J'aimerais comprendre ce qu'il y a chez lui qui me pousse à rester, à accepter, à pardonner. Quoi qu'il dise, quoi qu'il fasse. Je ne me force jamais vraiment, c'est juste... naturel. Assez délirant, aussi. Parce que je le fais systématiquement avec la certitude de le regretter à un moment ou à un autre mais avec l'espoir de me planter. Alors qu'avec lui, je me plante jamais. Enfin... si... mais pas quand j'imagine le pire. C'est toujours le pire qui arrive. Toujours. Et cette fois ne changera pas la donne. Mais son sourire me promet autre chose, sa franchise laisse entendre que ce sera différent. Difficile mais différent. Je ne devrais pas le croire. Je devrais fuir au contraire. Prendre le large vite avant qu'il trouve une nouvelle mauvaise idée à essayer sur moi. Mais j'y arrive pas. C'est plus fort que moi. J'y arrive juste pas... pire que ça : j'essaye même pas. Je récupère une madeleine et lui en tends une au passage. L'après-midi reprend les jolies couleurs qu'elle avait au début. Même si c'était pour me faire chier, peut-être que ça peut redevenir quelque chose d'agréable, non ? Peut-être qu'on peut en profiter un peu, en garder un bon souvenir...? J'aimerais vraiment. Partir de cette école en me disant que tout n'était pas si nul, que jusqu'au bout, même dans les pires moments, il y avait un petit quelque chose qui valait le coup... et si ça pouvait être ça, ce serait vraiment bien. Je finis par l'inviter à se réinstaller sur mes genoux, ce qu'il fait sans se faire prier. Son sourire m'en tire un aussi. Plus discret, plus absent. Sincère quand même mais... je sais pas trop où on va et ça se sent. Là où c'était avec un enthousiasme plein d'espoirs inconscients tout à l'heure, c'est plus éteint maintenant. Je vois le mur au bout mais j'y vais quand même. Mon bras se repose distraitement sur ses jambes, alors que je me perds dans mes pensées... Et puis sans trop savoir pourquoi, je lui réponds enfin franchement. Maladroitement, avec plein d'hésitations, l'exposé d'une faiblesse de plus... Mais franchement. Je m'attends à ce qu'il ricane à nouveau. À ce qu'il me fasse regretter de m'ouvrir un peu davantage. Mais au lieu de ça, il se contente de hocher la tête. Si je ne le regarde pas directement, son ombre bouge à la surface de l'eau.

— Je vois oui. D’un autre côté plus vite tu seras fixé mieux tu pourras réagir, non ?

Réagir ? Genre trouver une copine, n'importe laquelle, pour étouffer le truc et espérer que ça fasse jamais surface ? Je pense que l'ignorance est tout aussi efficace. Dans ma grotte, c'était le genre de problème que j'avais pas. Je veux dire... peut-être que je me serais demandé un jour mais jusque là, je m'en fichais un peu... C'est lui qui... 'fin... Peu importe.

— Et puis d’expérience, en vrai tu peux être qui tu veux...
— Mais je veux pas êt-, mais je ne prends même pas la peine de finir ma phrase.
— ...si t’es capable de l’assumer et de le défendre ça se passe bien. Les gens trouvent n’importe quel prétexte pour emmerder les autres mais au fond le prétexte importe pas, ce qui compte c’est de sentir des fragilités en face.

J'assume pas grand chose. Je veux dire... vraiment... Juste d'être dans une pièce où je dois être, j'ai envie de m'excuser vingt fois par peur de déranger les gens. Alors que je suis dans mon bon droit... et que c'est normal... alors si jamais ça devait virer de ce côté-là... Rien que d'y penser j'ai envie de mourir. Et de vomir, un peu, aussi. Je veux pas. Je veux juste pas. C'est même pas une question de conviction, ou d'éducation foireuse – peut-être – ou je sais pas quoi... Je veux juste rentrer dans le moule, rester dans les clous, avoir une vie normale. Être normal. Mais... je comprends l'idée. Et en soi, je m'attendais pas à ça de sa part. Pas de jugement, pas de moquerie, même pas un ricanement débile qui m'aurait mis mal à l'aise. Juste un conseil rassurant. Et dans le fond sûrement bon. Même si c'est pas toujours évident, je crois que j'ai de la chance. Que ce soit lui, je veux dire. Qu'il ait décidé, un jour, qu'il avait envie de rentrer dans ma vie. Pour y foutre le bazar, peut-être, mais parfois, c'est plutôt une bonne chose qu'il soit là. Et cet après-midi, je crois que ça en fait partie. Il a l'air tellement à l'aise avec le sujet que je ne peux m'empêcher de lui demander s'il a déjà vécu quelque chose de similaire. Peut-être que ça me rassurerait d'apprendre que oui. Pas en mode « sur un malentendu... » non, juste parce que ça voudrait dire que c'est pas définitif. Il sort avec Skyler, n'est-ce pas ? Et il a lui-même dit qu'il était plus branché fille, tout à l'heure... alors... ça pourrait être juste une passe, des interrogations basiques à notre âge et puis... voilà. Genre, pas de suite. Rien du tout. Un retour rapide à la normale.

