« Pour combien de temps ? » « Quelques jours tout au plus, ça s’est décidé à la dernière minute. » « Le fils de Jungkook Seo, tu dis ? » « Oui. J’ai rencontré sa femme l’été passée, c’est une bonne amie. » « Très bien. Fais-lui préparer une chambre et veille à ce qu’il ne me dérange pas. » Les voix de ses parents lui parvenaient étouffées, essoufflées d’avoir parcouru une telle distance entre la porte entrouverte de la pièce dans laquelle ils se trouvaient et celle de la chambre de Selene. Assise à même le sol, l’oreille tendue, elle était parvenue à occulter le bruit de la pluie qui tombait sur Londres depuis la veille au soir pour se concentrer sur le timbre paternel. Ces derniers jour, Père était trop occupé pour s’intéresser de trop près à l’absence de progrès de sa fille — ou peut-être avait-il perdu espoir de voir ses souhaits se réaliser d’ici la fin de l’été et préférait se détourner, lorgnant les quelques jours qui le séparaient du moment où cette honte cuisante disparaîtrait de sa vue en direction de Poudlard. La pression sur les frêles épaules de Selene ne s’était pas allégée pour autant. Pour chaque heure passée sans être convoquée dans son bureau — pièce austère qu’elle évitait soigneusement — un devoir s’ajoutait à la pile branlante qu’elle peinait à faire diminuer. Histoire, sortilèges, potions, les notions se mêlaient et se brouillaient dans ses pensées fatiguées d’étudier. Quelle bonne nouvelle que celle d’une distraction impromptue, de quoi lui changer les idées, lui faire oublier les tons tristement neutres de sa chambre, le temps gris qui essayait de dévorer la moindre source de lumière, repoussé loin des appartements par une multitude de lampes où vivotait une flamme magique, les carnets de cuirs qui n’éveillaient rien de plus que des souvenirs factices, son quotidien depuis qu’elle s’était réveillée vierge de toute mémoire, en somme.

Abandonnant le parquet sur lequel elle s’était assise et le mur contre lequel elle s’était adossée, Selene retrouva sa chaise de bureau, laissa reposer sa joue contre sa paume tandis que ses yeux clairs erraient sur la centième page du manuel de potions. La rentrée approchait et, avec elle, une multitude de questions sans réponses. Toutes ces notions qu’elle étudiait sans relâche ne lui étaient pas inconnues, elle en était persuadée, elle retenait bien trop vite les termes et les distinctions pour que ce soit le cas, même si elle devait tout de même réapprendre les savoirs les plus basiques. Malgré tout, comment était-elle censée naviguer le long de sa cinquième année avec autant de connaissances qu’une enfant ? Il lui semblait être aux pieds d’une montagne impossible à franchir et, pourtant, elle avait hâte. Elle se languissait de quitter cette maison étouffante et de découvrir un nouvel endroit, de parcourir un château immense dont elle avait longuement observé les photos dans un livre d’histoire, de respirer un air dénué des reproches paternels constants. Au moins tout autant qu’elle se demandait comment allait se passer la cohabitation avec Daisy, cette jolie princesse aux boucles blondes, amie qu’elle avait perdue, sans que son ancienne elle ne comprenne pourquoi. Et les autres ? Avait-elle seulement d’autres amis proches ? Le signataire de cette carte postale restait un mystère, alors comment faire si elle était incapable de le reconnaître ? Et tous ces autres pour qui la vie se poursuivait inlassablement… Selene appréhendait, un peu, pas assez pour éteindre la flamme de son excitation, trop cependant pour pouvoir l’ignorer.

« Selene, chérie ? » La jeune fille sursauta, tellement noyée dans ses pensées qu’elle n’en avait pas entendu le pas léger de sa mère s’approcher. « Ton père est parti et je dois me rendre à un rendez-vous. Jin, le fils d’une amie, va passer quelques jours avec nous, il a des choses à faire à Londres. C’est un élève de Poudlard, peut-être… » Peut-être que sa présence pourrait t’aider à retrouver la mémoire ? Selene feignit un sourire brave et laissa le silence estomper l’idée informulée, sans souligner que si un tête-à-tête avec Daisy — dont la présence dans ses carnets dépassait tout autre prénom — n’avait réveillé rien d’autre qu’un sentiment étranger, elle doutait qu’un simple visage un jour connu puisse en faire plus. « Peut-être que vous vous connaissez déjà. Dans tous les cas, soit gentille et accueille le s’il arrive avant mon retour. » « Bien sûr. » se contenta-t-elle de répondre alors que Margery Paulet était déjà ailleurs, prête à partir et à quitter cet appartement qu’elle n’aimait certainement pas beaucoup plus que sa fille. Un soupir plus tard et elle était seule.

