop grande pour lui. En moins de temps qu’il n’en fallait pour le dire, il avait donc pris une décision : aller chercher les réponses là où elles se trouvaient, directement de la bouche de celle qui lui avait donné une maigre lueur d’espoir.

Judith étant... Judith, le défi lui paraissait de taille : elle n’était pas méchante, bien au contraire, mais Dmitri la comprenait difficilement. Erin et Finnbjörn étaient, par bien des aspects, beaucoup plus simples à appréhender, sûrement parce qu’à leurs manières, ils entraient parfaitement dans le moule d’enfants de sang-pur et rappelaient au petit dernier des van Aken certains de ses cousins. La préfète de serdaigle détonnait un peu. Dans d’autres circonstances, peut-être s’en serait-il amusé, mais le sujet était bien trop sérieux pour qui la prenne à la légère. Il avait envisagé, un temps, d’opter pour une première approche plus discrète : ses peintures. Et c’était effectivement ce qu’il avait fait au début, envoyant l’un de ses petits espions – peint pour l’occasion dans le portrait d’un musicien amateur qui rendait sourds tous ceux qui avaient le malheur d’entendre son xylophone – avant de bien vite réaliser que ça ne le menait nulle part. Ne restait donc que la plus simple des options : aller lui parler.

À l’inverse de beaucoup de ses camarades, le Tchèque n’avait pas été assisté au match de quidditch opposant serdaigle à poufsouffle. Il n’avait toléré ce sport que le temps d’une année passée dans l’équipe, alors qu’il pensait n’avoir détesté la discipline qu’à cause de ses frères. Depuis, force lui était de reconnaître qu’il n’aimait simplement pas le quidditch et qu’il n’était pas fait pour les jeux d’équipes... alors il n’avait pas pris la peine d’aller soutenir ses anciens coéquipiers et avait profité de cette matinée de tranquillité pour prendre son petit-déjeuner dans le calme, plus tard que les autres, avant de remonter dans sa salle commune. Celle-ci était, sans surprise, presque vide : elle était perpétuellement désertée lors d’évènements comme ceux-ci, ce que l’aiglon trouvait des plus agréables. Il n’y avait que trois personnes, dont deux gamins installés dans un coin. Du haut de ses treize ans, il pouvait se permettre de les qualifier ainsi par le simple constat de la différence de taille : puisqu’il était plus petit que certains de ses camarades de deuxième année, il profitait sans vergogne du maigre avantage qu’il avait sur les derniers arrivants de l’école pour redorer un peu son égo. La dernière personne n’était nulle autre que Judith.

Il hésita quelques secondes dans l’entrebâillement de la porte avant de finalement prendre son courage à deux mains et de la rejoindre. « Bonjour Judith. » Il avait parlé avec douceur, sa voix ne portant pas aussi fort que celles de deux enfants, à l’autre bout de la pièce. Il avait beau entamer sa troisième année en Grande-Bretagne, son accent n’avait rien perdu de ses notes slaves, trahissant des origines étrangères dont il était par ailleurs très fier. « Ça te dérange, si je m’installe ici ? » Le garçon tapota machinalement le confortable fauteuil, situé face à la préfète, du bout des doigts, les phalanges repliées sur elles-mêmes. Bien entendue, elle ne devait pas être dupe : il y avait bien d’autres places ailleurs, s’il venait ici, c’était dans un but précis.

Judith semblait avoir dévalisé une étagère de la bibliothèque avant de venir s’installer dans la salle commune, profitant elle aussi d’une de ces rares accalmies dans l’antre des aiglons. Jusque-là, il n’y avait rien d’étonnant ou d’atypique dans son comportement : il aurait pu parier qu’elle n’était pas une amatrice du sport favoris des sorciers britanniques, ce qui à l’exception faite d’Erin, semblait être une caractéristique familiale, et ça n’était certainement pas en ignorant la bibliothèque qu’elle avait sauté une classe. Par curiosité, et parce qu’il n’était pas dénué d’intentions inquisitrices, le garçon se serait bien laissé tenter par une lecture du titre de l’ouvrage qu’elle détenait, mais celle-ci s’évertua à le mettre à l’abri d’un regard trop indiscret. Il ne souhaitait de toute manière pas se montrer insistant avec elle : il en ferait que la braquer et réduire à néant toute possibilité de dialogue. Certes, Alexander ne lui avait pas directement demandé de veiller à ce que la préfète suive ses conseils, mais il l’avait tout de même chargé de le mettre au courant s’il avait connaissance de nouvelles rencontres entre le tableau et elle... ce que l’aiglon avait dès lors interprété comme une mission à proprement parlé. Et pour la mener à bien, il était primordial d’obtenir la confiance de la benjamine des Sørensen.

