Les errances matinales de Selene lui firent traverser une salle commune étrangement calme, des couloirs particulièrement silencieux, jusqu'à atteindre une bibliothèque moins emplie qu'à l'accoutumée. Dehors, il neigeait et les flocons blancs s'accumulaient de toutes parts, assassinant le moindre éclat coloré qui aurait pû donner un peu de gaieté à ce tableau délavé. Ce furent les chuchotis de deux élèves — étouffés par un chhht ! péremptoire du bibliothécaire — qui rappelèrent à sa mémoire encombrée de dates, de sortilèges, d'ingrédients de toutes sortes, que le premier match de Quidditch depuis le retour des vacances se déroulait en ce moment même. Gryffondor contre Poufsouffle, c'était sur toutes les lèvres ces derniers temps, lectures silencieuses qu'elle parcourait de temps en temps. Son cœur chuta de sa poitrine à son estomac — ce qu'il faisait de plus en plus souvent depuis la rentrée ; peut-être une anomalie anatomique qui était en train de se développer sous le poids de ses vacances — en pensant à Dashiell qu'elle aurait adoré encourager depuis les gradins, malgré les températures polaires, pressée contre Silas pour se tenir un peu chaud, heureuse d'une place qu'elle n'aurait pas perdue en deux semaines loin de leurs pensées. Sa plume ploya entre ses doigts serrés par les émotions que soulevaient les circonvolutions de son esprit et elle la lâcha sèchement ; pas avant, cependant, qu'une fissure se dessine sur la hampe.

La brusque bouffée d'amertume teintée de chagrin lui fit remplacer l'épais grimoire dont elle essayait de tirer quelque connaissance par son petit carnet en cuir dans lequel elle consignait soigneusement la liste des choses à faire. Les puces bien rondes rythmaient ses devoirs inscrits d'une écriture appliquée, certains déjà recouverts d'une nuance ou d'une autre pour indiquer qu'ils étaient complétés. Quelques pages plus anciennes lui aurait rappelé à quel point son automne avait été plus heureux, aussi les avait-elles déchirées ; il fallait déjà supporter le retour à Poudlard, l'air de rien des garçons qui faisaient comme si tout allait bien alors que tout était différent, l'anxiété grandissante face à la quantité de travail à fournir, les nuits courtes et les journées longues, Selene ne pouvait pas se laisser submerger par les « Répondre à Dashiell », « Rejoindre Silas », « Trouver tenue pour le bal » et autres témoins d'une douce interlude sur ces flots déchaînés. Sans la conviction d'autrefois, elle passa un feutre bleu sur la mention « Passer la matinée à la bibliothèque » et referma son journal. Parce qu'elle n'avait pas très envie de quitter son lit le matin, parce que les prunelles paternelles pesaient sur ses épaules, il fallait bien qu'elle trouve un peu de réconfort et de maîtriser dans ces tâches quotidiennes aussi simples qu'insurmontables.

Selene était trop nauséeuse pour considérer l'idée d'aller déjeuner ; elle l'était encore plus en s'imaginant perdue au milieu d'un océan d'élèves revenus du match qui n'auraient que ça à la bouche. L'évitement lui paraissait plus envisageable ; surtout plus surmontable. Ses pas guidèrent le reste, à la traîne, dans une succession de couloirs qu'elle ne remarquait même pas. Doucement, elle caressait l'idée de remonter dans sa chambre et de disparaître entre les couettes et les oreillers ; peut-être après avoir emprunté un livre ou deux pour les étudier depuis ce radeau de fortune, histoire de se donner bonne conscience. Une silhouette chancelante l'arracha à ses plans pour le reste de la journée. Elle plissa les yeux, pour s'assurer qu'elle ne se trompait pas et que monsieur Veturia était bel et bien là — restes de ses folies dont elle n'avait parlé à personne, sauf à lui, qu'elle pensait son ami — avant de s'avancer dans sa direction, inquiète de le voir s'affaisser contre le mur, sur ses talons, tout contre lui-même. « Monsieur ? » lança-t-elle d'une petite voix indécise, sa main à la rencontre de son épaule, comme pour s'assurer qu'elle n'inventait rien de tout cela.

Aussi facilement que ça, tout bascula. Ses doigts soucieux furent balayés d'un geste violent ; sa tentative de reculer fût avortée par un étau brûlant ; l'inquiétude se mua en peur et la bienveillance de son souffle en un cri de douleur. Ce n'était pas possible d'inventer tout ça, n'est-ce pas ? La souffrance qui enflammait son avant-bras, qui noyait ses yeux de larmes lourdes, qui l'étourdissait et lui tordait les entrailles. « L-Lâchez-moi », supplia-t-elle d'une voix abîmée par la douleur. Selene recula aussitôt, fuite en arrière qui la fit buter contre le mur opposé, son bras piteusement soutenu dans un semblant de protection. L'air froid des couloirs de Poudlard léchait la plaie boursouflée, la tourmentant et l'empêchant de s'apaiser. « J-Je… Vous… Vous étiez pas obligé… » Sa voix couina, à la recherche de cette colère qui serpentait souvent, depuis quelques temps, à la lisière de son esprit, ne demandant qu'à se jeter, crocs en avant, sur l'une des cibles qui arpentaient ses insomnies. Ça aurait été le moment idéal, de crier sur quelqu'un, tant pis si c'était un adulte, qui venait de lui faire du mal. Au lieu de quoi, Selene tremblait comme une feuille, assommée par le feu qui se conjuguait mal avec le froid qu'elle ressentait depuis des jours ; incapable de plus face au concierge, peut-être parce qu'elle craignait que son regard clair ne se transforme en deux iris bien plus sombres, ou peut-être parce que malgré le voile de ses larmes soudaines devinait-elle que quelque chose clochait.