Il s’écoula encore une heure avant que Selene ne doive quitter son lit dans lequel elle s’était installée, entourée de coussins blancs, un roman sur les genoux en guise de pause bien méritée dans ses études. Le son léger de la clochette à l’entrée signalait la présence d’un visiteur. Sûrement ce garçon. La lourde porte d’entrée pivota sous les doigts de Selene, dévoilant la silhouette détrempée d’un jeune garçon aux cheveux de jais et aux traits distingués. « Salut, Jin. » fit-elle avec un sourire accueillant, ignorant s’ils se connaissaient assez pour être familiers l’un de l’autre ou s’ils n’étaient que deux étrangers qui s’étaient croisés quelques fois dans les couloirs de leur école. « Entre, je crois que tu aurais bien besoin de te sécher. » Elle s’effaça de l’entrée pour lui céder la place alors que les gouttelettes de pluie abandonnait ses vêtements pour venir s’écraser contre le parquet, traçant son sillage alors que Selene l'invitait à la suivre. « Ta chambre est un peu plus loin. Ici c’est le salon, ici la salle à manger, là tu accèdes aux cuisines, mais je te ferai faire un vrai tour une fois que tu seras changé, si tu veux. Voilà. » La porte fermée dévoila bientôt une chambre lumineuse — qui devait l’être encore plus lorsque l’orage ne sévissait pas derrière les voilages blancs — avec une salle d’eau attenante. « Emma a préparé du linge, on ne savait pas si tes bagages allaient arriver avant toi. Est-ce que tu veux un thé ? Je peux préparer ça pendant que tu changes, si ça te dit. » proposa-t-elle avec un nouveau sourire. Elle serait une hôte parfaite et puis, de prime abord, elle était sincèrement ravie d’avoir un compagnon de son âge, même si ce dernier avait l'air de se trouver au bord d'un précipice dans lequel il hésitait à se jeter. Se fier à une première impression ne lui permettant pas de poser de telles questions, Selene allait garder ça pour elle, mais tout de même, quelque chose agitait ses traits.

@Jin Kyung Seo

Ses lèvres relevées d’un pli accueillant réceptionnèrent les remerciements à peine audibles de Jin. Ses yeux curieux volèrent quelques secondes de plus, à peine de quoi fouiller son visage à la recherche d’une réponse à ses interrogations muettes, trop peu pour faire preuve d’impolitesse. Puis, elle s’effaça, poussant la porte en silence dans son dos, offrant à son invité toute l’intimité qu’il pouvait désirer. Le parquet craqua tendrement sous son pas qui l’éloignait de cette chambre pour lui faire prendre la direction de la cuisine. Aucune certitude mais l’impression tenace qu’il ne souhaitait pas être ici, qu’il n’avait pas envie du thé qu’elle venait de lui proposer, qu’il luttait pour ne pas laisser des émotions — lesquelles ? — déborder. Selene se souvenait du joli visage, aussi figé que la plus belle des porcelaines, de Daisy, de ses lèvres charnues qui s’égayaient à peine pour converser poliment. Une parfaite statue d’albâtre sur laquelle rien ne semblait avoir d’emprise. S’il devait être de la même espèce, Jin ressemblait plus à une sculpture qui venait de choir de son piédestal et qui, éparpillé en mille et un morceaux, peinait à ne rien laisser échapper à travers les mille et une fissures. Devait-elle le laisser seul ? Pour qui se prenait-elle, à croire qu’elle pouvait recoller les morceaux d’un parfait inconnu ? Le bouillonnement mécontent de l’eau l’arracha de ses pensées. Elle écarta la théière du feu, plaça deux tasses et divers assortiments de feuilles aromatisées sur un plateau, suspendant ses gestes pour observer ce paisible tableau d’un œil perplexe. Dehors, la pluie continuait de tomber.