Pour l’heure, celle-ci se montrait plutôt avenante, ce qui laissait à penser au Tchèque qu’elle avait parfaitement conscience des raisons de sa présence... et qu’elle partageait un minimum son intérêt. Au fond de lui, il savait bien qu’il jouait un jeu dangereux : Judith n’était ni idiote, ni née de la dernière pluie, parler du portrait risquait de trop attirer l’attention sur lui et sur son importance. Sans doute était-ce pour ça qu’Alexander s’évertuait à ne dire que le strict minimum à son neveu : il n’avait pas suffisamment confiance en lui et il était difficile de l’en blâmer. C’était à cause de lui que tout avait commencé. « Merci. » répondit-il en s’installa, le regard allant se perdre pendant quelques secondes dans la contemplation du feu. Lorsqu’elle était presque vide, comme aujourd’hui, la salle commune était très agréable. Son faux ciel étoilé et ses confortables fauteuils donnaient envie de s’y réfugier chaque soir, au coin de l’âtre, un livre entre les mains. « Non, les matchs de l’année dernière ont achevés de me convaincre que je détestais ce sport. » Ce qui était la plus pure des vérités. De toute façon, il n’avait pas la carrure d’un sportif : trop malingre pour ça, il était bien mieux devant un chevalet que sur un balai. « Je vois que toi non plus, tu n’es pas une grande fan de la discipline ? » Il lui renvoyait la politesse, s’afférant à ne pas donner trop l’air de venir uniquement pour parler du sorcier au masque de cerf. Pourtant chacune de ses pensées revenait à lui ; lorsqu’il se faisait la réflexion du confort de la pièce, il repensait à l’un des décors aperçus dans l’ancienne prison du portrait, lorsqu’il pensait aux cachots, c’était de savoir que Gregory et Martina demeuraient encore aujourd’hui prisonnier de la cave... et que Tobias aurait dû y être avec eux, si seulement Dmitri en avait parlé plutôt à son aïeul.

L’aiglon croisa les jambes. Il ressemblait un peu à un enfant qui, voulant se donner des airs d’adultes, les parodiait dans leurs mimiques. La vérité était qu’il ne savait pas comment aborder la chose. C’était là le paradoxe : tous deux semblaient savoir ce que l’autre attendait, mais son oser être le premier qui l’aborderait. Ce serait se mettre dans une position de faiblesse, celle du quémandeur. Pourtant il ne pouvait pas attendre plus longtemps : il était celui qui s’était présenté devant elle, aussi était-ce tout naturellement à lui de rompre la glace. « Dis, je me demandais... » commença-t-il finalement, pensant chacun de ses mots. « Le portrait dont tu m’as parlé, tu l’as croisé où ? » Une question presque innocente, la simple manifestation d’une curiosité somme toute naturelle et qui n’impliquait rien de bien important. Pour qui les entendrait d’ailleurs, rien ne paraîtrait étrange : les tableaux un peu loufoques courraient les murs de Poudlard, il n’y avait rien de bien étonnant à ce qu’un garçon de treize ans ne s’enquière de l’un d’eux auprès de sa préfète.

La salle commune de serdaigle n’était sûrement pas celle où il était le plus dur de s’asseoir pour lire en paix, mais il fallait indubitablement un match de Quidditch pour s’assurer d’une pleine et entière tranquillité. En cela, Dmitri en venait presque à louer ce sport dont il se fichait pourtant pas mal : s’il avait voulu provoquer un moment propice à une discussion avec sa préfète, sans que cela ne fasse trop intrusif ou qu’ils se retrouvent mêlés à une populace désagréable et à ses oreilles indiscrètes, sans doute n’aurait-il pas encore pu lui adresser la parole. Une entrevue était pourtant primordiale et il prenait à cœur la chose. En dehors des enseignements très personnels de son grand-oncle – et ceux des cours de potions – il n’avait guère daigné fournir un quelconque effort cette année. Depuis la rentrée, la volonté n’y était tout simplement pas et s’il n’avait pris conscience de l’étendue de sa responsabilité dans les préoccupations de son aïeul, il en serait sûrement de même pour tout... mais Alexander comptait sur lui, chose suffisamment rare dans la vie du benjamin van Aken pour qu’il s’attelle à sa petite enquête avec sérieux. D’autant que Judith n’était pas n’importe qui : elle était pas la dernière des idiotes, en plus d’être une Sørensen. Or, l’aiglon le savait : leurs familles étaient peut-être alliées dans une certaine mesure, mais leurs intérêts propres n’en demeuraient pas moins distincts. Le vieux maître des potions avait été plus clair sur la question.