L'avant-bras proie des flammes, les joues en proie aux larmes, la silhouette tremblante de Selene n'était qu'un faible frémissement face aux tremblements qui secouaient la carcasse échouée du concierge. Néanmoins, dans la psychose qui l'aveuglait, la frêle adolescente n'entendait que la voix paternelle claquer dans les airs, agression familière qui la faisait se ratatiner dans l'espoir de disparaître ; superposait les noires prunelles assassines aux orbes égarées qui cherchaient de l'aide. Les secondes, traîtresses, se suspendirent, plongeant les deux fragments de cette scène enfiévrée dans un mutisme paniqué. Au moins permirent-elles au brouillard qui chamboulait les sens de la sirène de se disperser, bleuissant la noirceur, réduisant aux silences les invectives acides pour que les pauvres gémissements se fassent entendre. Lorsqu'elle revint à elle, Selene se heurta à un tableau, impossible à dépeindre, d'un homme replié sur lui-même tel un nourrisson, le corps tourmenté de gouache anxiogène, les lèvres écartelées par des sanglots où se mourait le désespoir. Elle voulut tendre la main dans sa direction, combler l'espace qui les séparait et lui offrir un appui pour se relever, mais les boursouflures sur sa peau tendue par ce mouvement craquelèrent douloureusement, alors elle n'en fit rien.

« M-Misty… » Sous les yeux impuissants d'une Selene paralysée par ses émotions en pagaille, l'elfe de maison se manifesta, constatant l'état du concierge comme si ce n'était pas la première fois. « Oh, mais M. Septimus ne va pas bien du tout ! Misty va vous aider, monsieur, oui ! » D'un claquement de doigts impérieux, la seule personne maîtresse de la situation fit danser une suite chaotique d'objets qui n'avaient pas le moindre sens, si ce n'était pour elle et le pauvre hère en proie à une terrible crise d'angoisse. C'était en tout cas ce qu'elle se disait, les pensées malmenées par cette mer agitée, ses doigts engourdis tâchant de défaire un nœud qui s'était imposé dans son esprit. Rien qu'un souffle passé par là qui avait laissé cette pérenne impression que quelque chose ne collait pas. L'elfe donna de l'impulsion à un petit lapin, douce peluche qui trouva douloureusement refuge entre les doigts crispés du concierge sans que la tétanie ne s'apaise ; rapidement, une couverture se déposa sur les genoux agités de tremblements, arrosée de quelques larmes qui rebondissaient violemment sur les joues.

« Oh ! Miss Paulet, tout va bien ? » Un sursaut fit trembler la seconde silhouette, recroquevillée sur elle-même d'une toute autre façon que la première. Les lèvres de Selene balbutièrent un « O-Oui » tremblant en même temps que son visage oscillait de droite à gauche pour souligner l'ineptie de cette réponse. Tout n'allait pas bien. Ses pupilles écarquillées cherchaient un sens à cette situation étrange, ses pensées luttaient pour ne pas laisser d'autres violences lui faire perdre la tête, le concierge était en pleine crise d'angoisse — ou quelque chose de similaire, en tout cas — et son bras l'élançait douloureusement, brûlure qui grignotait sa peau comme par magie. « I-Il… » Dans le désarroi de son esprit, ce semblant d'idée peinait à se frayer un chemin. Il y avait pourtant quelque chose, sur quoi elle ne parvenait pas à mettre le doigt. Et alors que l'elfe de maison reprenait d'une petite voix rapide, le corps entier de Selene se figea, son menton précipité dans des allers-retours véhéments, refusant d'en entendre plus. La peur se transforma en colère — pourquoi est-ce que l'elfe lui demandait ça ? — avant de retomber aussi rapidement. « Je peux aller chercher M. Armitage, si vous préférez. » De nouveau, sans un mot, Selene secoua la tête. Le petit lapin maltraité ne brûlait pas, alors elle ne risquait, n'est-ce pas ? Tout irait bien ? Le mur dans son dos l'empêchait de reculer plus loin de cette forme gémissante et c'est probablement la seule chose qui la poussa en avant ; ça où les yeux embués que les siens croisèrent, prunelles affolées qui n'avaient rien des éclats noirs qu'elle avait cru, brièvement, apercevoir. Il n'empêche, s'approcher du concierge lui demanda tout le courage qu'elle ne possédait pas, et très maladroitement, ses doigts tremblants se posèrent sur ses oreilles. « J-Je peux pas plus… » Se glisser derrière lui et le serrer était hors de sa portée ; là, au moins, elle pouvait encore s'enfuir dans le couloir si la poigne brûlante de l'adulte tentait de boursouffler sa chair.