— Franchement, je te le dis à toi, ce qui m’intéresse surtout chez les autres c’est quand il y a du mystère à percer, tu vois ? On cache tous plein de trucs en nous et ça me fait kiffer de découvrir. Les gens sont passionnants souvent.

Ses premiers mots me tirent un rougissement touché. « Je te le dis à toi »... Est-ce qu'il a un peu confiance ? Est-ce que c'est finalement un peu plus profond que juste une histoire de cobaye, de victime ou je ne sais quoi ? Il faut que j'arrête. On est pas amis. Il doit juste pas craindre que je balance... à qui, de toute façon ? La suite me laisse un peu dubitatif. Ça veut tout et rien dire. J'ai l'impression qu'il fait exprès de pas répondre. Je ne sais pas trop quoi en penser... et sûrement que ça se voit parce qu'après un rire qui n'a rien de moqueur cette fois-ci, il reprend :

— Après, l’attirance physique, c’est empirique, non ?

Je me sens stupide... j'ai pas la moindre idée de ce que ça peut vouloir dire. Sûrement que je devrais être honnête et lui demander de m'expliquer mais j'ai pas envie de passer pour un illettré en plus du reste... Je ne réponds rien, le regard perdu dans les éclats du soleil sur le lac. Le sien se pose sur moi. Je le sens. Ça m'arrache un frisson. À la fois gênant et un peu agréable en même temps. Il s'attarde un peu. J'aimerais savoir à quoi il pense à cet instant précis et en même temps, je suis terrorisé rien qu'à l'idée. Je sais ce que je penserais, moi. Et c'est assez peu glorieux pour avoir envie que d'autres le pensent également...

— Certains gars ont plutôt une belle gueule.

Je hausse les épaules, mal à l'aise. Oui... 'fin... Je sais pas... peut-être... C'est hypocrite. Totalement hypocrite. Je sais que je peux faire la liste sans problème. Et sûrement qu'il hériterait de la première place à en croire le « toi ? » qui me brûle littéralement les lèvres. Encore que c'est pas tant qu'il soit vraiment « beau », pas au sens où on peut l'entendre, il a rien de parfait, ou de digne d'un mannequin ou je sais pas trop quoi mais... il dégage quelque chose. Il donne envie de s'arrêter, de le regarder, de l'écouter. Ça va au-delà de la belle gueule et je crois que c'est ce qui me dérange le plus. Le préfet de Poufsouffle a une belle gueule mais il a pas ce truc en plus qu'on trouve chez Blaze... Ce truc qui me fait garder mon cul dans cette barque, qui m'a fait rester dans la salle de bain, qui me fait venir dès qu'il m'appelle...

— Misha, non ?
— Non, je lâche d'un ton sans appel qui trahit le fait que j'ai pu y penser un jour.

Il fait ex-taulard, je sais que le genre bad boy plaît beaucoup aux filles mais pour le coup, il me donne plus l'impression que je vais finir découper en morceaux au fin fond de la forêt que de passer les meilleurs moments de ma vie amoureuse !

— Bon Maxwell c’est hors concours.

Il me faut une seconde pour remettre ce nom sur le visage du chef des jaunes et ça me fait sourire bêtement. Pas bêtement genre « *bave* », bêtement genre « on est sur la même longueur d'ondes », ça a un côté rassurant. Je hausse les épaules. C'est hors concours. D'accord. Son regard revient sur moi. Je le soutiens maladroitement, avec une complicité un peu honteuse. Cette conversation est irréelle, vraiment. Mais en même temps, ça a quelque chose d'apaisant. C'est comme s'il était en train de me dire que c'était pas grave, que ça allait bien se passer. Et même si j'y crois pas vraiment, ça calme un peu des angoisses qu'il a lui-même fait naître.

— Suffit que tu t’écoutes toi-même, tu verras bien si quelqu’un te plaît ou pas et tu seras fixé.

Je hausse les épaules à nouveau. J'ai pas envie d'être fixé. Parce que, quelque part, j'ai peur que la réponse me plaise pas. Et puis, de toute façon, quand je m'écoute, ça donne jamais rien de bon alors... mieux vaut pas tenter le diable.

— T'as déjà... t'as déjà eu d'autres copines avant Skyler ?

