C’était la première année que Silas s’inscrivait au club de duel. D’ordinaire, il trouvait ça prétentieux et inutile ; plutôt réservé aux crâneurs qui voulaient faire des démonstrations de force. Mais après avoir passé un an sans pouvoir pratiquer le moindre sort, Jørgensen avait bien besoin de dégourdir sa baguette – et ce club était définitivement plus indiqué que de réclamer des heures supplémentaires à Aylmer. Non pas qu’il n’aime pas les sortilèges ou qu’il se soucie de ce qu’on pense de lui si on le voyait passer du temps non nécessaire en compagnie du professeur, mais, tout simplement, il n’appréciait pas spécialement Aylmer et n’avait vraiment aucune envie de prolonger le temps d’un cours s’il pouvait pratiquer ailleurs. Pour cette raison, le jeune homme avait investi la salle de duel en compagnie de Bane. Elle était déserte – ce qui n’avait rien d’étonnant si on considérait l’heure, qui sonnerait bientôt la fin de la plupart des cours de l’école. Les autres élèves devaient déjà s’être précipités dans leurs salles communes, le parc ou les premières alcôves venues pour y retrouver potes et petits ou petites amies. S’il ne manquait pas d’envie de retrouver Dash, le Serdaigle tenait tout de même suffisamment à son éducation et à ses qualités de duelliste pour prendre de son temps libre afin de pratiquer en toute tranquillité. Ainsi, il s’acharna une bonne trentaine de minutes contre plusieurs mannequins, sans rechigner à la tâche et sans relâcher son attention, malgré la douleur qui le tenaillait depuis le matin et remontait comme un serpent venimeux le long de sa jambe droite. Jusqu’à ce qu’il décide qu’il était trop fatigué pour continuer, Bane se contenta de le contempler de ses grands yeux vides en s’asseyant à bonne distance.

Enfin, lorsque sa concentration commença à flancher, Silas soupira et, d’un mouvement souple du poignet, appela son ronronroulant. Ce dernier reprit aussitôt sa forme de chaise et se glissa dans son dos pour lui permettre de s’y asseoir tout son soûl, avant de prendre la direction de la sortie. Pensif, l’adolescent fit tournoyer sa baguette entre ses doigts – une manie qu’il traînait depuis sa première année –, sans vraiment faire attention à ce qu’il se passait autour de lui. Il était vaguement conscient que deux silhouettes avançaient devant lui, mais il était trop occupé à réfléchir au prochain mot stupide qu’il écrirait à Dash pour prendre conscience que quelque chose clochait. C’est seulement lorsqu’il fut suffisamment proche pour saisir le ton de la discussion qu’il fronça les sourcils en relevant le nez vers les élèves au-devant, qui se trouvaient assez loin dans le couloir. La surprise, puis l’agacement se succédèrent sur son visage lorsqu’il reconnut Ashton, qu’il n’avait vraiment aucune envie de croiser – d’autant qu’il avait vécu chacune de leurs précédentes rencontres comme une humiliation personnelle. L’autre élève était un septième année dont il ne se rappelait plus le nom, mais dont l’attitude le crispa immédiatement. Rattrapant le préfet, il s’empara de son bras pour le forcer à ralentir – ce qui aurait pu être un geste amical, mais qui, au regard de la réaction épidermique du sixième année, ne l’était clairement pas. Quoi, Chipperfield allait se faire casser la gueule sous ses yeux ? L’idée le séduisit l’espace de quelques secondes, mais la suite des événements lui coupa toute envie de ricaner à mesure que les pattes griffues de Bane le rapprochaient de l’étrange spectacle qui se jouait devant lui. Il était à portée de voix, à présent, et constatait que ce n’était pas un conflit mutuel mais de l’intimidation pure et dure. Le Gryffondor de septième année avait posé un bras contre le mur où se tenait Ashton, acculé, lâchant qu’il avait grandi sur un ton de prédateur en reluquant éhontément le préfet de bas en haut.

Un dégoût immédiat envahit la bouche de Silas, dont la langue baignait à présent dans une bile nauséabonde qui fit manquer un battement à son cœur. Sa baguette cessa de tournoyer entre ses doigts, figée entre ses phalanges blanchies par la soudaine tension qui avait gagné tout son corps.

