L'incrédulité peinte sur les traits fins de Selene se déclinait en une joie incertaine qui faisait plaisir à voir. Les cils d'ordinaires baissés pour mieux souligner son regard fatigué, la commissure des lèvres attristée, ses épaules qui n'en pouvaient plus de ce poids lourds à porter, tout ceci effacé par un rayon de soleil, un espoir coloré qui habillait chacune des lettres élégamment tracées sur le parchemin que ses doigts refusaient de lâcher. Il lui fallut relire plusieurs fois l'autorisation encrée de sa mère pour y croire enfin un petit peu et laisser un grand sourire intimidée danser sur ses lèvres rapidement masquée de ses doigts, couverture pudique qui ne voulait pas complètement exploser de joie. La chose lui était permise, pourtant, car elle n'était pas subitement devenue analphabète et les propos maternels étaient on ne peut plus clairs. On l'autorisait à passer une partie de ses vacances en Corée. Même quand le Serpentard avait évoqué l'idée, même quand elle lui avait redemandé s'il le pensait vraiment, même quand elle avait écrit à sa mère, même quand son esprit vagabond osait rêvasser aux paysages lointains de ce pays inconnu, pas un seul instant l'espoir d'une réponse positive n'avait pris racine dans sa poitrine. Alors maintenant qu'elle la lisait, encore et encore, dix fois de suite jusqu'à connaître par cœur les courbures des voyelles et les creux des consonnes, son cœur menaçait de voler en éclat tant elle n'en revenait pas.

Quittant la barque de ses rêveries, Selene se stabilisa sur la terre ferme, son regard brillant fouillant la Grande-Salle à la recherche des uniformes de vert et d'argent. Le premier cours de la journée lui offrait encore une heure de liberté, elle s'était simplement levée plus tôt parce que ses nuits n'étaient toujours pas exemptes d'insomnies, mais elle espérait que Jin se trouve quelque part, attablé face à son petit-déjeuner, lui aussi, histoire qu'elle puisse égayer ses tartines de cette annonce officielle. Chose rare, aucune ombre ne vient obscurcir le joli tableau que ses pensées virevoltantes étaient déjà entrain de peindre ; pas de doute ni de remise en question, pas de voix pernicieuse lui soufflant qu'il serait peut-être agacé de devoir la supporter encore pendant l'été. Il lui avait dit que ça lui ferait plaisir et elle le croyait, inconditionnellement, tout comme elle l'avait cru ce jour-là quand il lui avait assuré qu'il ne partirait pas et que la douceur de sa présence lui avait offert tout le temps nécessaire pour se remettre du séisme qui venait de faire s'effondrer ses fragiles fondations.

Au bout de quelques minutes, ses prunelles bleues durent s'avouer vaincues : il n'était pas là où, en tout cas, elle ne le voyait pas. Peut-être que le mieux serait de remonter dans son dortoir pour lui envoyer un petit mot lui demandant de la retrouver un peu avant le premier cours de leur journée ? Il fallait qu'elle se dépêche. Son pas pressé l'entraîna dans le hall d'entrée puis lui fit gravir les premiers escaliers en chantonnant, si bas qu'elle seule pouvait l'entendre, petite mélodie qui résonnait jusque dans l'esquisse de son sourire, repoussant presque les cernes et les traits tirés, comme s'ils n'avaient plus d'importance. Si profondément plongée dans ses pensées — que devrait-elle amener en Corée ? quel cadeau pourrait-elle faire aux parents de Jin pour les remercier ? — qu'elle en manqua presque la silhouette familière de celui qu'elle cherchait assidûment. S'élançant à sa suite, son pas rapide avala les marches à toute vitesse, jusqu'à ce qu'elle soit assez proche pour l'interpeller sans attirer l'attention de tout l'étage par un cri déplacé. « Jin ! Jin, attends ! » C'est un peu essoufflée qu'elle arriva à sa hauteur, prête à brandir le petit bout de papier comme symbole d'une victoire à laquelle elle ne croyait vraiment pas, un doux sourire comme messager. Cependant, ce dernier fana dès que le Serpentard se retourna et que les prunelles bleues trouvèrent les traits de son ami — elle avait le droit de le penser ainsi, n'est-ce pas ? il était plus qu'un simple camarade, bien plus que ça, ce n'était pas trop présomptueux de sa part, encore moins maintenant que leurs mères s'étaient entendues sur leurs vacances ? — plus pâles qu'ils ne l'avaient jamais été, plus tirés aussi. En comparaison, le visage épuisé de Selene paraissait être en excellente santé. « Jin… Ça va ? Tu es vraiment pâle… » s'exclama-t-elle, inquiète de le voir dans cet état.