C'est d'une indiscrétion qui me choque presque moi-même... mais je suis pas certain qu'il reste encore beaucoup de barrières entre nous. Du moins, pas de barrières qui pourraient s'offusquer de ça, en tout cas. Mais je sais qu'il y a bien qu'avec lui que je pourrais me permettre un truc comme ça...

Au milieu de l'eau, la vie reprend son cours presque normalement. On a du mal à croire que cinq minutes plus tôt, j'avais envie de tout arrêter. Je m'en serais voulu, je pense... parce que passés la gêne et le malaise, les mauvais souvenirs et les mensonges, je passe un bon moment. Vraiment... un peu bancal,  peut-être, avec des frontières qui restent un peu floues je crois... mais vraiment bon quand même. Pourtant, l'idée de base était mauvaise. La barque,  tout ça... je m'en serais bien passé ! Et le jeu était nul aussi... enfin... surtout le tour que ça a pris... mais comme quoi... La réponse évidente que je lâche concernant Misha le fait rire, ce qui suffit à me faire sourire un peu plus franchement. Bah quoi ? C'est vrai ! Il n'a pas l'air de mal le prendre ou de chercher à le défendre. Pourtant, je sais qu'ils sont amis. Après... je ne sais pas trop si j'essayerais de défendre Harriet si quelqu'un disait qu'elle était moche... sûrement un peu... ça me ferait de la peine pour elle en tout cas. Et puis, ce serait même pas vrai. C'est peut-être là toute la différence. Il doit avoir conscience que c'est pas hyper sympa mais pas hyper faux non plus. La discussion est redevenue presque fluide. Je me sens moins sur la défensive même si le sujet a toujours quelque chose de dérangeant. Je crois que le fait qu'il marche sur ce chemin-là également apaise un peu l'appréhension. Sans m'y sentir à l'aise, je ne m'y sens pas vraiment en danger. Après tout, il est là. Et puis sans trop savoir ce qui me prend, je l'interroge sur ce qu'il a pu connaître avant Skyler. Jamais je n'aurais posé une question comme ça à qui que ce soit. Je ne me mêle pas de la vie des gens, pas des trucs trop persos en tout cas, parce que ça se fait pas et que je sais à quel point c'est désagréable quand on fait ça... mais là... J'ai presque l'impression d'avoir le droit... sans être certain que ça soit vrai, pour autant.

— Ah on reprend le jeu ?
— Non, je lâche l'air de rien en croisant malgré tout les doigts pour qu'il n'ait pas la mauvaise idée de recommencer. C'est... c'est juste une question.

À laquelle il a le droit de pas répondre. Je lui en voudrais pas. Et même, je m'y attends un peu. On est pas amis, les confidences tout ça, c'est sûrement pas à moi qu'il aurait envie de les faire... même si tout à l'heure il avait l'air de dire que... 'fin... Après, peut-être que je me suis juste encore fait des films. Je sais jamais vraiment si ce qu'il dit est vraiment à prendre comme il le dit ou pas... ou si j'interprète pas pour entendre ce qui m'arrange, aussi... je dis pas que c'est impossible, hein... juste que j'ai du mal à croire que je le fais tout le temps. Débile, oui, mais avec des limites quand même... enfin j'espère. En tout cas, contre toute attente, Blaze secoue la tête. Non ? Pour de vrai ? Je ne sais pas trop quelle image j'ai de lui mais étrangement c'était pas celle-là. Je ne sais pas si la surprise est agréable ou pas... peut-être un peu, dans le fond... je sais pas trop.

— Un baiser en soirée, un truc comme ça, rien de plus.

Le désintérêt de la réponse me tire un sourire discrètement amusé. « Rien de plus »... vu de ma fenêtre, c'est déjà assez énorme. Et sûrement qu'il l'a compris parce qu'il ne cherche pas à me faire avouer que mon expérience s'arrête même avant ça. J'ai bien conscience qu'à presque dix-sept ans, ça craint. C'est assez pitoyable, même.

— Tu t’informes sur la concurrence ?

Mon premier réflexe est de reporter sur lui une attention un peu paniquée... avant que la légèreté de son ton passe le voile inquiet de mon esprit. On se détend. C'est pas une agression. Il cherche pas à me faire chier, c'est juste une plaisanterie. Il m'embête, c'est tout... et j'ai pas envie de recommencer deux fois les mêmes erreurs... alors même s'il me faut bien une ou deux secondes pour adopter une réaction convenable, je ne me referme pas. Au contraire, je lui désigne lourdement le lac des yeux, puis la barque, puis le panier de madeleines, comme si c'était autant de preuves qu'il ne pouvait y avoir que moi, avant que mon regard ne glisse le long de ses jambes toujours sur les miennes et se plante maladroitement dans le sien.

— Et après ça parle de concurrence ?