Mais il est taré, ce mec.

Il songea un instant à lancer un sort, mais sa concentration était si étiolée qu’il avait peur de le rater ou de faire un dommage collatéral – non pas qu’il en ait quelque chose à cirer, de la belle gueule d’Ashton, hein. En ce qui le concernait, il pouvait bien être couvert de pustules, ça l’arrangerait même bien. Mais, au fond, il n’avait pas envie de profiter de la situation. En fait, il n’en avait vraiment aucune envie, malgré le ressentiment aigu qu’il nourrissait pour son aîné. Personne ne méritait ça.

Le problème, c’est qu’il ne savait pas quoi faire d’autre et la distance qui les séparait commençait à se réduire drastiquement. Le temps pressait.

En dépit du « Arrête… » extrêmement clair d’Ashton, le Gryffondor passa un doigt sur la joue de sa victime en lui posant une question tout aussi écœurante que son attitude. Il se passa un certain nombre de choses alors que les mâchoires de Silas se serraient comme celle d’un dogue allemand sur le point de mordre. Le préfet cria quelque chose qui lui fut inintelligible à cause du sang qui pulsait férocement dans ses oreilles, repoussa son harceleur et Bane parvint enfin à portée du duo. Profitant du recul soudain du septième année, Silas rangea sa baguette et donna un léger coup de talon à Bane. Le ronronroulant accéléra, suivant le chemin des pensées de son maître, puis tendit une patte griffue pile derrière les talons du septième année. Entraîné par le mouvement, le Gryffondor chuta lourdement sur le dos dans une exclamation étouffée.

Silas porta ses mains à sa bouche en écarquillant les yeux, se composant un masque très exagéré d’horreur.

— Oh mon pauvre chéri, je suis tellement désolé ! Je t’ai pris pour un troll, pendant un instant. Ça doit être dur à vivre, au quotidien, d’avoir des airs de famille comme ça avec une telle créature…, minauda-t-il en baissant ses mains pour les installer confortablement sur les accoudoirs du ronronroulant, découvrant un sourire plein de dents. Fais attention, la prochaine fois, lui conseilla-t-il avec un clin d’œil et un faux gloussement complice.

Pour faire bonne mesure, il laissa Bane lui marcher sur le mollet et fit un signe négligent à Ashton, comme s’il était venu le chercher.

— Tu viens, Ash ? On a un devoir de potion à terminer, lâcha-t-il avec une nonchalance feinte.

Il ne l’appelait jamais « Ash », pas plus qu’ils n’avaient de devoirs à faire ensemble – Merlin merci. Le cadet espérait que le message était suffisamment clair et qu’il n’aurait pas besoin de préciser « Allez, suis-moi maintenant, avant qu’il te coince à nouveau tout seul ». Déjà, l’idée de se retrouver seul avec lui lui faisait rouler des yeux, car il devrait s’appliquer à rester à distance et à ne pas croiser son regard pour éviter une énième situation humiliante, alors il n’avait pas intérêt à lui prendre la tête.

Sans véritable surprise, Chipperfield le détaillait avec des yeux hallucinés que Silas se garda bien de croiser. Mais heureusement, lorsqu’il lui tendit une perche pour s’éloigner de la scène, le préfet ne se fit pas prier pour la saisir et lui emboîta le pas dans un acquiescement un peu faiblard. Probablement était-il encore sous le choc de l’agression qu’il venait de vivre – couplée à l’intervention inattendue de son cadet, avec qui il n’entretenait pas vraiment ce qu’on pouvait appeler des rapports cordiaux. L’adolescent se sentait plutôt soulagé que son camarade ne cherche pas à le rattraper et encore moins à se rapprocher. Il avait cependant du mal à interpréter son silence ; qui dura jusqu’à ce que sa voix ne le perce, alors qu’ils s’étaient suffisamment éloignés dans les dédales de couloirs.

— Arrête-toi, on est plus dans son champ, signala Ashton. Pourquoi tu m’as aidé ? T’es pas obligé de te retourner, ajouta-t-il un peu précipitamment, ce qui fit tiquer Silas.