De dos, rien ne laissait supposer ce teint pâle — plus pâle qu'à l'accoutumée — et ces prunelles noires qui se fondaient presque entièrement dans les cernes violacées aux accents tourmentés. « Selene… » L'enrouement dans sa voix en disait plus long que ça. Oublié, le petit mot serré dans son poing ; délaissée, la bonne nouvelle de ces vacances dont elle rêvait tant ; l'inquiétude balaya tout sur son passage, sans sommation. « Ça va, j’ai… juste mal dormi cette nuit. » Un sourire triste balaya les dernières traces de joie dans les yeux clairs de Selene. Il avait juste mal dormi, c'était juste une insomnie, juste ça, rien que ça, pas de quoi en faire tout un plat. Et dans ses mots à lui dansaient ses juste elle, ombres mensongères qui vacillaient en ronde autour d'une vérité plus trouble. Mus par l'instinct de celle qui connaît bien cette litote entêtante, ses pas avalèrent le peu de distance qui les séparaient et ses doigts frais se posèrent sur le front brûlant de son ami. « T'es brûlant de fièvre », souffla-t-elle avec préoccupation alors que lui-même tentait faiblement une diversion, à l'aide d'un « Tu me cherchais ? » qui souhaitait détourner l'attention.

Selene le savait déjà : ces dernières semaines, son regard bienveillant n'était tourné qu'au-dedans d'elle-même, à contempler ce cœur saigné à blanc qui luttait contre l'épuisement pour retrouver quelques couleurs. Elle en avait complètement oublié de voir ses amis, de les voir vraiment, sans ce voile de paraître qu'il convient d'arborer en tout temps. Se heurter à un Jin à l'agonie leva une tempête de culpabilité. Il était là pour elle, à chaque fois, à lui écrire des mots rassurants, lui offrir quelques lueurs d'espoir choyées dans le creux de ses mains, à la prendre dans ses bras et lui promettre qu'il ne partirait pas ; alors qu'elle le laissait se faire étouffer par ces juste qu'elle ne connaissait que trop bien, aveugle à ses maux, dans le déni des siens. « J'allais à l'infirmerie, tu m'accompagnes ? » demanda-t-elle doucement, son bras retombant le long de son corps, ses yeux à la recherche de ceux du Serpentard pour leur arracher un assentiment dans un pieux mensonge qu'elle ne cherchait même pas à cacher. C'était une main tendue déguisée sous une aide à donner, parce qu'elle savait mieux que quiconque que les étreintes glaciales des juste empêchaient bien souvent d'accepter librement qu'on se soucie de ce qu'il se passait réellement.

Ils se mirent en marche après un dernier échange silencieux, prunelles noires contre prunelles bleues, ces dernières constellées d'éclats soucieux. « Tu dors "juste mal' depuis longtemps ? » osa-t-elle finalement demander, alors que leur marche lente les faisaient s'enfoncer dans un couloir comme il y en avait des centaines à Poudlard. Le bout de papier fut enfoncé dans sa poche, remis à plus tard, quand la bonne nouvelle n'aurait pas besoin de chasser autant de nuages accumulés pour éclairer son visage. Selene ne savait plus vraiment ce qu'elle lui avait confié — bien des choses, assurément, à commencer par cette peur viscérale de retrouver les souvenirs de celle qu'elle ne voulait plus être et cette pression parentale qui pesait sur ses épaules fragiles — ni même si elle avait mentionné ces juste qui lui appartenaient mais… c'était peut-être le moment ? Il l'avait remarqué, à la rentrée il avait souligné son air fatigué et elle lui avait rétorqué des juste soigneusement encrés ; était-il déjà dans le même état ? Prise dans un tourbillon coupable, elle ajouta : « Désolée de pas l'avoir vu avant… »