Délaissant ces bonnes manières qui ne lui faisaient pas envie — elle n’aimait pas les boissons chaudes et le thé ne faisait pas exception — et qu’elle ne désirait pas imposer à son invité, elle ravala la douce excitation qui l’avait saisie à l’idée de partager un moment avec l’un de ses camarades et s’installa à son bureau. Sa plume légère survola un bout de parchemin arraché à un brouillon traitant d’une potion quelconque et vint y tracer quelques lignes. En fait, je n’aime pas vraiment le thé. Je serais dans le salon, si tu as envie d’un peu de compagnie. Je laisserai la porte ouverte, comme ça tu sauras me trouver. Je pourrais te proposer autre chose à boire, ou à manger, une oreille attentive, ou rien de tout ça si tu n’en veux pas. Si tu préfères rester seul et tranquille, je comprends parfaitement. N’hésite pas à demander Emma, la gouvernante, si tu as besoin de quoi que ce soit. Elle signa d’un S majestueux et refit le chemin en sens inverse, jusqu’à la chambre où Jin se trouvait. Sous la porte toujours close, elle glissa son petit mot, espérant ne pas se tromper et qu’il ne prendrait pas sa réserve comme de l’impolitesse.

De retour dans le salon, Selene décida de parcourir le premier magazine qui lui tomba sous la main. Elle prendrait le temps de le lire, quand bien même la nouvelle star de l’équipe des Harpies Holyhead ne l’intéressait pas tellement, puis retournerait dans sa chambre vaquer à des occupations plus personnelles. Juste le temps de le laisser à Jin pour se décider et ne pas lui faire faux bond s’il décidait qu’il avait, en fin de compte, un peu envie de compagnie.

@Jin Kyung Seo

Le regard clair de Selene parcourait pour la onzième fois — c’était peut-être même la douzième — l’accroche de l’article sur lequel elle avait jeté un dévolu inattentif. Les Harpies de Holyhead ont perdu deux joueuses à mi-chemin dans le match de dimanche et ont concédé un peu plus de terrain dans la course aux éliminatoires des championnats européens. Ce n’était pas franchement intéressant et, de toute façon, ses pensées volaient bien loin des stades de Quidditch et des aléas qui marquaient les tournois en cours. Un doigt nerveux enroulait et déroulait une mèche blonde tandis que ses lèvres étaient mâchonnées au rythme de ses incertitudes. Laisser à Jin de l’espace pour respirer lui semblait la solution appropriée — il avait l’air de manquer d’air et de se retenir de ne pas étouffer — mais en était-elle bien sûre ? Et si on lui reprochait d’avoir laissé un invité livré à lui-même ? Bon, elle avait bien laissé un petit mot pour lui dire qu’il pouvait venir la trouver s’il en avait besoin, mais est-ce que ça suffisait ? En même temps, elle ne se voyait absolument pas retourner frapper à sa porte, surtout pas après lui avoir écrit qu’elle respecterait ses volontés. Selene voulait bien faire, vraiment, mais c’était la première fois de l’été qu’elle recevait quelqu’un et personne ne lui avait indiqué la marche à suivre. Elle en était réduite à faire des suppositions et à miser sur son instinct qui lui soufflait que le garçon était à bout de souffle et que la dernière chose dont il avait besoin, c’était d’une compagnie imposée.