Il agissait donc avec prudence, commençant par quelques banalités auxquelles elle se prêtait sans peine, mais qui ne dupaient ni l’un ni l’autre. « C’est déjà perrrsévérrrant de ta parrrt que d’avoirrr tenu toute l’année derrrnièrrre. » Elle ne croyait pas si bien dire : il était persévérant. Ou carrément buté, quand il le voulait. S’agissant du sport sorcier, il s’était avant tout agi d’une grande question de fierté : sans les conflits avec certains membres de l’équipe, il aurait plus facilement abandonné avant la fin de l’année, puisqu’il n’avait nul sentiment de devoir vaincre un adversaire. L’aveux de Judith quant à son intérêt pour e sport – effectivement guère surprenant – lui arracha un sourire : il n’y avait bien qu’Erin, dans leur fratrie, pour enfourcher un balai et prendre du plaisir sur un terrain de quidditch. Et pour le coup, ça l’arrangeait au plus haut point ; partageant ainsi le manque d’intérêt pour les festivités qui se déroulaient à l’extérieur, il avait le champ libre pour aborder ce qui les intéressait réellement. Il ne daigna pas tourner autour du pot plus longtemps, parfaitement conscient qu’elle savait déjà sûrement la raison de sa présence en face d’elle.

Il avançait par petits pas : une première question, plutôt anodine, mais qui introduisait le cœur du sujet. En quelques mots, la préfète souligna l’une des premières particularités du tableau, sans avoir conscience sûrement, qu’elle remuait chez Dmitri le couteau dans la plaie : seule une porte protégée par des runes – et accessoirement une chaîne – avait la capacité de maintenir en place ce bien étrange portrait. Ses paroles suivantes achevèrent de lui rappeler son unique rencontre avec lui, dans les sous-sols du manoir des Hébrides : il ne l’avait pas vu agir sur les autres tableaux, mais il avait été capable d’éteindre la baguette illuminée du garçon. S’il était capable d’une forme de magie, ça n’était pas bien étonnant qu’il parvienne à plier à sa volonté les autres portraits, eux-mêmes fortement imprégnés de magie. « De manière particulière ? Comment ça ? » demanda-t-il pourtant, un peu curieux de savoir ce qu’il avait bien pu faire pour l’intriguer. « Tous les tableaux sont ensorcelés, ici, il ne faut pas grand-chose pour qu’un peintre change des choses dans l’un d’eux... demande à ton grand-père, il a bien dû trouver plusieurs de mes créations se balader dans les portraits de l’école. » Un sourire coupable fendit son visage : il n’avait réellement expérimenté les manipulations magiques sur les portraits de l’école que durant la deuxième moitié de l’année, mais cela avait été suffisant pour les envoyer se promener un peu partout, y compris dans le bureau du directeur. Tout ceci n'était pourtant rien à côté du portrait du cachot, il le savait : un décor pouvait être changé, pourvu que l’on y ajoute quelques touches de peintures, un portrait pouvait se balader tant qu’on lui en donne la volonté... mais le portrait n’ajoutait pas lui-même de nouvelles couches de peintures. Il était condamné à renverser une table où des verres en cristal trônaient et se brisaient... avant de se reformer en une boucle infinie et hypnotisante. « D’ailleurs... qu’est-ce qui te fait dire qu’il a fait de la légilimancie ? » Pour avoir un père legilimen, il savait que cela pouvait être très compliqué de remarquer quand un humain suffisamment doué en faisait usage... à moins sans doute d’être capable de bloquer les intrusions mentales.  