Tout en elle lui hurlait de fuir, de s'éloigner de cet adulte tremblant qui pouvait la brûler en un rien de temps ; pourtant elle ne bougeait pas, immobile dans ce couloir sombre, retenue par la certitude que quelque chose n'allait vraiment pas, par toutes ces fois où il lui avait tendu la main, aussi, l'arrachant à des ténèbres bien plus sombre. « Miss Paulet ne craint rien, M. Septimus est très gentil ! » Son regard se brouilla et la colère enfla. Très gentil, c'était ce qu'elle pensait de lui, mais qu'avait-elle à dire pour son avant-bras tourmenté, hein ? L'élan de colère ne fit que passer. Sans lui, elle aurait passé sa toute première nuit à Poudlard dans le froid et le noir, abandonnée, oubliée, sans personne pour la chercher. Alors elle pouvait bien faire un effort, aussi surhumain soit-il, décoller le dos de ce mur à la fraîcheur bienvenue, s'approcher du conglomérat de tissu et de chair affolée et poser ses mains sur ses oreilles pour l'isoler ; de quoi ? elle n'en savait rien, mais Misty semblait maîtresse d'une situation qui lui échappait comme de l'eau coulerait entre ses doigts, alors elle n'avait guère d'autre choix que de s'en remettre à elle. Sous ses doigts, le concierge sursauta. Secousse qui se propagea jusqu'à la petite lune apeurée, laquelle recula pour mieux revenir lorsqu'elle constata que le bond n'avait pas pour vocation de la piéger. Les ondulations chaotiques d'un corps en proie à des démons que les autres ne voyaient pas semblèrent s'apaiser et la surface redevint plane comme un océan par une nuit calme. À l'intérieur, en revanche, qui pouvait dire avec certitude ce qui se passait dans les profondeurs ? « Oh, c’est très bien, oui, oui ! » De nouveau, ce tourbillon de colère qui vint assombrir le regard clair de Selene. Elle ne voulait pas de ses encouragements, elle voulait en finir avec cette situation, elle voulait aller se cacher dans son dortoir et tout oublier de ce qu'il venait de se passer. Le ton faussement enjoué de l'elfe lui donnait l'impression de ne pas être à la hauteur, de ne pas être capable de faire assez, de ne servir à rien. « C’est très important de le serrer très fort, pour l’aider à se détendre. Je vais chercher M. Armitage si vous ne pouvez pas. » Ce n'est pas qu'elle ne pouvait pas ; c'est que ça lui était impossible. C'était son corps à elle qui tremblait à s'imaginer aussi vulnérable, c'était ses joues à elle qui accueillait des larmes au seul souvenir de cette immense douleur qui faisait fondre sa peau. C'était facile, pour elle, qui ne faisait rien que claquer des doigts et donner des ordres à l'adolescente ; laquelle se trouva immédiatement injuste. La pauvre Misty ne faisait que son possible. « Vous voyez, M. Septimus est malade, mais il ne faut pas le répéter, d’accord ? » Selene jeta un regard perdu par-dessus la silhouette tétanisée du concierge, cherchant des réponses dans les orbes exorbités de l'elfe. « Malade ? Comment ça ? » Bien sûr, il y avait des rumeurs qui couraient sur le concierge, comme sur n'importe quelle personne dans ce château. Les élèves aimaient bien propager des rumeurs sur leurs professeurs et même s'il n'enseignait aucune matière, M. Veturia ne faisait pas exception. Alors oui, elle en avait entendu, des choses, comme le fait qu'il était incapable de faire de la magie, mais une maladie, ça jamais. « J-Je le répèterais pas, d'accord… Est-ce que ce serait pas mieux de l'emmener à l'infirmerie ? Tu peux… C'est possible de transplaner avec lui jusque là-bas ? » demanda-t-elle d'une voix pleine d'espoir, refusant que Misty ne la laisse seule ici, même si ce n'était que le temps d'aller chercher le directeur. « Ou alors, est-ce que d'autres elfes peuvent venir, le serrer dans leurs bras, à plusieurs ça devrait… Je veux pas rester toute seule », fit-elle d'une voix qui s'amenuisait à chaque mot.

Drôle de triptyque qu'ils formaient — l'adulte raide comme une statue de pierre ; l'adolescente noyée dans ses émotions débordantes ; l'elfe affolée qui essayait de bien faire — et que, bien heureusement, personne n'était là pour contempler. Les mains posées sur les oreilles du concierge, l'envie de fuir qui lui donnait la nausée, Selene s'étonna d'entendre Misty parler d'une maladie. L'inquiétude vint faire enfler sa culpabilité, celle qui n'était pas capable de répondre aux attentes de l'elfe et de tirer l'adulte qui avait tant fait pour elle en début d'année de son mutisme prolongé. « Oui, très malade. Pas guérissable. Une maladie d’ici. » Son cœur s'affaissa, tiré par des émotions qui pesaient plusieurs tonnes au moins. L'esprit de celle qui se pensait à moitié folle se perdit dans les méandres de son incapacité criante. Elle voulait l'aider, vraiment, sincèrement, mais ses muscles refusaient de répondre à la supplique de ses pensées. Hors de question d'enlacer la silhouette terrassée de celui qui venait de la brûler. Selene chercha vainement une idée, de quoi les tirer de ce mauvais pas, balbutiant quelques possibilités à l'elfe qui s'accrocha à la première. « Oh, oui, l’infirmerie est une bonne idée ! » Soulagée que la chose soit réglée, un peu de la tension qui l'habitait s'évapora. Misty enroula ses longs doigts autour du poignet congestionné de l'adulte, arrachant un mouvement de recul à une Selene aux aguets quand elle tenta d'en faire de même avec le sien. Les yeux déjà écarquillés de la créature doublèrent de volume alors qu'elle constatait les chairs boursouflées de la jeune fille, laquelle, embarrassée, tenta bien de faire disparaître sa peau exposée. « Oh, miss, mais vous aussi avez besoin de soins ! Oh, Misty n’avait pas vu que vous étiez blessée ! Méchante Misty ! » « N-non non non, tu n'y es pour rien », répliqua-t-elle précipitamment, verrouillant sa propre douleur pour éviter à l'elfe de ne la prendre sur elle. Tout doucement, cette dernière étreignit le poignet intact de Selene et dans un crac sonore, ils disparurent du couloir.