Tellement préoccupée par la conversation qu’elle tenait en son for intérieur, Selene n’entendit ni une porte coulisser, ni le parquet grincer et ce n’est que lorsque Jin toussota pour manifester sa présence qu’elle en prit finalement conscience. Ses pieds glissés sur le canapé retrouvèrent le sol recouvert d’un doux tapis tandis que ses doigts refermaient le magazine dont elle n’avait rien retenu, son regard se portant tout entier sur le garçon. « Tes parents ne sont pas là ? » Selene secoua la tête avec un empressement singulier. « Non. Ils avaient des rendez-vous, ils devraient rentrer en début de soirée. » Elle retint d’ajouter que cela leur laissait plusieurs heures de tranquillité, car ça ne se faisait pas, de clamer ça haut et fort, d’autant plus qu’elle ne savait même pas d’où lui venait ce subit élan. Il est vrai que c’était la première fois qu’elle se retrouvait seule, parfaitement seule, avec un camarade de Poudlard, et cette nouveauté avait quelque chose de grisant. Au Chaudron Baveur, elle était en terrain inconnu et les clients éparpillés ici et là étaient autant de témoins qui ne faisaient rien pour ôter ce poids sur ses épaules ; face à Daisy, la présence paternelle à quelques mètres seulement avait contribué à alourdir l’atmosphère, telle un orage dont on devine les éclairs à l’horizon. En ce moment, il n’y avait ni Père, ni Mère, juste Emma qui vaquait à ses occupations. Jin n’était pas Daisy, il n’était peut-être personne — en tout cas, Selene n’avait nul souvenir d’avoir lu son prénom dans ses carnets — et ce visage si différent de celui de la jolie princesse à la robe rose avait quelque chose de rassurant.

« Merci pour ton accueil. Je… n’ai pas dû donner une bonne impression tout à l’heure. » Selene déposa le magazine sur la table basse et se leva, tirant sur ses manches pour masquer ses doigts et un peu de sa gaucherie au passage. Elle avait toujours du mal à trouver sa place dans l’espace des rencontres avec autrui, un peu gênée, un peu empotée. Au moins, ses larges pulls lui donnaient l’impression d’avoir une coquille au sein de laquelle elle était en sûreté. « Pas du tout, tu… tu donnais juste l’impression de quelqu’un qui avait besoin d’être un peu seul. » fit-elle prudemment, comme pour ne pas le brusquer avec des mots qui en diraient un peu trop. « C’est pas une mauvaise chose, t’en fais pas. Et si c’est vraiment le cas, je veux dire, si tu veux vraiment être tranquille, je le prendrais pas mal du tout. » réitéra-t-elle, de vive voix cette fois, un sourire plus franc que celui du garçon, plus chaleureux aussi, soulignant ses propos. « J’aime pas le thé, mais est-ce que tu en veux ? Ou autre chose ? » proposa-t-elle finalement pour mettre fin au petit silence qui s’était installé, ni l’un ni l’autre ne sachant trop comment se comporter, quelle limite fixer et laquelle outrepasser.

Il passa sa commande et elle s’empressa de disparaître dans la cuisine, juste pour lui laisser le temps de se décider à fuir si c’était ce qu’il préférait. Elle ne se vexerait pas s’il choisissait de s’enfermer dans sa chambre, tout au plus serait-elle un peu déçue de se retrouver encore seule, après ces longues semaines à errer en solitaire dans cet appartement étouffant. Le temps d’ajuster son plateau avec les boissons adéquates et elle revint dans le salon, déposant le tout sur la petite table basse, invitation silencieuse à s’installer plus confortablement. Jin était toujours là et l’impression qu’il avait explosé de l’intérieur se fit plus tenace. Selene aurait presque pu suivre du bout des doigts les centaines de fissures infimes qui lui gribouillaient le visage, longeaient sa gorge et disparaissaient sous ses vêtements. C’était la première fois qu’elle voyait quelqu’un dans cet état second, un mélange de trop plein d’émotions et de vide abyssal qui n’était pas sans lui rappeler comment elle se sentait, parfois, étendue sous ses draps, étreinte par la solitude et les questions tourbillonnantes. Était-ce parce qu’elle se retrouvait un peu en lui qu’elle se sentait à l’aise en sa présence ? Prenant conscience qu’elle le dévisageait depuis quelques secondes de trop pour que cela soit encore poli, elle baissa les yeux au moment où les siens se tournaient vers elle, ses joues se réchauffant à l’idée d’avoir été prise sur le fait. « En tout cas, ce ne sont pas mes affaires, mais si tu veux parler de… de quoi que ce soit, on peut. Mais on n’est pas obligés. » balbutia-t-elle, se reprenant à chaque fois qu’elle avait l’impression de trop en dire, incapable de savoir comment démêler l’instant présent pour qu’il soit un peu embarrassant. « Je suis désolée, je n’ai pas l’habitude d’accueillir des invités, je ne sais pas de quoi je suis censée parler et ce que je dois éviter. » soupira-t-elle finalement en se laissant retomber sur le divan, une petite moue tiraillée sur ses traits.