Il n’était désormais plus question des banalités qui n’avaient pour seule utilité que celle de briser un peu la glace. Nul n’était aveugle face aux considérations qui les préoccupaient tous deux mais il y avait comme un consensus qui les poussait à garder pour eux leurs réelles motivations. C’était là tout l’art des vieilles familles sorcières : en dire suffisamment pour que sa parole ait une importance et ne pas être réduit à l’état d’élément de décoration dans l’échiquier politique, mais pas trop afin de garder tout à la fois cette part de mystère et les informations trop précieuses pour être partagée au tout venant. À treize ans, Dmitri n’avait évidemment pas l’aisance et la pertinence de son vieil aïeul mais il pouvait tout de même se targuer d’une éducation suffisamment rigoureuse pour savoir distinguer les sujets les plus glissants. S’il manquait sûrement d’expérience face à Judith, il avait l’avantage de la connaissance du sujet : les tableaux étaient une histoire de famille, un savoir que les van Aken détenaient depuis moultes générations et contribuaient à préserver. En cela, il se savait favorisé sur elle et en profitait pour se permettre le luxe d’être un peu détendu. Tout du moins en apparence : la pression de ses failles et erreurs passées, parmi lesquelles – et non des moindres – il s’était permis une confiance trop grande en les personnes des trois portraits qui avaient usé de sa naïveté, pesait sur lui comme une menace un peu angoissante de toujours plus décevoir son grand-oncle.

L’aiglon garda le silence tandis qu’elle lui rétorquait – très justement – qu’un tableau n’avait pas les mêmes capacités qu’un sorcier... et venait ajouter une précision qui faisait écho à ce qu’il avait connu du portrait enfermé dans la cave du manoir des Hébrides. Il ne l’avait certes jamais vu modifier le décor des peintures environnantes, comme elle le racontait, mais il savait qu’il était capable de propulser comme des « vents » de magie. C’était ainsi qu’il avait éteint sa baguette, plongeant le couloir dans une obscurité angoissante. Modifier ainsi les tableaux voisins n’avait rien d’anodin, particulièrement dans la grande salle : la pièce était spacieuse, ses murs tous abondamment recouverts de ces œuvres faites d’huiles. Même pour un mage comme Dmitri, cela relevait d’un travail considérable qui nécessiterait sans nul doute beaucoup de temps : or, lui l’avait fait en une soirée à peine, ne laissant plus aucune trace sitôt Judith partie de la pièce. « Je vois... ça n’est pas courant, effectivement. » Dire que cela était surprenant était trop pour lui : il ne voulait pas arriver à pareille confirmation, craignant au fond de lui de donner trop d’importance à ce portrait. Il en avait peur sans même l’avoir revu depuis plusieurs mois. La préoccupation d’Alexander à ce sujet ne faisait qu’accroître ce sentiment : jamais cette chose n’aurait dû sortir du sous-sol des van Aken. Il était manifestement doté de pouvoirs particuliers, allant même jusqu’à faire usage de légilimancie selon les dires de la préfète : c’était une chose qui pouvait paraître presque invraisemblable, surtout pour quelqu’un ignorant les méthodes de confection qu’utilisaient sa famille. Tous les peintres ne faisaient pas comme eux et le garçon peinait à imaginer qu’une telle capacité puisse découler d’un tableau qui n’était pas de la main d’un de ses ancêtres. Était-ce son grand-oncle qui en était l’artiste ? Ou peut-être le père de celui-ci ?

Lorsque la Norvégienne mentionna ses frères, le benjamin resta un instant fermé. Il n’avait guère fréquenté Hannibal, mais le décès de Finnbjörn avait laissé comme un vide chez lui : c’était la première fois qu’il affrontait la mort d’une connaissance autre que celle d’une grand-mère malade depuis de nombreux mois. Si jeune, et si soudain. « Je ne savais pas. » fit-il finalement sans plus s’appesantir sur l’évocation de l’ancien gryffondor. Elle était sa sœur après tout, il n’allait pas prétendre subir le trépas du jeune homme de la même manière. « Disons que j’ai dû apprrrendrrre à me prrrotéger. » reprit-elle en soutirant un sourire presque complexe au garçon. « Oui, je peux comprendre pourquoi : mon père l’est aussi... » Et Alexander lui avait fait boire du veritaserum tous les jours pendant plusieurs mois. Être capable de s’en prémunir, comme la préfète, n’aurait pas été une mauvaise chose. « Le tableau a tenté de la légilimancie sur toi, donc ? » Il marqua une hésitation, avant de rajouter, poussé par une curiosité un peu maladive : « C’est peut-être trop indiscret comme question... il n’a pas réussi alors ? » Il n’avait pas l’idiotie de penser qu’elle n’avait rien à cacher, bien au contraire. Les Sørensen n’étaient pas bien différents des van Aken, au fond, ils devaient avoir leurs secrets aussi. Le tableau avait-il réussi à s’en saisir, fragilisant l’organisation familiale ? Et si seulement les Norvégiens se laissaient aller à envisager que le portrait soit le bras armé des van Aken – ce qui n’était pas tout à fait inexact d’une certaine façon – cela pouvait être le début d’une guerre interne entre familles de sang-purs. Après tout, Gregory et Martina, les instruments de la libération de la toile litigieuse, lui avaient déclaré avoir eu des différents avec Kaspaer.