La blancheur épurée de l'infirmerie chassa aisément les ombres grossissantes du couloir plongé dans l'obscurité. Selene ne pipa mot tandis que Misty expliquait toute la situation à une infirmière vraisemblablement habituée avant de disparaître avec empressement, ne laissant derrière que la mention du directeur qui fit s'emballer le cœur fatigué de l'adolescente. Elle n'avait pas vu ce qui s'était passé, elle n'allait donc pas pouvoir dénoncer le concierge, n'est-ce pas ? Selene n'avait aucune envie de lui attirer des ennuis, elle voulait juste oublier, faire comme si rien n'était jamais arrivé. Cependant, l'infirmière ne lui laissa pas vraiment le choix. Après lui avoir indiqué un lit sur lequel elle pouvait s'allonger, elle fit rapidement disparaître le concierge derrière quelques rideaux pour mieux revenir vers la jeune fille, quelques pots et bocaux dans les mains. « Comment est-ce que tu t'es fait ça ? » demanda-t-elle, fronçant les sourcils en tournant délicatement le poignet de l'adolescente pour mieux en examiner la plaie. « J-je… » Ses yeux clairs s'égarèrent du côté où le concierge était probablement prostré, derrière la cascade blanche qui l'empêchait de le distinguer. Elle ne pouvait vraiment pas raconter que c'était lui le responsable ; et s'il se faisait virer ? Par sa faute ? Non, hors de question. « Je travaillais sur une potion, j'essayais de… pour un devoir, ça m'a éclaboussée. » Faible mensonge tissé à la hâte qui ne fit pourtant pas sourciller l'infirmière. L'expérience lui indiquait bien qu'elle n'était pas en face d'une brûlure causée par un raté alchimique mais elle ne dit rien, se contentant d'étudier la forme étrange de cette brûlure aux doigts évidents avant de la recouvrir d'un épais onguent. « Tu vas rester là pour l'après-midi, je viendrais voir l'état de ta brûlure avant de t'autoriser à partir et te donner la marche à suivre pour les soins des prochains jours. » Selene hocha la tête et contempla l'adulte ranger les pots et les bandages avant de s'en aller prendre soin du concierge.

Toute la violente énergie qui l'avait agitée en même temps que la douleur se répandait de son poignet au reste de son corps retombait enfin, laissant une Selene épuisée, incapable de lutter, même contre la simple idée que passer son après-midi ici revenait à prendre du retard dans la pile de devoirs qui l'attendait. Tant pis, elle travaillerait plus ce soir. Et pour l'instant, sans rien d'autre à faire, elle se pelotonna sous les couvertures de son lit blanc d'hôpital. Elle pouvait toujours réviser dans sa tête, il y avait un examen en Histoire de la Magie prochainement, ça ne lui ferait pas de mal de se remémorer un peu ce qu'elle avait appris sur le sujet. Sa bonne volonté ne dura que quelques minutes, à peine, facilement emportée par les vagues de fatigue qui firent ployer les paupières de Selene sans la moindre peine. Peut-être que le directeur passa, mais face à une adolescente endormie et un concierge qui n'était pas sorti du chaos de son esprit, il ne resta certainement pas bien longtemps. Quand la première se réveilla, l'infirmerie ne bruissait que du son de sa respiration et celle, apaisée, de l'adulte toujours à l'abri derrière les rideaux. Il lui fallut plusieurs minutes pour émerger complètement de ce sommeil qui l'avait complètement assommée et se remémorer où elle était, pourquoi et depuis quand. Les fenêtres montraient un ciel décoloré qui s'assombrissait à vue d'œil et ses pensées s'affolèrent à l'idée qu'elle avait dormi tout l'après-midi. Un bruit sourd l'empêcha de se perdre dans cette affliction. Ça venait du côté du concierge, mais l'infirmière n'était nulle part en vue, aussi Selene osa-t-elle troubler la quiétude des lieux pour s'assurer que tout allait bien. « M. Veturia… ? Ça… ça va ? »

