Les transformations pouvaient être pénibles, douloureuses et angoissantes. Il arrivait à Saige de se retrouver sur les toits de Poudlard sans se souvenir d’y être allée, ne retrouvant ses esprits qu’une fois que son corps reprenait peu à peu sa forme humaine, mais lorsqu’elle parvenait à rester elle-même malgré son corps de rapace, une fois le choc de la métamorphose passée, le rêve commençait. Elle était faite pour être un oiseau, c’était indéniable : elle aimait voler plus que tout, sur un balai ou de ses propres ailes, sentir le vent la porter était l’une des meilleures sensations qui lui ait été donnée de connaître. Dans ces moments, elle oubliait tous ses soucis, jusqu’aux conséquences même de la malédiction : seul l’instant présent comptait et puisque personne ne pouvait venir lui causer du tort, là-haut dans le ciel, elle était aux anges. Comme sur un petit nuage... quoique ceux-ci étaient trop élevés dans les cieux pour qu’elle les côtoie réellement.

Pour l’heure, elle préférait survoler la cabane du garde-chasse, non loin du grand enclos des hippogriffes qui avait été installé quelques jours plus tôt. Elle volait en cercle concentrique au-dessus, notant dans un coin de tête tous les détails intéressants qu’elle pouvait noter sur l’éleveur qui était en train de nourrir les créatures... ce qui n’était pas plus mal pour elle. S’il n’y faisait pas trop attention, il pouvait facilement prendre l’ombre qui planait au-dessus de lui comme étant celle d’un charognard attiré par les victuailles des hippogriffes. Mais force était de remarquer qu’elle n’avait pas grand-chose à remarquer et au bout d’un moment, elle se lassa et, profitant d’une nouvelle brise, prit la direction du lac. Elle aimait bien survoler cet endroit : il y avait quelques arbres pour se poser et elle trouvait toujours marrant de voir le bal des oiseaux s’envoler à vivre allure au moindre danger. Dis comme ça, c’était un peu cruel... mais eh, ça n’était pas sa faute s’ils prenaient la fuite au moindre bruissement. Elle ne voulait qu’admirer tous ces petits oiseaux. C’était beau et très stimulant pour elle, lorsqu’elle était sous sa forme de volatile.

Aujourd’hui, elle descendit un peu au-dessus du lac, regardant son reflet animal dans l’eau, avant de battre furieusement des ailes pour remonter en hauteur. D’un point de vue extérieur, elle donnait sûrement l’air de partir en chasse, poursuivant quelques oiseaux qui volaient ici ou là, mais son seul but était de sentir le vent secouer ses plumes, de lutter contre lui pour avancer plus vite. C’était si grisant qu’elle ne faisait pas trop attention à ce qu’il y avait autour d’elle... un peu plus loin devant elle, un petit oiseau au manteau rouge-orangé, volait en piaillant furieusement. Habituellement, les autres volatiles ne la fuyaient pas trop ; c’étaient comme s’ils avaient conscience qu’elle n’était pas tout à fait des leurs, ni réellement dangereuse. Peut-être l’était-elle lorsque sa nature animale prenait le dessus ? La plupart du temps, elle ne s’en souvenait pas, ce qui n’était pas plus mal : elle ne voulait pas se réveiller avec le souvenir d’avoir déchiqueté de petits passereaux innocents comme celui qu’elle avait entreprit de suivre, très innocemment.

Il y avait un peu de son instinct animal qui la poussait à suivre le rouge-gorge quand bien même elle aurait voulu lui dire qu’elle n’était pas un danger pour lui. Était-ce possible d’être « amie » avec un oiseau ? Elle ne comprenait pas leurs chants, mais sa mère lui avait dit autrefois qu’elle y parvenait, après de longues années de transformation. Quelque part, Saige rêvait d’en être capable, elle aussi : elle s’imaginait presque en matrone des volatiles, ayant leur complicité pour elle et leur sympathie lorsqu’elle était sous sa forme animale... c’était une vie assez solitaire que de voler autour de Poudlard sans pouvoir discuter ni avec des humains, ni avec ses congénères plumés. Le temps passait parfois lentement, quand mieux même appréciait-elle arpenter les cieux de l’école, et pouvoir jouir de la compagnie d’autres animaux aurait été quelque chose de fantastique.