Ce dernier se retourna ostensiblement d’une simple caresse sur l’un des accoudoirs de son ronronroulant, les sourcils haussés, mais toujours à bonne distance et en se contentant soigneusement de fixer un point entre son épaule et son visage pour se garder de devenir aussi stupide qu’il en avait l’habitude quand son aîné était dans les parages.

— Ça va, arrête de te croire irrésistible, rétorqua-t-il avec une certaine sécheresse.

Parce qu’aucun des deux jeunes hommes n’avait besoin de nommer la raison pour laquelle Chipperfield avait ajouté cette précision étonnante. Silas savait qu’Ashton jouait de cette attirance irrépressible sur lui pour le ridiculiser, mais il n’était pas près d’admettre qu’il avait un quelconque pouvoir sur lui – peu importait combien le préfet était conscient de ce qu’il provoquait chez Jørgensen. Celui-ci détestait tout autant qu’il en joue parce qu’il se sentait stupide que parce qu’il prenait conscience qu’Ashton possédait cette information sur lui, alors qu’il n’avait pas encore trouvé le courage de faire son coming-out à Dash.

— Parce que je suis pas un connard qui laisse les autres se faire agresser sans rien dire ? répondit-il en levant les yeux au ciel, agacé par la question. Mais je sais même pas pourquoi je suis surpris que ça te paraisse bizarre, vu le niveau de tes potes.

Il n’y avait vraiment aucune malice – malgré son ton plus que désagréable – dans ses propos. Il l’avait aidé parce qu’il en avait besoin, point. Même s’il détestait quelqu’un, il ne lui souhaitait pas de souffrir. C’était impensable pour lui d’en arriver à des extrémités pareilles ; il refusait d’être cette personne. Évidemment, Silas ne se faisait pas prier pour répliquer lorsqu’on s’en prenait à lui, mais ça ne voulait pas dire qu’il voulait gratuitement faire du mal aux autres. Et il n’avait aucune envie de ressembler d’une manière ou d’une autre à ces teubés de Rowle et Appleton. Toutefois, Jørgensen abandonna son attitude frondeuse et sa méfiance en constatant à quel point le préfet paraissait affecté par ce qu’il s’était passé. Ses sourcils jusqu’ici froncés se lissèrent et ses yeux plissés s’agrandirent légèrement, tandis qu’Ash murmurait :

— Ça m’fatigue.

Il réprima un soupir avant de le remercier, contre toute attente :

— Merci en tout cas.

— Y a pas de quoi dire merci, c’était juste agir comme un mec décent, grogna Silas en détournant complètement les yeux de sa silhouette défaite pour évacuer sa gêne.

Un instant de silence fila, juste ce qu’il fallait pour que le plus jeune croise les bras en guise de bouclier et relève les yeux sur Chipperfield avec précaution, toujours en évitant son visage et les parties compromettantes de son corps – ce qui faisait beaucoup de centimètres carrés de peau. Il s’humecta les lèvres pour se redonner une contenance et reprendre un peu ses esprits, loin de cette attitude défensive qu’il ne pouvait pas s’empêcher d’arborer par réflexe en sa présence, à peu près certain qu’il perdrait ses moyens.

— Ça va aller ? l’interrogea-t-il d’une voix mesurée, marchant sur des charbons ardents à chaque fois que son regard était tenté de sonder son expression. C’était pas la première fois qu’il faisait ça, je me trompe ?

Il aurait bien aimé se tromper, mais en dépit de tous ses défauts, Silas n’était pas naïf. Il semblerait que Jørgensen n’était pas le pire des garçons à qui il faisait un drôle d’effet.

Silas se sentit un peu déstabilisé face au soin que mettait Chipperfield à détourner les yeux ; comme si, lui aussi, quelque part, n’avait aucune envie de provoquer cette électricité chez son cadet. Peut-être était-ce la situation qu’il jugeait inappropriée pour en profiter ; ou peut-être était-il tout simplement trop secoué par les événements pour supporter la morsure du regard perçant de Jørgensen. Pourtant, le préfet savait qu’il s’adoucissait bêtement en croisant le sien ; s’il n’en profitait pas, c’était qu’au fond, il avait sans doute envie que cet instant revête un rien de vérité, d’authenticité. Cette pensée troubla le Serdaigle et pourtant il n'aurait su dire pourquoi, car elle chatouilla quelque chose dans un recoin de son esprit ; quelque chose qui éclairerait la situation, mais qui lui échappait encore. C’était atrocement frustrant.