Les limbes cotonneuses de son sommeil involontaire s'accrochèrent longuement aux paupières de Selene, alourdissant ces dernières de leurs longs doigts filandreux tandis que leurs murmures séduisants lui susurraient de céder à cette torpeur. Il lui semblait qu'elle n'avait pas aussi bien dormi depuis le début de cette nouvelle année ; des heures, au pluriel, sans se réveiller une seule fois. Pourtant, elle se sentait plus épuisée que jamais et cette anxiété familière ne lui laissa pas le choix de quitter cette agréable somnolence : derrière les vitraux de l'infirmerie, le ciel se déclinait en nuances de gris, annonciatrices de la nuit qui arrivait, signe qu'elle avait plus de temps dans ce lit blanc qu'elle ne le pensait. Ce qui voulait dire que ses devoirs n'avaient pas avancé, qu'il lui restait encore ce prochain examen à réviser et que rien de plus ne serait surligné sur sa liste qui n'en finissait pas de s'allonger. Selene se redressa maladroitement, frottant ses yeux pour préciser sa vision, cherchant la présence de l'infirmière qui préférait rester invisible. Qu'est-ce qu'elle lui avait ordonné, déjà ? De ne pas quitter les lieux tant qu'elle n'aurait pas vérifié l'état de sa brûlure ? Autrement dit, elle était coincée ici aussi longtemps que l'adulte ne se manifesterait pas. Ses yeux clairs abandonnèrent leur quête pour contempler son avant-bras. Toute la crème avait été absorbée par sa peau malmenée, laquelle était encore flétrie de ce feu qui l'avait grignotée, mais les rougeurs s'étaient au moins estompées et Selene pouvait mouvoir son poignet sans que la peau étirée ne la fasse trop grincer des dents. Elle espérait que ça ne prendrait pas trop de temps à se résorber complètement, elle n'avait pas envie de devoir se justifier à chaque fois que quelqu'un remarquerait sa blessure, ni de renoncer à ses pulls épais aux manches bien longues qui lui conféraient ce sentiment de sécurité dont elle avait tant besoin.

Dans un coin de la pièce silencieuse, derrière des rideaux hermétiquement tirés, un bruit sourd l'arracha à ses pensées. C'était là que le concierge avait été allongé, mais il n'y avait personne d'autre qu'elle-même pour s'assurer qu'il allait bien et qu'il ne venait pas, elle n'en savait rien, de tomber, par exemple. D'une voix hésitante, elle s'enquit de son état, prête à repousser les couvertures blanches pour se rapprocher de son îlot immaculé, sans en avoir vraiment envie, le souvenir cuisant de la dernière fois qu'elle s'était inquiétée pour lui encore imprimé dans son esprit. Heureusement, elle n'eut pas besoin de se lever car les rideaux s'agitèrent, repoussés par des doigts pâles, et les traits tirés du concierge vinrent donner un peu de vie à cet endroit qui vibrait d'un calme presque mortuaire — encore que ce n'étaient pas les deux silhouettes éreintées de l'adolescente et de l'adulte qui se faisaient synonymes de vitalité et dynamisme. « Ça va. » Il se rapprochait de Selene, dont le cœur se serra douloureusement, par réflexe ou par anticipation. « J'ai cru que vous étiez tombé… » Il n'avait pas l'air d'aller si bien que ça, mais ce n'était pas comme si elle pouvait se permettre de le souligner. « Mais toi, comment vas-tu ? » Ses lèvres s'entrouvrirent mais aucun son ne s'y faufila, happés par le regard du concierge qui se posa sur son bras. Mince, elle aurait peut-être dû le cacher sous les draps pour éviter la gêne qui implosa. « C’est… C’est moi qui ai fait ça ? » « Non, n-non, c'est pas… » balbutia-t-elle aussitôt, tentant, en vain, de soustraire l'image de cette peau craquelée, enflée, brûlée, à leurs yeux fatigués.

L'éruption d'émotions qui était survenue dans le couloir était depuis longtemps disparue, il ne restait à Selene que cet épuisement chronique avec lequel elle apprenait à composer et cette volonté de ne pas faire culpabiliser le pauvre concierge qui semblait littéralement se liquéfier. Dans un sursaut qui ne dura pas longtemps, son cœur voulut se révolter contre cette situation, lui en vouloir encore un peu de la douleur qu'il avait causé, mais le battement suivant se drapa de compassion. M. Veturia n'avait pas ce regard noir caractéristique, orbes gorgées de ressentiment qui fondaient sur elle comme un rapace sur sa proie. Ni le ton de sa voix, ni les lueurs dans ses prunelles, ni sa posture recroquevillée ne faisaient écho à lui, à ses mots glaciaux, à cet éclat froid qui luisait dans ses iris foncées, à sa silhouette tendue qui surplombait sa fille fragile. L'amalgame, impossible, resta un murmure rapidement emporté au loin. « Je suis tellement, tellement désolé de t’avoir repoussée… Je… Je ne supporte pas le contact quand je suis… dans cet état. Mais je t’assure que je n’avais pas le moins du monde l’intention de te blesser. » Et Selene le croyait, incapable de remettre en question sa sincérité quand il l'avait si gentiment aidée en début d'année, et chaque fois qu'elle en avait eu besoin ensuite. « C'est pas grave… Vous aviez pas l'air dans votre état normal. J'ai rien dit à l'infirmière, j'ai expliqué que c'était en ratant une potion que c'était arrivé. Misty, elle… » Pouvait-elle vraiment mentionner ce que l'elfe de maison lui avait dit sans trahir celle-ci ? Et puis, jeter la maladie de quelqu'un sans préavis, ça ne se faisait pas vraiment, non ? « Je… Je peux vous poser une question ? » osa-t-elle après une petite seconde de silence, à remâcher sa curiosité, ses doigts dansant une valse angoissée avec le drap blanc. « Les autres, les élèves, ils disent tous que vous ne pouvez pas faire de magie, m-mais, c'est faux, sinon vous auriez pas pû… » Son regard glissa jusqu'à son bras, ses mots s'étranglèrent sur le chemin. « Pourquoi vous faites pas taire les rumeurs ? » Ça devait être blessant que tout le monde le pense incapable d'utiliser une baguette alors qu'il n'en avait même pas besoin.