S’agissant de ses aïeux comploteurs, Judith en vint finalement à mettre les pieds dans le plat, évoquant celui qui avait usé de la naïveté de Dmitri. « Non, pas tant que ça... » La prudence était de mise, s’agissant de Tobias. Au-delà du portrait de la cave, il s’agissait après tout d’un mage noir exécuté pour ses exactions. « C’est le grand-oncle d’Alexander. » Cela, il pouvait le dire sans commettre d’impair : le cacher n’aurait guère de sens, d’autant qu’elle pouvait facilement le découvrir par elle-même si l’idée lui venait de fouiller un peu dans les vieilles histoires. « J’imagine que si tu n’en as pas entendu parler, c’est parce qu’il n’est pas le plus illustre des van Aken... » supposa-t-il un peu faussement, bien content de savoir que son portrait ne se baladait pas dans la salle commune pour entendre ses paroles. Illustre, il l’était sans aucun doute, mais dans les registres des décapitations du ministère. « Qu’est-ce qu’il t’a dit à son sujet ? » Mieux valait être celui qui posait les questions plutôt que d’être dans la position de trop en dire. Elle n’était sûrement pas dupe de son petit jeu, mais tant qu’il pouvait éviter de trop évoquer lui-même Tobias, il n’allait pas s’en priver, surtout s’il pouvait tirer quelques informations au sujet de ses liens avec la mystérieuse toile.

Le caractère impulsif de Dmitri n’était guère un mystère pour qui le connaissait un tant soit peu, ce qui pouvait surprendre en revanche était sa capacité à ne pas trop en dire lorsqu’il se maîtrisait. Il ne fonçait tête baissée que dans des situations où colère et frustration se mélangeaient pour former un cocktail explosif. Vivre avec Alexander avait eu le mérite de lui apprendre à mieux supporter cette dernière et dans un moment comme celui-ci, fasse à une Judith qui pesait tout autant ses mots que lui, cela se révélait fort utile. Comme deux bretteurs, ils se toisaient du regard, sans hostilité toutefois mais avec une même prudence. Ils n’étaient pas dupes : les intérêts des Sørensen et des van Aken avaient pu être conjoint par le passé, mais ils n’en étaient pas pour autant deux entités qui défendaient chacune leurs intérêts propres. L’aiglon le savait d’autant plus qu’il n’avait oublié ni les paroles de son aïeul ni celles de ses défunts cousins, évoquant alors un quelconque conflit avec le patriarche norvégien. Il aurait été bien curieux de savoir ce qui les avaient opposés autrefois mais les deux tableaux étaient enfermés dans cette même pièce d’où Dmitri avait délivré le portrait qui faisait l’objet de la discussion.

Et justement, le garçon avançait prudemment, cherchant à laisser Judith parler plus que lui comme si avec le temps, elle allait finir par se confier sans trop poser à son tour des questions. Il s’efforçait d’imiter son grand-oncle dans sa manière de mener la conversation, tout juste inquisiteur pour apprendre des choses mais discret dès lors que cela se retournait contre lui. Force était de reconnaître qu’il n’avait pas le niveau du vieil homme et à trop vouloir faire comme lui, il risquait d’oublier qu’il n’avait pas de veritaserum sous la main pour délier les langues, comme le maître des potions. Ils tournaient un peu autour de la discussion, évoquant la légilimancie – qui aurait été bien pratique ici aussi – et son opposé ; en fin de compte, les deux serdaigles n’étaient pas si différents. « J’y penserai, à l’occasion. Si les tableaux se mettent à faire de la légilimancie, ma vie chez Alexander va devenir un enfer. » Un sourire fendit son visage, lui donnant l’air de prendre la chose sous l’aspect de l’humour, mais il était en réalité infiniment plus sérieux que ce qu’il voulait bien faire croire. Il ne pouvait pas faire un serment inviolable avec toutes les personnes capables de s’immiscer dans son esprit qui sillonnaient son entourage.