Ça ne lui ressemblait pas, d'être à ce point tournée vers elle-même qu'elle en oubliait ceux qui comptaient tellement. À moins que ce ne soit qui elle était vraiment, une petite lune égoïste, à la face cachée plus sombre que ce qu'on pouvait imaginer. Non, ce n'était pas qui elle avait envie d'être. Ses doigts trouvèrent le front du Serpentard, l'inquiétude assombrissant ses yeux si clairs. Il était brûlant, pas étonnant qu'il soit si pâle. Il repoussa gentiment son élan spontané, éloignant la main de Selene de cette peau fiévreuse. Elle essaya de ne rien laisser paraître, ce n'était pas le moment, mais son cœur se pinça, un petit peu, alors qu'elle reculait d'un petit pas. « Ça va passer. » C'était ce qu'elle se disait aussi, depuis le début de l'année ; c'était ce qu'il lui avait dit, son haleine empestant le whisky : que tout finissait toujours par passer. Il avait menti, car ça la suivait, ça refusait de la lâcher. Les jours passaient, eux, mais pas le reste. Ni la fatigue, ni les étourdissements passagers, ni la douleur dans sa poitrine quand elle contemplait ce que l'hiver lui avait enlevé. Alors l'entendre dire tout haut ce qu'elle pensait tout bas sans en croire un seul mot déchira quelque chose qu'elle ne connaissait même pas. Espérant qu'il ne la repoussera pas, Selene broda un mensonge aussi doux que le sourire qui le ponctua. « Hm, je t’accompagne. » Soulagées, ses lèvres se sentirent un peu plus légères.

Ils se mirent lentement en marche, comme si rien ne les attendait, au bout du chemin, comme s'ils ne faisaient que profiter d'une balade, l'air de rien. L'esprit de Selene étouffait sous les juste cruels et moqueurs qu'elle n'avait pas su voir parce qu'elle était trop préoccupée par les siens. Depuis combien de temps est-ce que ça durait ? « Si on veut… Depuis les dernières vacances. » « Depuis Noël ? » répéta-t-elle, pour être sûre d'avoir bien compris, son regard à la recherche du sien. Elle ne trouva cependant que son profil, toute son attention résolument tournée devant lui. C'était tellement ironique. Si seulement ça n'était pas arrivé en même temps que ses peines les plus terribles, elle aurait pu le voir, être là pour lui comme il avait été un soutien pour elle. Non, en vérité, elle n'avait pas d'excuse. Son hiver avait été bien triste, certes, et les flocons glacés s'accrochaient encore à ces cils fatigués, mais ils ne l'avaient pas rendue aveugle non plus. « Qu'est-ce qu'il s'est passé ? » Est-ce qu'il était seulement encore possible de s'en préoccuper ou est-ce qu'il était trop tard pour lui offrir une oreille attentive, une épaule sur laquelle se reposer ? Elle aurait dû le voir avant, parce que, mieux que quiconque, elle savait pertinnement que derrière les sourires de façade et les juste égarés, se cachait bien plus qu'on ne voulait l'avouer.

Dans sa poche, contre le papier qu'elle avait pourtant si hâte de lui faire lire, ses doigts se crispèrent un peu plus, en colère contre elle-même. En colère, triste et désolée. Tellement désolée… « De quoi tu t’excuses ? Tu… » Le regard rivé sur la pointe de ses pieds, Selene le releva une seconde trop tard, alertée par le brusque silence qui coupa net la voix fatiguée du Serpentard. Son visage pâle blêmit brusquement tandis que ses mains se heurtaient au mur, bientôt rejointe par son corps tout entier, lequel glissa au sol sans qu'elle ne puisse le rattraper. « Jin ! » Dans le couloir vide, la silhouette recroquevillée, l'absence de personne capable de les aider, sa propre inutilité, autant de choses qui n'étaient pas sans lui rappeler cette autre fois, lorsqu'elle avait trouvé le concierge en pleine crise de panique. « Jin, ça va ? » l'appela-t-elle doucement, essayant de ne pas laisser les trémolos paniqués l'emporter sur sa voix. Du bout des doigts, tant pis s'il la repoussait encore une fois, elle constata que son front était encore plus brûlant que quelques minutes auparavant. « T'es bouillant… » Sa main glissa, repoussant une mèche de cheveux noirs qui lui obscurcissaient le visage, pour s'assurer qu'il était toujours conscient. « Je vais chercher quelqu'un, l'infirmerie n'est pas loin, je serais vite de retour, d'accord ? » Ses paroles, accablées par la panique, butaient les unes contre les autres, mais peu lui importait. Tout ce qu'elle voulait, c'était un signe de sa part qu'il pouvait rester seul quelques minutes, le temps qu'elle revienne avec un adulte qui serait à même de faire quelque chose, n'importe quoi. Ce serait toujours mieux que de ne servir à rien…