Les traits familiers du concierge étaient plus difficiles à affronter qu'elle ne le pensait. Tandis qu'il se rapprochait, son cœur se serrait, à la fois d'une crainte irrationnelle et d'une empathie naturelle, laquelle devait sa floraison aux traits tirés de l'adulte sur une peau tiraillée. Il n'avait rien de menaçant mais l'esprit aux aguets de Selene ne pouvait s'empêcher de superposer une silhouette à la sienne, un souvenir à cette scène, un bleu douloureux sur ce bras boursouflé. Tout se mélangeait et elle même s'empêtrait dans ses explications, tâchant de le rassurer — elle n'avait rien dit de ce qu'il s'était réellement passé — avant d'échapper un savoir qu'elle n'était pas censé posséder. Ses yeux clairs battirent en retraite vers les draps tirés sur sa peau abîmée laquelle, bien qu'invisible, se faisait tout de même sentir. Le silence se prolongea jusqu'à ce qu'elle bande tout son courage pour demander l'autorisation de poser une question. « Bien sûr. » Malgré cet accord donné tout en douceur, Selene hésita encore plusieurs secondes avant de se jeter à l'eau pour en extraire des rumeurs d'adolescents et certains questionnements. Le point d'interrogation balancé à la figure du concierge la fit presque culpabiliser ; ce n'était pas sa place que de l'interroger, elle comprenait bien qu'il était dans un état second, dans ce couloir, et qu'il ne lui avait pas fait du mal volontairement, n'est-ce pas ? Elle le croyait, sincèrement, mais ne pouvait s'empêcher de se demander pourquoi tout le monde le prenait pour un sorcier incapable de magie alors que celle-ci dansait au bout de ses doigts sans aucun outil. « Sinon je n’aurais pas pu quoi ? » Selene entrouvrit les lèvres mais les mots moururent avant même de naître, ses yeux clairs relevés spontanément en direction du concierge, croisant deux orbes sidérées. « C’est… Tu n’es pas tombée sur quelque chose qui t’a brûlée. C’est moi qui t’ai brûlée, c’est ça ? » Il y avait quelque chose de différent tout d'un coup, une dissonance dans cette voix qu'elle connaissait pourtant, comme si quelqu'un ou quelque chose l'étouffait de toutes ses forces pour la rendre plus grave, plus lointaine, plus sombre. « J-Je… » Avant même qu'elle ne puisse réagir, le rassurer et lui mentir en affirmant qu'il n'y était pour rien, l'adulte s'était écroulé au bord du lit drapé de blanc, repoussant les jambes de Selene dans un réflexe incontrôlé jusqu'à ce qu'elle les replie sous elle, à la fois calme et angoissée. Voir le concierge dans cet état lui pinça le cœur, mais elle garda ses mains bien sagement verrouillées sur ses genoux, de peur que l'histoire ne se répète. « Est-ce que tu peux me raconter exactement ce qu’il s’est passé, s’il te plaît ? Est-ce que j’ai… Est-ce que tu as reçu une sorte de… d’onde magique ? » Alors il ne se souvenait de rien ? La surprise dansa clairement au fond de ses prunelles rivées sur lui et elle hocha timidement la tête, mais lui ne la regardait pas, ses pensées abîmées dans le vide, aussi n'eut-elle d'autre choix que de chercher les mots, de les trouver et de les jeter entre eux. « Oui… D'accord… J'allais retourner dans ma salle commune quand je vous ai croisé, et vous aviez pas l'air bien, vous étiez recroquevillé, contre un mur, alors je me suis approchée, v-vous avez pas répondu quand je vous ai appelé, et je savais pas si j'étais pas en train d'inventer tout ça, alors j'ai posé ma main sur votre épaule, pour voir si vous étiez vraiment là, pour voir si vous m'entendiez, c-c'est là que… » Machinalement, ses doigts menacèrent de s'enrouler autour de son avant-bras brûlé, mais elle retint ce geste à la dernière seconde, phalanges crispées qui retournèrent sagement jouer avec les draps. « Vous m'avez attrapé le bras et c'est là… ça brûlait. Puis après, vous aviez l'air de faire une crise de panique, en tout cas ça ressemblait un peu à quand moi… 'fin, après ça vous avez appelé Misty et finalement c'est elle qui vous a ramené ici. » Son récit terminé, elle osa relever les yeux vers le concierge, seulement pour constater les larmes qui luisaient derrière ses paupières alourdies. « J-Je suis désolée, je voulais pas… » Elle ne voulait pas le faire pleurer ! Elle regrettait d'avoir posé sa question et ne souhaitait plus que disparaître toute entière, oublier cette affreuse journée qui semblait ne jamais vouloir s'améliorer.