La préfète avait déjà mentionné l’existence de Tobias dans les projets du tableau au masque de cerf, ce qui n’avait pas vraiment surpris Dmitri qui savait déjà qu’ils étaient liés mais il avait toujours voulu croire qu’il n’irait pas jusqu’à trahir à ce point le maître des potions et s’alliant avec lui. Les propos tenus par ce dernier, plusieurs années auparavant, prenaient à présent tout leur sens : Tobias n’était pas le moins du monde fiable. Dans une famille qui avait toujours prôné les intérêts du bien commun plutôt que ceux particuliers, cela ne pouvait que surprendre le garçon. Quelque part, il avait l’impression d’être le premier à subir cette trahison : c’était parce qu’il avait eu confiance en la personne de ses ancêtres qu’il avait libéré le tableau... et il ne parvenait à s’ôter de la tête la voix du mage noir soulignant à quel point l’aiglon et lui étaient semblables. Cela lui donnait la nausée. Sans le savoir, Judith enfonçait le clou en évoquant les branches pourries que chacune de leurs familles portaient malgré elles. Bien malgré lui, le Tchèque resserra son poing sur le bras du fauteuil, s’efforçant de ne pas laisser la frustration prendre le dessus et le détourner de la conversation. « Il t’a dit où le trouver ? » s’enquit-il, sans plus abruptement qu’il n’aurait dû le faire. Un peu plus tôt, il n’aurait peut-être pas pris le risque de poser la question ainsi, de but en blanc, de peur de la braquer.

Les questionnements de la Norvégienne, moins destinées à lui-même que de simples réflexions qu’elle laissait échapper, résonnaient en lui depuis plusieurs mois. S’il savait ce qu’il voulait, le retrouver devrait être plus simple, non ? Il doutait qu’Alexander lui-même sache exactement ce qui se tramait, même s’il était évident qu’il en savait infiniment plus que Dmitri. « Celui de la personne qu’il représente. » Lui aussi réfléchissait à haute voix, réunissant tout ce qu’il avait appris des peintures vivantes. Il ne divulguait pour l’heure aucun secret ; il s’agissait là de faits que tout peintre de tableaux vivants savait, peu importe qu’ils soient adeptes des techniques propres aux van Aken ou d’autres plus traditionnelles. « Les tableaux sont comme des reflets appauvris des sorciers. Si l’on faisait un tableau te représentant, je ne doute pas qu’à son échelle, ton portrait continuera de s’intéresser aux avancées faites en potions. » La différence étant que les peintures traditionnelles demeuraient assez passives et se contentaient des savoirs qui étaient inscrits en eux, commentant le monde extérieur sous le prisme réduit de ce qui avait été enfermé dans l’huile qui les constituait. Les van Aken poussaient la chose plus loin en utilisant de véritables souvenirs et plus encore, si l’on s’attardait sur les projets plus secrets de la famille, d’y inscrire l’âme elle-même pour toucher à l’immortalité. « J’imagine que le portrait que tu as vu devait être légilimen de son vivant... » Ce qui, il fallait le reconnaître, ne les avançait pas beaucoup.

Pour Dmitri, le temps semblait comme s’être figé. Il n’y avait rien qui n’importait plus que leur discussion ; les troubles et complexes qui pouvaient traverser le cœur des adolescents faisaient bien pâle figure à côté de ce que Judith lui avait prudemment confiée, évoquant non pas un mais deux tableaux liés à la famille écossaise d’une façon qui ne pouvait que leur attirer des ennuis. Il était loin le temps où l’aiglon se préoccupait de ses conflits fraternels et des idées de vengeance qu’il attisait en lui. Il avait muri dès l’instant où il n’était plus seulement le dernier né des van Aken. Ça n’était rien de plus que ce dont il avait toujours rêvé... mais du rêve au cauchemar, il n’y avait qu’un pas qu’il craignait à chaque instant d’effectuer. Et face à la préfète, le reste était plus grand. Ça ne l’empêchait pas parfois un peu taquin dans ses paroles, s’amusant de ce que pourrait donner une vie emplie de tableaux legilimens... un enfer pour les adolescents issus de familles comme les leurs, à n’en point douter. L’heure n’était toutefois pas aux bavardages et la benjamine Sørensen ne s’y prêtait de toute façon guère.