Au lieu de ça, le rouge gorge s’éloignait d’elle – ou surtout de son ombre qui planait au-dessus de lui – comme si elle était un ennemi à fuir impérativement.

Malgré toutes les conséquences déplaisantes de la malédiction, voler restait agréable. Il y avait de la beauté dans la pire des horreurs, de l’élégance même dans la plus affreuse des actions. De cela, Saige s’en était toujours convaincu, sans réellement mettre des mots sur cette sensation ; elle détestait cette part de sa vie autant qu’elle la chérissait malgré elle, savourant ces rares moments de félicité que ses ailes déployées pouvaient lui procurer. C’était une vie de solitude, celle que d’être un rapace incapable de converser avec ses pairs, mais une existence qui avait parfois du bon.

Suivre ce petit oiseau, sans arrière-pensée, était une expérience assez peu coutumière, elle aussi. À mi-chemin entre la chasse et la quête improbable de compagnie, animée par une curiosité toute humaine qui tranchait d’avec le comportement normal d’un faucon en liberté, elle se laissait planer à la suite de l’animal sans trop se hâter. Lui devait battre furieusement des ailes pour aller toujours plus vite, s’éloigner le plus possible du grand rapace. Il s’engouffra entre les arbres, gagnant un avantage au détriment de Saige ; il lui était plus compliqué de voler entre les branchages malgré les années d’entraînements involontaires que ce devait l’être pour un rouge-gorge infiniment plus petit et agile qu’elle ne l’était sous cette forme. En quelques secondes, il disparut de sa vue, caché par un arbre, une branche, une feuille... ou peut-être s’était-il simplement envolé au loin, profitant de l’obstacle pour bifurquer loin de ce qui devait être à ses yeux un prédateur.

La gryffondor battit encore un peu des ailes puis ralentit, tendant ses pattes en avant pour refermer ses serres sur une branche à mi-hauteur. L’une des choses qu’elle regrettait le plus dans sa forme animale était le manque d’odorat ; si elle avait un semblant de perception d’odeur, elle en manquait cruellement, ce qui lui avait toujours paru très étrange, parfois même dérangeant. Ça l’était tout particulièrement dans un moment comme celui-ci, alors qu’elle était entourée de verdures et n’en captait que très peu des agréables effluves. Son regard, en revanche, était perçant ; elle distinguait bien des choses à des lieues à la ronde, quand du moins elle n’avait pas de grandes feuilles qui bloquaient son champ de vision. Posée là, au creux d’un arbre, c’était assez reposant de ne pas avoir le cerveau assailli de tout un tas d’informations visuelles ; elle pouvait se focaliser sur des choses simples, sur l’herbe qui dansait, sur le mouvement de l’air dans l’arbre, sur le bruissement d’un animal dans... ses iris se posèrent finalement sur l’origine du bruissement, un petit rouge-gorge qui était un peu plus bas, posée sur une autre branche. Saige secoua la tête en un geste qui n’avait rien d’animal, comme une tentative désespérée de saluer l’autre volatile du chef. Cette fois-ci, elle ne battit pas des ailes, mais les replia sur son corps animal dans un geste ostensible qui montrait qu’elle n’escomptait pas attaquer ; c’était un peu absurde, mais dans toute sa candeur, l’adolescente aimait à croire que même les animaux, les vrais, puissent comprendre certaines formes de gestuelles. Sans doute était-ce idiot...

1-2. À trop jouer les humaines, son corps commence à muer et à se transformer, son poids s’alourdissant sur la branche qui commence à craquer.
3-4. Dans une tentative un peu inespérée de communiquer, elle émet un cri, presque un chant... quoiqu’incapable de le comprendre, son intention semble suffire pour que celui-ci soit empreint de pacifisme, comme une déclaration de paix entre deux oiseaux pourtant naturellement ennemis.
5-6. Dans une tentative un peu inespérée de communiquer, elle émet un cri, presque un chant... mais incapable de comprendre ses propres cris, il n’a guère de sens, si ce n’est peut-être celui d’effrayer une créature face à son prédateur.