Mais Ashton ne le laissa pas gratter davantage cette ombre déclinante, car son attitude continua d’interroger l’adolescent. Il répondait de façon laconique, presque par bribes amères. Des soupirs et des dénégations lasses. Son expression se modifia toutefois ; Silas le vit du coin de l’œil, résistant à l’envie de croiser ces yeux qui s’étaient à présent posés sur son visage anguleux et fier – qui n’osait pourtant pas affronter ces prunelles qui le scrutaient, avant de lâcher une réplique sèche et toujours aussi laconique. OK, c’était sans doute pas le moment de se prendre la tête, mais sa question était conne, non ? Il en aurait fait de même pour n’importe qui.

L’aîné s’adossa au mur, apparemment pas décidé à fuir Silas ou cette conversation à laquelle il répondait cependant à peine. Sans pouvoir sans empêcher, ce dernier s’enquit s’il allait bien et si ces épisodes se produisaient souvent. À nouveau, les pupilles d’Ashton le détaillèrent – surprises, agacées, intriguées ? Il n’aurait su dire, car il se garda bien de les croiser. Toutefois, la pression sembla retomber, car le préfet détourna à nouveau les yeux, soupira et répondit :

— Ça a commencé l’année dernière.

Un sourcil se haussa sur le visage intentionnellement lissé du cadet, qui se gratta pensivement la joue d’un air étonné.

— Et c’est quoi le bail ? Il te fait chanter ? T’es préfet, tu pourrais lui faire la misère. Ou juste appeler tes potes, chuis sûr qu’ils lui referaient le portrait, nan ?

Franchement, Silas ne comprenait pas. Pourquoi se laissait-il intimider par une ordure pareille ? D’accord, le Gryffondor était plus âgé et plus grand, mais Ashton n’était pas tout à fait un minet non plus – et pas le dernier des abrutis, il savait utiliser sa baguette. Il avait les armes pour répliquer, pour menacer, pour faire reculer l’agresseur. Alors pourquoi ne les utilisait-il pas ? Oui, Silas était vraiment perplexe ; tant et si bien, à vrai dire, qu’il releva des yeux curieux sur Chipperfield. Sans réfléchir, par réflexe, mû par cette soif de savoir ce qu’il avait dans le crâne. Immédiatement, son estomac opéra un drôle de bond sportif, et il se sentit un peu béat alors que les traits de son visage s’adoucissaient, étirant ses commissures d’un sourire un peu ridicule.

La perplexité de Jørgensen avait cédé la place à un état presque hypnotique, qui rendit confuse la frontière entre le visage d’ange qui lui faisait face et le reste du monde. Il s’y perdit un instant avec une certaine complaisance, soudain gagné par l’envie irrépressible de se rapprocher – ou en tout cas de chercher un moyen de se rapprocher, de lui plaire suffisamment pour en avoir le droit. Comme en écho à ce désir brutal, les lèvres d’Ashton s’étirèrent en un simulacre de joie, tandis que son nez pointait vers le sol.

— Je pourrais, ouais. Mais ça ne changera rien, affirma-t-il d’une voix un peu étrange, qui fissura le charme attirant inexorablement les billes bleues de Silas.

Quoique son visage soit tourné vers ses chaussures, le cadet y discerna un air accablé, fataliste qui le fit papillonner des cils brièvement. Qu’est-ce qu’il racontait ?

— Ce n’est pas totalement sa faute, poursuivit-il en se mordant les lèvres, perdant de plus en plus son interlocuteur désormais interloqué. Regarde, toi non plus tu ne le contrôles pas, souligna-t-il tandis que ses traits et son ton s’affaissaient dans un geste d’évitement qui alluma une alarme dans la poitrine du Serdaigle.