@Jin Kyung Seo

Les raisons de la présence de Jin chez les Paulet étaient bien floues aux yeux de la benjamine de la famille. Sa mère avait mentionné qu’il était là parce qu’il avait des choses à faire sur Londres dans les prochains jours — ce qui signifiait que les Seo ne vivaient pas dans la capitale — mais en l’observant se glisser dans le salon comme s’il n’était pas très certain de son choix, Selene se demandait bien ce qui pouvait motiver sa visite. Il y avait là quelque chose qu’elle ne faisait qu’effleurer sans vraiment le comprendre. En tout cas, la gêne palpable qui enveloppait le garçon n’était pas sans lui rappeler la sienne lorsqu’il s’agissait de trouver sa place dans un espace occupé par d’autres êtres humains. Un peu gauche, un peu confus, empêtré dans des pensées et des émotions qui les laissaient pieds et poings liés. Malgré le fossé qui les séparait pour l’instant, elle était contente de voir qu’il avait tranché en faveur d’un tête-à-tête. Pour la première fois depuis son amnésie, elle recevait quelqu’un chez elle, sans la présence de ses parents. Quelqu’un de son âge, qui fréquentait la même école et qui n’était pas Daisy. Selene évoqua bien hâtivement l’absence de figure parentale, dans un élan inconsidéré qui la surprit elle-même. « D’accord. J’irai les remercier à leur retour. » Pourvu que celui-ci prenne encore quelques heures. « Je suis sûre que ça leur fait plaisir. » En tout cas, elle était convaincue que c’était le cas en ce qui concernait sa mère. Pour son père, en revanche, rien n’était certain, mais elle se garda bien de le dire. Les reproches informulés et le mépris teinté de colère lui étaient réservés, il n’y avait rien de tel qu’elle souhaitait partager avec Jin. « Nos mères sont amies, si j’ai bien compris. » poursuivit-elle après une petite seconde d’hésitation. C’était peut-être un pas trop franc en direction du garçon. S’ils se connaissaient bel et bien de Poudlard, il pouvait se montrer surpris que Selene se montre aussi peu familière des liens entre leurs familles. Néanmoins, il n’y avait qu’un moyen de le savoir. De plus, s’il était présent pour encore quelques jours, comment ne pourrait-il pas finir par se rendre compte que quelque chose clochait avec sa mémoire ? Il y aurait des indices, des conversations manquées, des références incomprises… Autant que cela se produise tant qu’il n’était pas encore là.

Tels deux oiseaux qui ne savent pas trop comment battre des ailes, les deux adolescents hésitaient à sauter du nid pour se lancer dans une franche conversation, comme si les mots risquaient de les dévorer tout entiers. Une nouvelle fois, à l’oral cette fois, Selene essaya de le rassurer. Elle ne le prendrait pas mal, s’il désirait rester seul, elle ne se vexerait pas et ne lui en tiendrait nullement rigueur. Tout au plus serait-elle déçue, un petit peu, de ne pas avoir l’occasion de tirer profit de cette visite qui n’était pas tout à fait prévue. « Je… Je n’ai pas envie d’être seul. » Entre les mots et son langage corporel, il semblait y avoir une hésitation qui elle-même ne savait pas trop ce qu’elle faisait ici. Selene se sentait parfois perdue, en décalage avec les quelques personnes qu’elle croisait et qui savaient parfaitement où elles allaient. C’était étrange de se retrouver face à quelqu’un qui avait l’air encore plus désemparé. « Alors on sera deux. » Son sourire s’accentua tout en douceur avant qu’elle ne lui propose quelque chose à boire. « La même chose que toi. » Disparaissant dans la cuisine, Selene entrouvrit plusieurs placards avant de mettre la main sur un soda aux fruits rouges. Des bulles, du sucre, de la fraîcheur, ça lui allait parfaitement et elle espérait que ça irait tout autant au garçon qui attendait, dans le salon. Elle prit le temps de remplir deux grands verres avant de revenir dans la pièce d’à côté pour les déposer en face de Jin qui s’était, durant ce laps de temps, installé sur l’un des canapés.