Pour un spectateur, la scène avait de quoi paraître au moins atypique et très certainement absurde. Un faucon et un rouge-gorge qui se faisaient face dans un arbre, sans que le plus gros ne cherche à refermer ses puissantes serres sur le frêle corps du second, ça n’était pas très habituel ; pour Saige, en revanche, il n’y avait rien de si étrange. Elle avait bien certaines pulsions animales qui grandissaient en elle lorsqu’elle revêtait sa paire d’ailes, mais elle demeurait pour l’heure une humaine qui ne pensait pas tout à fait comme un prédateur. C’était un mélange indescriptible d’émotions qui traversaient son esprit luttant entre deux natures, celle de l’adolescente encore dominante mais qui finirait inexorablement par perdre la bataille. Un jour.

Mais pas aujourd’hui. Elle restait une jeune fille – à peu près – saine d’esprit qui regardait le petit oiseau lui répondre dans un petit gazouillement qu’elle ne comprit pas. Que cela pouvait être frustrant de ne pouvoir communiquer avec personne, dans cette forme : nul ne pouvait converser avec elle, ni humain puisque sa syrinx ne lui permettait guère de reproduire les bons sons, ni volatile car elle n’en avait jamais compris les chants. Aussi ne put-elle que se contenter d’incliner la tête sur le côté droit en guise de réponse, ou plutôt d’une tentative désespérée de capter quelque chose dans le regard de l’oiseau qui lui permette de traduire, en vain. Elle trouvait les pupilles animales moins expressives que celles de ses congénères... et comprendre ses pairs n’était déjà pas une mince affaire, alors une espèce qu’elle ne connaissait que par une malédiction, n’en parlons pas !

Sans doute dessus par le manque de coopération du gros rapace, le rouge-gorge se détourna d’elle pour sautiller vers des branches plus basses – ce qui n’était pas tout à fait commun comme comportement chez un volatile... puis sans crier se mit à se transformer, grossissant à vue d’œil, perdant ses plumes pour gagner des cheveux d’un roux chatoyant et un visage bien humain. Bouché bée – enfin bec bé plutôt – Saige battit des ailes instinctivement en manquant de tomber de sa branche sous l’effet de la surprise.

- PUTAIN DE MERDE, C’EST DAVIS ! gazouilla-t-elle sans comprendre un traître mot de ce qui sortit de son bec, sinon un chant trop mélodieux à son goût pour représenter une quelconque panique.

Qu’est-ce que ? Quoi ? Depuis quand la poufsouffle redoublante arrivait à se transformer en oiseau ? Certes, elle était mal placée pour juger qui que ce soit quant au niveau scolaire – y compris en métamorphose – mais si elle avait dû deviner qui excellait dans la discipline, elle n’aurait peut-être pas voté pour son aînée d’un an qui réchauffait depuis plus d’un an les bancs de 5e année.

- C’est qui le plus petit maintenant, hein ? demanda d’un air beaucoup trop moqueur la grosse humaine – oui, à côté d’elle, tout lui paraissait désormais gros.

Cette fois-ci, ce fut parfaitement limpide : un anglais des plus compréhensibles. Dans sa forme normale, Saige lui aurait bien tiré la langue mais en rapace, c’était un poil plus complexe. Elle se contenta donc d’un claquement de bec vexé.

- Gnia gnia gnia ennui... râla-t-elle en se détourna de la poufsouffle, prête à décoller, avant d’y renoncer en comprenant que sa camarade était perdue. Bon, elle aussi à vrai dire, mais tant qu’elle était en oiseau, elle pouvait dépasser la cime des arbres pour retrouver la direction de l’école. « Bah alors, on est paumé, la grosse bestiole ? »

La malédictus se sentait des ailes pousser – sans mauvais jeu de mots – et rouspétait en savourant l’effet cocasse que donnait les sons produits par son corps animal. De toute façon, ça n’était pas comme si Lilith pouvait la comprendre, si ? Malgré sa rancœur puérile, elle ne partit pas immédiatement, consciente que sa camarade se retrouvait là en partie par sa faute. L’adolescente donna un coup de bec sur sa branche.

- Pour une fois que c’est pas moi qui me paume, ici... Falcon Positioning System, le GPS 2.0 de la forêt interdite, pour vous servir.

Cette fois-ci au moins, il faisait jour : la dernière fois qu’elle s’était aventurée malgré elle entre ces arbres, la nuit était vite tombée et la gryffondor s’était retrouvée seule, incapable de se localiser. Sans le secours du concierge, elle aurait peut-être terminé ses jours dans la forêt interdite.