Puisqu'il insistait, elle allait lui raconter ce qu'il s'était passé ; mais, sitôt les mots prononcés, les regrets s'accumulèrent, empilés par la culpabilité qui se faisait plus pressante. Quelque chose lui échappait, ça ne faisait pas le moindre doute, une compréhension plus poussée du récit qu'elle déroulait qui aurait pû mettre en lumière les ombres qui grignotèrent brusquement le visage du concierge, l'accablant de maux qui le murèrent dans un silence de plomb, faisant peser sur lui de telles considérations qu'il se laissa tomber sur le lit blanc dans lequel l'adolescente en convalescence se tenait. Recroquevillée sur elle-même, à l'instar de l'adulte qui n'avait pas fière allure, elle découvrit ses yeux noyés de larmes et s'en voulut terriblement d'avoir provoqué une telle émotion. Ses excuses penaudes eurent pour effet d'arracher le concierge à son apathie dans un sursaut féroce qui lui fit tourner le visage en direction de la jeune fille. « Ce n’est pas ta faute ! C’est la mienne, entièrement la mienne… » L'angoisse brûlante que ses mouvements saccadés avaient réveillée retomba à ses mots ; ses doigts serrés sur le drap blanc se dénouèrent un peu. « Et je te remercie de m’avoir aidé malgré tout. » « C'est normal », chuchota-t-elle en guise de réponse machinale. «Je suis… Je ne voulais vraiment pas te faire du mal, ni te faire peur. C’est… » Elle n'avait jamais dit qu'elle avait eu mal, ni qu'elle avait eu peur ! C'était pourtant la vérité et Selene sentit son menton se mettre à trembler alors que le concierge posait tout doucement le doigt sur les émotions qui l'avaient violemment secouées aujourd'hui, mais avant ça aussi. Sa gorge prise de tremblements, elle ne nia donc pas, ne chercha pas à repousser ses mots l'air de rien, comme si elle ne souffrait absolument pas. Son corps tout entier protestait rien qu'à cette idée, lui demandait, non, la suppliait, de ne pas démentir, pour une fois, de laisser quelqu'un s'apercevoir que ça n'allait pas. « C'est… C’est la première fois depuis vingt ans que je produis de la magie » La stupéfaction lui écartela bêtements les lèvres, des mots pendus sur une langue dénuée de volonté. Alors les rumeurs se trompaient ? Enfin, pas vraiment, parce qu'il venait de dire qu'il en faisait pour la première depuis vingt ans — quel âge avait-il, seulement ? — mais en même temps, il en avait fait, pour de vrai. « Ce serait normalement une source de réjouissance, mais… Mais si c’est pour blesser des gens, je préfère encore qu’elle ne revienne pas. » L'excitation ressentie envers cette nouvelle retomba elle aussi, avalée par les ombres qui prenaient de plus en plus de place sur le visage d'ordinaire lumineux de l'adulte. « C'était qu'une fois, rien qu'une fois… » souffla-t-elle maladroitement, sans trop savoir quoi dire, sans vouloir réveiller de nouvelles peines avec un mot de trop. « J'vous ai surpris, aussi, sûrement que ça a dû jouer, vous auriez pas fait ça volontairement, alors… » Elle y croyait dur comme fer, en tout cas, ça n'était pas comme lui, là-bas, qui avait levé son poing en sachant très bien où et pourquoi l'abattre. « Ça reste une bonne nouvelle, c'est juste… mal tombé. » Elle disait ça en même temps qu'une petite voix intérieure lui soufflait que sans magie, pas de baguette, sans baguette, pas de cours de sortilèges, et que rien que ça pouvait prétendre à résoudre certains de ses soucis à elle. De là à envier le concierge qui semblait en proie à de terribles émotions, c'était quand même un pas immense qu'elle n'était pas prête de franchir.

Il y avait des images qui étaient dures à oublier, qui lui collaient à la peau comme des sangsues avides de la vider de son énergie, qui lui faisaient voir le monde un peu plus noir qu'il ne l'était vraiment ; des souvenirs passés qui teintaient le présent de leur noirceur, parce que rien de ce qu'ils ne touchaient ne pouvait rester coloré. Dans ce tableau charbonneux, l'impuissance manifeste de l'adulte face à cette magie qu'il ne maîtrisait pas combinée à la reconnaissance du mal qu'il avait fait eurent au moins le mérite d'adoucir la tension qui nouait les épaules de la jeune fille. Ce n'était pas une répétition d'une scène déjà jouée et les yeux plein de douceurs du concierge n'allaient pas s'assombrir sous l'effet d'une tempête subite. Pas de son propre chef, du moins. « Comment te sens-tu ? » Selene haussa les épaules, l'air de dire que ça allait, pour ne pas avoir à mentir à voix haute. « Je crois que tu n’as pas répondu à ma lettre envoyée pendant les vacances de Noël, alors… Je comprendrais que tu n’aies pas envie de te confier à moi, je ne suis pas toujours très adroit. Mais si tu en as envie… Je suis là. » Elle cilla, la tension revint. Encore une histoire de lettre restée sans réponse. Les nœuds dans son estomac se serrèrent au point qu'un goût âcre de bile se déversa sur ses papilles. « Il y a eu un problème avec le courrier chez moi, j'ai… j'ai rien reçu pendant les vacances. » Ses yeux clairs baissés sur ses doigts pâles tâchèrent de chasser la fatigue accumulée derrière ses paupières. « Je suis désolée de ne pas avoir répondu, mais c'était pas parce que je vous évitais ou quoi… De toute façon, ça va, j'ai pas vraiment de choses à raconter. » Du moins, rien qui ne mérite qu'elle prenne du temps du temps à son vis-à-vis. Pour lui dire quoi ? Que l'histoire se répétait, encore. Qu'elle n'avait pas été aussi seule qu'elle le pensait pendant toutes les vacances mais que c'était trop tard, le mal était fait, la blessure béante incapable de se refermer ? Qu'elle réveille cette tristesse sans fond qui lui donnait l'impression de perdre pied ? C'était trop épuisant, elle n'en avait plus la force, plus l'envie. Elle voulait juste essayer d'oublier, faire comme si toutes les belles couleurs n'avaient jamais existées, et s'habituer à ce qu'on voulait bien lui laisser.