Cette chose qui grattait dans un recoin obscur de son crâne confus à chaque fois qu’il se pâmait contre sa propre volonté devant Chipperfield était désormais bien alerte et redoublait de coups de pattes pour creuser plus loin l’idée qu’elle tentait de faire émerger. Les hormones, c’était une chose ; globalement, Silas savait qu’il était un peu plus obnubilé que deux ans auparavant par la plastique de ses petits camarades, mais il ne perdait autant ses moyens avec personne d’autre que le préfet. Pourtant, ce n’était pas les beaux gosses qui manquaient ; ce n’était pas davantage les sales cons à la gueule d’ange. Malgré tout, il ne s’était jamais comporté comme ça avec Appleton. Objectivement, ce dernier était plus à son goût qu’Ashton. Cette attirance était assez perturbante pour Silas, qui avait suffisamment de clairvoyance et d’autocritique pour percevoir le hic derrière cette brume de désir. Quant à savoir précisément de quoi il retournait…

Silas croisa les bras en prenant soin de ne pas recroiser son regard, dont la morsure lui était curieusement agréable. Ses prunelles se fixèrent sur un point au-dessus de son épaule et un semblant de lucidité vint chasser la douce chaleur qui avait pris son ventre d’assaut sans prévenir.

— Comment tu peux dire que c’est pas totalement sa faute ? s’écria-t-il, scandalisé, en haussant un sourcil aigu. Ce mec est une merde, t’as rien fait pour qu’il te harcèle, hein. Être beau c’est pas une pancarte « Open bar », au cas où c’était pas clair, lâcha-t-il, avant de reprendre avec un temps d’hésitation. Et qu’est-ce que je contrôle pas, exactement ?

Le point d’interrogation resta suspendu en l’air, frémissant de l’envie de savoir, de dissiper cette brume une bonne fois pour toutes.

Ce face-à-face avait quelque chose de dérangeant par son caractère détonant ; ils n’avaient rien à faire ensemble, c’était une certitude, et pourtant ils demeuraient côte à côte, à maintenir ce simulacre de conversation en dessinant des points d’interrogation brumeux entre eux. Outre l’irrépressible et incompréhensible attirance que Silas ressentait pour Chipperfield dès que leurs regards se rencontraient, sa curiosité naturelle et cette volonté farouche de toujours tendre la main – fut-ce à son pire ennemi – lorsque quelqu’un en avait besoin le poussaient à maintenir le lien plutôt qu’à le distendre, quand bien même ses exclamations scandalisées ne reçurent qu’un accueil tiède.

— Je sais mais… C’est plus compliqué que ça, insista Ashton.

Immédiatement, les lèvres de Jørgensen s’ouvrirent à nouveau pour protester, questionner, creuser ces affirmations vagues qui ne lui disaient rien qui vaille. Il voulait savoir, comprendre ; chasser ces hypothèses qui voletaient à lui en faire tourner la tête pour les remplacer par des réponses claires, compréhensibles ; qui donneraient du sens à son propre comportement autant qu’à celui de son interlocuteur. Alors, il lui posa frontalement la question : qu’est-ce qu’il ne contrôlait pas, exactement, selon ses dires ? D’abord, le silence les enveloppa, seulement ponctué d’une virgule sans joie sur le visage fermé du préfet. Puis la solution vint, inattendue ; mais évidente, aussi.

— Ton attrait pour moi lorsque tu me regardes. Et on sait tous les deux que tu ne m'aimes pas, lâcha Ashton sur le ton de l’évidence.

Le cadet accusa le coup en silence, se contentant de ciller sans démentir. Alors, il était bien conscient de ce qu’il se jouait sur le visage de Silas lorsque leurs prunelles se rencontraient. Il détestait que quelqu’un, quelqu’un qui fréquentait Rowle et Appleton a fortiori, détienne l’information de sa bisexualité. Au moins l’avait-il tue jusqu’ici – selon toute vraisemblance. Le mystère s’épaississait, mais encore une fois, Ashton semblait décidé à cesser de tourner autour du pot pour lui livrer les clés. S’arrachant au mur auquel il était jusqu’ici adossé, le préfet fourra ses mains dans ses poches pour se redresser, carrant sans l’air d’y penser ses épaules – comme pour se protéger d’un coup à venir.