Alors que lui-même trahissait légèrement l’inquiétude qui était la sienne, elle rentra contre toute attente dans son jeu. S’il ne s’y était pas attendu, il s’attendait encore moins à obtenir d’un seul coup autant de précieuses informations. Il n’était plus question de tourner autour de pot, mais bien d’aborder de but en blanc le sujet, sans faux semblants. C’était sans doute couru d’avance : ils avaient chacun des intérêts qui nécessitait que l’autre parle et le temps les pressait. Si le match semblait battre son plein à l’extérieur, il finirait bien un moment où l’autre par toucher à sa fin, amenant avec lui une floppée de serdaigles fous de joie ou plus déprimés que jamais. Les confidences de Judith étaient inespérées : le garçon savait désormais ce que voulait le tableau et où retrouver Tobias. L’étau se resserrait autour d’eux. Mais ces informations n’étaient pas gratuites : elle avait joué carte sur table selon ses propres dires et exigeait à présent qu’il fasse de même, posant des questions loin d’être anodines. Les réponses l’étaient encore moins. « Non, Tobias n’est pas le tableau masqué. » fit-il, commençant par le plus simple. « C’est bien la seule chose dont je suis sûr, d’ailleurs. » Il hésita un instant, son regard vacillant vers la fenêtre, soucieux de peser le pour et le contre avant de trop en dire. La voix d’Alexander résonnait presque dans son esprit, lui rappelant de ne rien dire à qui que ce soit, encore moins aux Sørensen. Oh, théoriquement il n’avait mentionné que l’ancien directeur... mais c’était du pareil au même. « Quand je t’ai dit que je n’avais vu le portrait au masque, ça ne veut pas dire que je ne l’ai pas déjà rencontré... et à moins que Tobias ne sache se démultiplier, ça n’est pas lui. » Sans compter que c’était Tobias lui-même qui lui avait demandé de libérer le portrait. Non, ils n’étaient pas une seule et même personne. En revanche, l’aiglon savait pertinemment que le vieil aïeul de sa famille avait été exécuté pour magie noire, il imaginait mal que ses intentions soient parfaitement innocentes. Mais comment lui dire sans trop en révéler sur les secrets de famille ? Ça n’était pas tant Tobias qui posait de souci – il suffisait sûrement d’aller lire les anciennes minutes des procès du magenmagot pour y trouver ses faits d’armes – que l’autre tableau, enfermé par les van Aken dans les tréfonds du manoir. « Je ne peux pas vraiment te répondre avec certitude... mais il s’agit probablement de magie noire. » avoua-t-il finalement après avoir pesé le pour et le contre. Le maître des potions lui avait dit avoir mis en garde Judith contre les deux portraits, Dmitri ne faisait donc après tout que confirmer la chose. « L’une des premières choses qu’Alexander m’a dites quand je suis arrivée en Écosse, c’est de ne jamais faire confiance à Tobias. Je ne l’ai pas suffisamment pris au sérieux par le passé mais crois-moi, j’ai retenu la leçon... » Il marqua une pause d’un air hésitant, resserrant ses doigts croisés les uns contre les autres si bien que ses phalanges blanchirent légèrement. « Tobias est un menteur et un manipulateur... et le portrait qui est avec lui n’est pas mieux. » Il était effrayant à bien des égards. Suffisamment pour être emprisonné, suffisamment pour que sa libération vienne à faire peur jusqu’à l’un de ses instigateurs. Le Tchèque en gardait un souvenir désagréable et pas seulement parce que ça lui avait valu plusieurs mois d’interrogatoires quotidiens à coup de veritaserum par son grand-oncle. Aujourd’hui, à présent qu’il avait récupéré son autonomie, il n'en demeurait pas moins fidèle à la promesse qu’il avait faite à Alexander : tout ce qu’il pouvait découvrir sur le tableau lui était rapporté et il ne tarderait d’ailleurs guère à lui raconter les confidences de la Norvégienne.