Entre les draps et les paravents blancs, ils contemplaient cette nouvelle de leurs regards tristes. Être capable de faire de la magie après deux décennies aurait dû être une heureuse découverte ; il n'y avait pourtant rien de joyeux dans les traits tirés du concierge ou dans les prunelles bordées de larmes de l'adolescente. Entre les attentes et la réalité, un gouffre sans fond s'était révélé qui n'était pas sans rappeler celui qui la narguait. C'est qu'elle non plus n'était pas capable de se réjouir de ce que ses parents appelaient de tous leurs voeux ; c'est qu'elle avait culpabilisé longtemps — en fait, le temps adéquat serait le présent — de ne ressentir aucune joie à l'idée de retrouver la mémoire, son corps étranglé de panique la seule fois où un souvenir du passé avait effleuré sa conscience. « Je ne sais pas… Ce n’est jamais une bonne nouvelle de blesser quelqu’un, même par accident. » Selene hocha la tête et n'insista pas malgré son envie de rassurer le pauvre concierge désemparé. Elle savait ce que ça faisait, de ne pas désirer quelque chose qui semblait pourtant enviable à tous les points de vue, alors elle se contenta d'un « Je comprends. » offert d'une petite voix lourde de convictions. « Ne t’en fais pas pour moi. » Un instant, fugace, elle se demanda s'il lisait dans ses pensées, ses yeux clairs contemplant ce visage qui avait retrouvé toute sa douceur et son amabilité, repoussant les ombres de la crise qui l'avait secoué. Évidemment que non, sinon bien des choses qu'elle taisait mais qui tambourinaient dans son esprit ne seraient déjà plus des secrets.

Comme celles qui fleurirent à la mention d'une lettre envoyée pendant les vacances de Noël et à laquelle elle n'avait jamais répondu. Les émotions soigneusement enfouies remontèrent sans qu'elle ne puisse les en empêcher, noyant sa poitrine dans une tempête familière, contre laquelle elle ne parvenait pas à lutter. Maladroitement, les yeux baissés sur ses doigts qui jouaient entre eux une danse nerveuse, elle s'excusa pour son silence involontaire, espérant que le sujet passerait, vite, qu'on revienne à autre chose qui ne la concerne pas, que les noeuds dans son estomac se détendent et que disparaisse cette impression terrible de marcher à deux pas du vide. « Tu n’as pas besoin de t’excuser. Ce n’est pas ta faute. » Vraiment ? Selene jeta un coup d'œil au concierge, comme pour s'assurer qu'il ne plaisantait pas, qu'il ne disait pas ça avec un sourire narquois. Ce n'était pas le cas, il débordait de cette même aura rassurante qui enveloppait chacun de ses mots. Pourtant, elle avait du mal à le croire. Bien sûr, elle n'y pouvait rien si ses lettres n'avaient pas été reçues, si leurs lettres n'avaient pas été ouvertes, mais tout le reste ne dépendait que d'elle. Les garçons lui avaient bien fait comprendre : eux avaient fait tout leur possible et elle pouvait même aller vérifier auprès de Madame Dashner si elle ne les croyait pas, alors s'ils n'y étaient pour rien dans cette situation qui lui déchirait le cœur, c'était bien qu'elle était coupable. Tout comme ses mauvaises notes, ces lèvres écrasées contre les siennes, ce claquement de langue réprobateur lorsqu'elle s'était relevée, la main sur sa joue enflée : c'était parce qu'elle n'avait pas assez révisé, pas assez refusé, ne s'était pas assez excusée. Tout ça, tout était bel et bien sa faute. Malgré tout, les mots si doux de l'adulte trouvèrent un petit chemin, une faille minime par laquelle ils se glissèrent, trouvant un petit bout d'un sentiment écorché qui s'apaisa aussitôt, dénouant ses épaules et cessant la danse anxieuse de ses doigts enchevêtrés.

« Tu sais que tu peux tout me dire, n’est-ce pas ? » Timidement, elle acquiesça, constatant en croisant son regard que le sien était quelque peu embué. « Si tu as besoin d’une oreille ou d’une épaule, je suis là pour ça. Ça ne m’ennuie pas du tout. » « Je sais », fit-elle du bout des lèvres, non pas parce qu'elle ne le pensait pas — elle se souvenait vivement de sa première soirée à Poudlard et de l'aide que l'adulte lui avait apportée — mais plutôt parce qu'accepter une main tendue était autre chose que de la contempler. « Merci, c'est gentil. Mais ça va, vous non plus, faut pas vous inquiéter pour moi. Je suis sûre qu'avec l'onguent de l'infirmière, ça aura disparu en un rien de temps », fit-elle en glissant ses prunelles jusqu'à son bras bandé. Pour le reste, tout lui dire et s'épancher, ce n'était pas vraiment possible, il y avait trop de choses à dire et en même temps rien de très important. « J'ai quelque chose sur le visage ? » demanda-t-elle en croisant ce regard bleuté posé sur elle, ses doigts effleurant sa joue pour en en essuyer une tâche invisible et repousser ce silence qui laissait trop d'espace à ses pensées fatiguées.