— Ma mère est une demi-vélane. Et l’hérédité n'est pas réservée qu’aux filles.

De nouveau, bouche qui s’entrouvre, mais aucun son n’en sort. C’était donc ça ! La stupeur s’alluma dans les yeux perçants de Jørgensen, dont le faisceau s’arrêta un très bref instant sur son aîné avant de s’en éloigner avec plus de naturel. Bizarrement, cette révélation le soulagea. Pour une fois, ce n’était pas lui le problème ; ce n’était pas lui qui clochait. Cette attirance, il n’y pouvait tout simplement rien. Ni l’un ni l’autre, à vrai dire ; et cet aveu, au regard de l’expression d’Ashton, semblait à peu près aussi pénible qu’un coming-out aux yeux de Silas.

— Putain, gronda-t-il d’abord, la voix un peu rauque. Je savais pas… que c’était pas que les meufs, précisa-t-il d’un geste imprécis de sa main délicate. C’est naze, ajouta le plus jeune en haussant mollement les épaules, sans trop savoir quoi dire. Mais ça veut pas dire que c’est ta faute si ce trou de balle t’a agressé, fin… Moi je t’ai pas agressé, releva-t-il avec une moue contrite. Y a une différence entre ressentir et céder à ses pulsions, on est pas des putains d’animaux quoi.

Jørgensen aurait aimé apporter des mots de réconfort plus justes. Il ne s’était pas vraiment préparé à ça, fallait-il dire. Soudain, une lumière s’alluma dans son esprit, connectant les événements entre eux pour en arriver à une conclusion déplaisante ; ses sourcils se froncèrent et sa bouche se plissa d’un air peu amène.

— Mais attends… À la soirée et pendant le cours de potions commun… Tu l’as fait exprès alors ! s’écria-t-il d’une voix atone, partagé entre la colère, le dégoût et la peur. Tu savais l’effet que ça me faisait. Tu…

Il s’interrompit, alors que sa voix montait dans les aigus, que le rythme de ses mots trébuchait, avalait les syllabes ; il se mordit les lèvres pour retenir la hargne qui roulait sur sa langue et menaçait de déverser un ouragan sur Ashton. D’un seul coup, il prit conscience que le préfet pouvait le contraindre à faire son coming-out non par des mots, mais par des gestes ; qu’il avait ce pouvoir immense sur lui. Et ça le terrorisait. Ses pensées se tournèrent vers Dash et s’emballèrent comme des chevaux paniqués galopant en tous sens, l’écume aux lèvres.

— T’as joué avec moi, acheva-t-il, la chair parcourue d’un frémissement d’horreur, les yeux quelques secondes plus tôt emportés par une tempête de rage désormais noyés de crainte. Et moi, comme un pauvre connard, je t’aide avec…

Un rire perdit la fin de sa phrase, un rire désabusé et amer. Et il lui tapait la discute, comme si de rien n’était, en plus ! Un sale type restait un sale type, en fin de compte.

Les paroles de Silas avaient beau être parfaitement sensées, elles ne tirèrent qu’une forme d’amusement attristé à son camarade, dont les bras croisés et la tête penchée exprimaient l’impuissance.

— Peut-être, concéda-t-il. Il en reste que c’est à l’origine de son comportement.

Immédiatement, Jørgensen lui fit remarquer qu’ils n’étaient pas des putains d’animaux ; rien ne justifiait le comportement de ce connard. Très bien, peut-être qu’il expliquait la motivation de l’agression, mais jamais, aux yeux du cadet, cela ne justifierait d’agir de la sorte. C’était aussi inenvisageable qu’évident pour lui. Il comprenait mal comment Chipperfield pouvait éprouver ne serait-ce qu’un peu de culpabilité dans cette histoire alors qu’il n’avait rien fait d’autre qu’exister – mais certaines discussions avec sa sœur aînée lui rappelèrent rapidement combien il était facile de se sentir responsable lorsqu’on était victime d’une agression.