Il n’avait pas vraiment l’air à l’aise, le dos un peu trop droit, les doigts un peu trop pâles, le regard un peu trop crispé, le sourire un peu trop figé. L’empathie de Selene lui brisait le cœur. Comment ignorer l’aura pleine de tristesse qui l’enveloppait, si fort qu’elle avait l’impression qu’il allait étouffer. Elle n’avait pas encore été confrontée une seule fois à ça. Père irradiait la force brutale qui est habituée à tout faire plier ; Mère se déclinait en couleurs plus tendres, pas forcément plus effacées, c’était plutôt qu’elle s’abstenait de briller trop fort aux côtés de son mari ; Emma était plus invisible, perdue dans tout ce qu’elle avait à faire ; mais une telle morosité, si profonde qu’elle avait l’impression qu’elle aurait pu s’y noyer… Non, c’était la première fois, dans cette vie-là en tout cas. Selene avait mal pour lui, elle aurait voulu poser la main sur la sienne et lui assurer que tout allait bien se passer. Au lieu de quoi elle hésita, balbutia quelques tentatives avortées, s’excusa pour son manque de savoir-faire. Piteux effort qu’elle fit disparaître d’une gorgée de soda. « J’aimerai juste… pouvoir oublier. » Les mots hérissèrent quelques poils blonds sur sa nuque avant de glisser dans son dos, déposant un courant d’air glacé là où ils s’effaçaient à peine. Les doigts qui ne tenaient pas son verre se serrèrent autour du tissu de son pull. Il ne disait pas cela pour la tester, elle en était certaine. Non, il venait simplement d’exprimer une sincère volonté, peut-être passagère, en tout cas présentement bien ancrée dans sa poitrine, suffisamment pour lui extorquer quelques mots qui réveillèrent chez Selene bien plus qu’il ne pouvait l’imaginer. Mille émotions se disputaient la première place en son for intérieur mais, à la fin, c’est le silence qui l’emporta. « A défaut de pouvoir, j’aimerai ne plus y penser. On peut simplement parler de choses et d’autres. » Ses yeux bleus quittèrent le vide dans lequel ils s’étaient abîmés pour retrouver les prunelles sombres de Jin. « L’invité est roi. » souligna-t-elle dans un sourire timide, sans trop savoir d’où elle sortait ça. S’il voulait se changer les idées et parler de choses et d’autres, c’était sûrement à Selene de faire la conversation, mais elle n’avait pas la moindre idée de par où commencer. Ne sachant pas ce qu’il souhaitait oublier, elle ne savait pas non plus quels sujets éviter. Tout ce qu’elle connaissait, c’était la manière dont elle avait passé son été, ce sentiment de devoir réapprendre à marcher qui la tenaillait depuis qu’elle s’était réveillée de l’hôpital. « C’est drôle que tu dises que tu aimerais tout oublier… » Son regard se porta machinalement derrière son épaule, comme pour être certaine que personne ne les épiait, à l’autre bout du salon. C’était idiot, bien évidemment, car ils n’étaient que tous les deux, mais un malaise ne la quittait jamais vraiment, à l’instar de ces deux yeux noirs qui portaient sur elle toute la désapprobation paternelle. « parce que moi je ne me souviens de rien qui date d’avant le début de l’été. » Son intention n’était absolument pas de le culpabiliser et de lui faire reconsidérer sa pensée — elle-même n’était pas certaine de tout à fait détester ce qui lui était arrivé, c’était comme un immense point d’interrogation dont elle n’avait pas encore fait le tour — mais plutôt pour lui changer les idées, comme il l’avait demandé. « Un accident. » ajouta-t-elle face à la lueur surprise qui étincelait déjà au fond de son regard, tandis que le sien papillonnait vers ses doigts qui pianotaient, embarrassés, sur son verre.