Mais l'effort que ça me demande doit se voir. Mon sourire est un peu moins franc, moins à l'aise, et je suis absolument certain d'avoir viré écarlate. Plus sérieusement, je sais qu'il n'y a pas de concurrence... parce qu'il n'y a pas de compétition. Ou, s'il y en a une, elle se fait sans moi. Et même si je sais que c'est normal et que c'est ce qu'il pourrait m'arriver de mieux... les impressions un peu rêveuses de tout à l'heure sont déçues. Je ne suis pas sûr que j'aurais eu envie que ça soit vraiment dans ce but-là dans l'espoir qu'il se passe un truc... juste... ça aurait été flatteur... et je crois que j'aurais aimé qu'il s'intéresse vraiment à moi... je veux dire... pas comme on s'intéresse à un elfe. Être autre chose. N'importe quoi. C'est exactement ça... « N'importe quoi ». Et finalement, je suis pas trop mal tombé... si ? J'ai l'impression qu'on s'est un peu éloignés de cette histoire d'elfe. Je suis sûr à 100%, évidemment, je suis jamais sûr de rien avec lui mais... mais ça y ressemble. J'ai envie d'y croire en tout cas. Et tant pis si je sais pas vraiment ce qui a remplacé ça. De son côté, Blaze a l'air de lutter un peu, ses yeux se ferment.

— Ça t’embête si je fais un somme vite-fait ? Je crois que je suis vraiment claqué en fait.
— Oh, non, non, pas du tout.

C'est sûrement hyper bête mais il est si loin du prédateur que j'ai vu parfois que... que je le trouve encore plus attachant. Et puis, dans le fond, ça doit vouloir dire qu'il se sent à l'aise et j'aime bien l'idée... Il se réinstalle comme il faut et, moi, je lâche un soupir satisfait. Je me sens bien. Ça durera sûrement pas... mais je me sens bien.

— C’est intense nos après-midi, hein ?

Je lève les yeux au ciel sans réaliser qu'il ne le voit pas. Tant pis. Si pour lui c'est intense, qu'il imagine deux secondes ce que c'est pour moi...! Les ascenseurs émotionnels comme ça, là, y'a moyen que ça finisse par me rendre encore plus cinglé que je le suis déjà hein... mais en même temps, je me dis que ça en vaut peut-être un peu la peine...

— Je vais peut-être enlever mes chaussures par contre, c’est plus confort.

Je hoche la tête et retire mon bras de ses jambes pour qu'il puisse bouger plus facilement. Qu'il fasse sa vie. C'est pas comme s'il se gênait de toute façon... mais il n'esquisse pas le moindre geste. Au contraire, il referme les yeux comme si de rien n'était.

— Tu t’en charges ?

Durant une seconde, sa demande me laisse idiot. Vraiment. C'est débile, pourquoi je ferais ça...? Mais... je sens mes lèvres s'étirer dans un sourire que je contrôle pas.

— Quel assisté, je souffle d'une voix où s'entend ce sourire abruti, avant de m'exécuter avec un plaisir maladroit que je ne m'avoue pas.

C'est juste pour lui rendre service que je tire sur les nœuds... que je fais attention de pas lui faire mal en le déchaussant... que je le réinstalle correctement sur mes genoux... que j'essaye de faire le moins de bruit possible en reposant ses chaussures dans le fond de la barque... L'intimité qu'il avait repoussée tout à l'heure en invoquant sa copine a l'air de reprendre vie autour de nous. C'est à la fois un peu angoissant et un peu excitant... enfin, ça le serait si ça n'était pas juste un coup de main comme ça. Le silence retombe. Mon attention a beau filer ici ou là, elle revient toujours vers lui. Je me demande s'il dort vraiment ou s'il attend juste de voir combien de temps je peux tenir comme ça... Longtemps, il sait pas, lui ! Je gère l'ennui mieux que personne, j'ai tellement l'habitude que ça me dérange absolument pas. Et puis... je ne m'ennuie pas. Je profite. Pour de vrai. Ça faisait longtemps que je n'avais pas eu aussi peu de mal à respirer qu'à ce moment précis. Sans dire que je suis totalement détendu, je me sens plus aussi oppressé qu'en arrivant. Sa tranquillité est contagieuse. J'aimerais que ça dure longtemps... qu'on soit pas obligés de rentrer bientôt à cause du couvre-feu, des corvées, des devoirs supplémentaires et compagnie... et cette simple constatation me renvoie des semaines plus tôt, avec Judith et leur potion... Sans vraiment m'en rendre compte, je remonte les aiguilles d'une montre, trois fois, comme il me l'a montré et murmure la formule... Bon, évidemment, c'est un échec... mais quand même... j'aurais donné n'importe quoi pour que ça fonctionne...