Sa réplique eut au moins le mérite de déclencher un froncement de sourcils presque surpris, déstabilisé par le bon sens de cette contradiction qu’il semblait s’évertuer à ignorer. Toutefois, la compassion céda bientôt la place à la révolte et au dégoût lorsque le jeune homme prit conscience qu’Ashton avait volontairement joué avec son attirance en guise de représailles. Cette révélation avait un goût de trahison qui laissa un dépôt amer et écœurant sur ses lèvres entrouvertes par le choc et la soudaine vulnérabilité qui le clouait sur place. Si une certaine confusion s’afficha d’abord sur les traits de la demi-vélane, la compréhension le heurta bientôt ; paupières closes et bras fermement enlacés autour de lui-même comme pour se protéger de cette hargne à laquelle il se heurtait brutalement.

— C’est vrai… T’as raison. Je l’ai fait exprès, reconnut Chipperfield en rouvrant les yeux, les reportant sur Silas. Tu m’avais tellement foutu en rogne. J’aurai pas dû, j’ai été un connard. J’suis désolé. Ton attirance pour moi est due à mon don, hein. Ça n’veut rien dire d’autre Silas. N’importe qui pourrait se faire prendre.

Jørgensen ne s’attendait pas vraiment à sentir son interlocuteur si fébrile, pas plus qu’à entendre la fêlure dans sa voix – et encore moins cette reconnaissance de son comportement, ces excuses qui avaient un goût de franchise détestable pour sa rage qui ne demandait qu’à se déchaîner. Sa tentative d’apaisement créa cependant l’effet inverse à celui recherché ; Silas se tendit davantage, mâchoires serrées d’être mis face au mur. Ne rien dire, ignorer cette phrase ; ou la démentir. Il n’était même pas sûr de pouvoir lui faire confiance ; pas après tout ça. D’un autre côté, il lui avait lui-même avoué un secret – il s’était excusé, avait reconnu ses torts. C’était quelque chose, non ?

Sans doute était-ce trop d’informations d’un seul coup à encaisser. Les cils noirs du cadet chassèrent un moment de doute, une crainte qu’il détestait sentir transpirer de chacun de ses pores. Ashton la voyait ; il le constatait dans le miroir de ses satanés beaux yeux. Finalement, il lâcha un lourd soupir qui suintait le dépit et la colère, desserrant un peu les dents pour accepter les excuses du bout de lèvres encore hésitantes :

— OK. Mais tu te rends compte que tu pourrais obliger quelqu’un à faire son coming-out en jouant comme ça avec les gens ? Parce que peut-être que toi tu t’en fous, mais c’est pas le cas de tout le monde.

Sa question tremblante le trahissait sans doute un peu trop, au fond, mais il ne pouvait pas se taire. Pas avant de lui avoir fait comprendre à quel point l’idée le terrorisait. Il n’était pas prêt – pas encore. Et il refusait qu’on lui arrache cette décision ; qu’on rende humiliant ce moment si important à ses yeux. Est-ce que c’était lâche ? Est-ce qu’il était stupide de craindre autant les réactions de son entourage, et plus encore de Dash ? Peut-être – sûrement, même. Mais les faits étaient là ; les émotions restaient tapies dans la pénombre de son palpitant douloureux.

La colère de Silas peinait à se dissiper malgré les excuses de Chipperfield – aussi sincères paraissaient-elles. Il refusait de lâcher le morceau, de laisser passer la terreur qui l’avait envahi à l’idée qu’on puisse l’exposer contre sa volonté ; il voulait que son aîné comprenne la gravité de ses actes, l’impudence de ce pouvoir qu’il utilisait à des fins puériles, alors que les conséquences pouvaient être gravissimes. Bien sûr qu’il était, quelque part, conscient qu’Ashton ne pouvait pas savoir à quel point il était fragile, combien de stries à peine cicatrisées marquaient la peau tendre de ses cuisses et de ses avant-bras ; mais était-ce une raison pour passer l’éponge si facilement ?

— J’en suis conscient. Crois-moi, j’évite d’en jouer normalement, affirma le préfet après un nouveau soupir. Tu crois que c’est facile de supporter les regards qu’on me porte ?

Les sourcils bruns de Jørgensen se froncèrent, peu amènes.