Loin de la salle commune de serdaigle, le match qui opposait leur maison à leur adversaire semblait toucher à son terme ; il n’avait pas duré aussi longtemps que Dmitri aurait pu l’espérer initialement mais les deux sang-purs avaient encore un peu de temps devant eux pour aborder le cœur du sujet et en fin de compte, se voir forcé d’aborder la chose sous un nouvel angle n’était pas si mal. En outre, dans l’hypothèse où la discussion tournait à sa défaveur, il avait toujours la possibilité de faire traîner suffisamment longtemps pour qu’ils soient interrompus par l’arrivée de leurs camarades, lui donner un prétexte parfait pour repousser à une autre fois et à un temps où il aurait pu mieux peser les informations à donner.

Il n’eut cependant pas besoin d’en arriver à de telles extrémités ; Judith était une fille intelligente et élevée dans l’art des conversations lourdes de conséquences comme celle-ci, jouant suffisamment bien avec les limites de ce qu’ils pouvaient mutuellement se dire sans jamais dépasser la ligne du secret familial. Si les sous-entendus du Tchèque au sujet de Tobias portaient à la curiosité, elle se tint de trop insister sur ses antécédents houleux pour se concentrer sur ce qui les intéressait réellement. Toujours prudent dans ce qu’il lui confiait, le garçon ne put toutefois échapper à quelques confidences parmi lesquelles la raison de la présence des deux tableaux litigieux à Poudlard ; quoiqu’il se tînt bien de trop détailler ce dernier point. « Ça serait très pratique. » concéda-t-il d’un hochement de tête. Il existait des potions pour se créer un double basique, comme celle qu’il avait concoctée en cours avec Jin Kyung lorsque son vieil oncle dormait, mais c’était bien peu de choses à côté d’un véritable don d’ubiquité. La vie des gens seraient tellement plus simples s’ils pouvaient se trouver à deux endroits différents en même temps !

Si l’une des intentions de Dmitri était bien de convaincre Judith de ne pas se mêler des affaires du portrait aux bois de cerfs et – surtout – de s’en tenir le plus éloigné possible, il ne s’agissait pas que de cela. La préfète avait sûrement bien plus de jugeote que bon nombre des élèves de cette école et s’il était permis de croire qu’elle saurait avancer prudemment, ça n’était pas le cas de tout le monde... le jeune van Aken était bien placé pour le savoir. Mettre en garde ne suffisait donc pas dans la mesure où ils ne pouvaient se permettre de prévenir tout l’établissement. Le retrouver était la priorité pour Alexander, se racheter en l’y aidant était celle de son petit-neveu. Avec les quelques informations qu’elle lui avait données, il avait pour la première fois l’impression d’avancer un peu et de se montrer utile ; l’assurance qu’elle lui donna quant à ses propres intentions n’était qu’un soulagement de plus et même si rien ne lui assurait qu’elle ne lui mentait pas, il voulait se permettre d’y croire un peu... de toute façon, les espions peints des van Aken se chargeraient de la surveiller. « C’est plus prudent. » Les traits de son visage s’étaient légèrement déridés, témoignant malgré lui du soulagement que la remarque de la Norvégienne avait insinué. Était-ce la mention de magie noire qui la poussait à se mettre en retrait, en apparence tout du moins, ou les mises en garde successives des deux van Aken ? Sans doute ne saura-t-il jamais. Au fond de lui, il espérait que son ultime confidence, prenant des formes de mises en garde, n’y était pas totalement étrangère. « J’espère aussi... » Il plongea ses iris bleutées dans celles de Judith. « Je crois que c’est un peu le cas. Merci. » Elle lui avait au moins donné l’occasion d’agir, lui permettant déjà de se draper dans la satisfaction de ne pas être complètement démuni et inactif. Il n’en avait pas souvent eu l’occasion ces derniers mois, si ce n’était jamais, aussi chérissait-il cette sensation.

Ils en avaient certainement fini avec cette histoire, chacun ayant donné à l’autre les informations qu’il voulait – ou pouvait – bien accorder et des premiers bruits de pas se faisaient entendre, la clameur montant progressivement jusqu’à eux. « Les fans de quidditch rentrent au bercail, sauve qui peut. » fit-il en souriant, comme s’ils n’avaient pas discuté magie noire et tableaux aux sombres desseins quelques minutes plus tôt.