— C’est quoi, le rapport ? C’est difficile, alors t’utilises ce pouvoir pour faire chier les autres ? rétorqua-t-il, lèvres convulsées de rage et de dégoût. J’doute pas que c’est dur à vivre, hein, mais faut vraiment être un connard pour ignorer les conséquences d’un outing.

— Même si je suis ouvert comme gars, ça n'empêche pas de me mettre mal à l’aise. Alors j’forcerai jamais quelqu’un à faire son coming-out et si ça devait arriver j’ai de quoi faire taire tu crois pas ? Ça sera la faute de la demi-vélane. Tu as pas à t’inquiéter pour ça, assura-t-il.

À côté de la plaque. Encore. Les poings du cadet se serrèrent – de frustration et d’impuissance.

— Sauf que personne sait que t’es une demi-vélane. Donc ça change rien. T’es au courant que y a des gens qui peuvent se foutre en l’air après s’être fait outer ?

Vérité crachée sans fioritures ou précaution.

La tension inévitable que crachaient les lèvres de Silas, hérissé et anxieux, gagna immédiatement Chipperfield. Il l’accusa de ne pas l’écouter, mais Jørgensen était persuadé que c’était lui qui ne s’écoutait pas. Comment ça, il n’ignorait pas les conséquences d’un outing ? Parce que si c’était le cas, il en avait vraiment rien à foutre alors – et c’était loin d’adoucir le Serdaigle furieux. Le préfet ferma les yeux, se pinça le nez et répliqua avec une colère mal contenue :

— Tu crois vraiment que je suis con en fait ? Que tout ce que tu me sors, j’en ai pas conscience ?

— Bah faut croire hein, parce que si t’en as conscience, t’es effectivement un gros con.

— J’aurais beau te dire que je n’utilise pas mon don de cette manière, je resterai toujours un connard à tes yeux.

— Ouaip. Suffit de t’écouter, tu comprendras pourquoi, grinça le plus jeune en levant les yeux au ciel, exaspéré.

Est-ce que ce mec se posait vraiment en malheureux incompris ? Sérieusement ? Le peu d’empathie qu’il avait glané avec ses histoires venait d’être réduit en miettes par ses dernières paroles.

— Je t’ai dit ce que j’étais, à toi, Jørgensen. Sérieux, tu crois pas que je suis capable de le dire à d’autres si c’était nécessaire ?

— Faut croire que non, puisque personne est au courant.

— Je n’forcerai jamais quelqu’un. Que ce soit toi ou un autre.

— Bah j’espère bien, putain.

Les répliques fusaient, claquaient du tac au tac avec une fierté agressive qu’il ne pouvait pas s’empêcher d’arborer en bouclier indestructible – incapable de ne pas lâcher son fiel accumulé à chaque fois qu’il s’était servi de ses talents pour le ridiculiser, le faire se sentir minable et impuissant. Pour seule réponse à sa dernière assertion venimeuse, Ashton se détourna en soupirant, l’air las.

— Merci encore pour tout à l'heure. Et fais ce que tu veux de l’info. Crie-le sur les toits si ça te permet de te sentir mieux… je m’en fous.

Un grognement passa les lèvres pincées de Silas, dont les yeux étincelaient comme ceux d’un chat feulant prêt à bondir.

— Chais pas pour qui tu me prends, mais chuis pas une balance. Et de rien.

Les trois derniers mots peinèrent à passer le barrage qui faisait obstacle dans sa gorge, mais l’amertume qui teintait sa voix ne reflétait pas la sincérité de cette phrase. Il n’avait pas fait ça pour obtenir quoi que ce soit en échange ; et il l’aurait fait pour n’importe qui, même pour un abruti comme lui. Et il le referait, s’il le fallait.

— C’est pas moi qui te forcerai à te dévoiler, Silas.

Il se figea soudain dans son ronronroulant, mâchoires serrées et yeux légèrement écarquillés – pris en traître par une trouille indicible, primaire qui lui noua les tripes. Avec un dernier regard appuyé, Chipperfield tourna les talons sans rien ajouter, laissant Jørgensen seul avec ses doutes et ses peurs les plus intimes.