@Jin Kyung Seo

Plus Selene tentait de ramener un peu de lumière sur les traits ombragés de Jin, plus les ténèbres les dévoraient ; plus elle essayait de faire la conversation, plus le silence s'épaississait, allant jusqu'à lui emplir la bouche et menacer de l'étouffer ; plus elle cherchait comment ne pas provoquer la peine qui brûlait froidement au fond de ses yeux sombres, plus les fissures qui le cinglaient s'étiraient. En somme, chacune de ses tentatives semblaient empirer la solution. Il avait l'air à bout de forces, prêt à s'écrouler à tout instant. Selene ne se souvenait pas avoir jamais vu quelqu'un aussi mal en point. Même son reflet, dans le miroir, ne lui avait jamais retourné une silhouette aussi brisée. Plus que tout, elle avait envie de tendre la main pour envelopper la sienne, prendre un peu de son chagrin pour que ses épaules soient moins lourdes, faire quelque chose, n'importe quoi, pour qu'il se sente un peu mieux car son cœur ne supportait tout simplement pas la douleur qui se tordait sous ses yeux, mais elle craignait bien trop de se couper et de le blesser plus encore pas la même occasion. Alors elle se retint, recroquevillée en elle-même sur son bout de canapé, son pull trop grand pour ses bras fins lui conférant une protection qu'elle aurait cédée à Jin les yeux fermés si elle avait été convaincue qu'elle pourrait lui être aussi utile qu'à elle.

Impuissante, Selene n'était capable de rien, incapable même de détourner le regard par pudeur. Les questions lui lacéraient l'esprit à la recherche d'un bout de réponse, d'une hypothèse quelconque, sur ce qui avait bien pu lui arriver pour qu'il semble aussi dévasté, qu'il en soit au point de souhaiter tout oublier. Il manifesta le souhait de parler d'autre chose, de n'importe quoi d'autre, et tout ce qui tournoyait dans les pensées amères de la jeune fille, c'était cet été passé à tenter de se rappeler qui elle avait été. Le lien refusait de céder la place à quoi que ce soit d'autre et sans qu'elle n'y prête vraiment attention, les mots glissèrent hors de son contrôle et prirent du poids dans l'espace qui les entourait. Machinalement, elle jeta un regard par-dessus son épaule, comme pour vérifier que personne ne pouvait les écouter, mais il n'y avait qu'une table déserte et une grande baie vitrée constellée de gouttes de pluie qui donnait sur l'extérieur. Puis elle reprit, complétant la sentence sans réfléchir plus aux conséquences. Le mouvement soudain de Jin la fit se redresser à son tour, inquiète d'avoir dit un mot de travers. « Ha… C’était déplacé de ma part. » Selene secoua aussitôt la tête, ses mèches blondes balayant ses épaules, son regard ne quittant pas le garçon. « N-Non, c'était pas un reproche, juste… Le décalage était… » balbutia-t-elle, s'empêtrant dans des explications qu'elle ne comprenait pas vraiment, la main qu'elle avait tendue spontanément dans sa direction retombant sur ses genoux.

La boisson dans son verre tremblotant dangereusement, Selene opta pour la sécurité et le posa sur la table basse avant de se renfoncer dans le canapé, ses pieds glissant sous ses cuisses, son pull recouvrant presque son corps entier. « Je suis désolée, » fit-elle pour la deuxième fois en peu de temps. « je disais pas ça pour te faire culpabiliser. » Et s'il en parlait en plus à ses parents, elle était bonne pour des remontrances qui prendraient bien des formes. « T'as le droit de vouloir tout oublier. J'imagine que ça doit sembler… apaisant ? » Ses yeux baissés sur ses doigts observaient ses derniers jouer avec la couture de ses manches. « C'est juste qu'il a dû t'arriver quelque chose de terrible pour que tu en sois à ce point-là. » compléta-t-elle d'une petite voix, de celle qui n'ose pas tout à fait formuler tout haut ce que tout le monde pense tout bas.

Face à l'annonce de son amnésie, Jin se montra néanmoins un brin curieux. « Rien du tout ? » Étranger à ce qu'elle vivait depuis le début de l'été, il n'y avait rien de plus normal à cela : comment pouvait-on se figurer tout oublier ? Selene n'était pas certaine que quiconque pouvait en être capable, en dehors de ceux qui se réveillaient, comme elle, la mémoire effacée. « Rien du tout. » confirma-t-elle, le regard toujours baissé. « Enfin… Il y a certaines choses qui me semblent naturelles, comme des mots d'objets qui me viennent sans que je réfléchisse, ou la magie que je connais sans pouvoir expliquer comment. Mais sinon, je ne me souviens ni de Poudlard, ni de ce que j'aime faire, ni… de rien. » Pas la peine d'énumérer tout ce dont elle ne se souvenait pas, Jin avait probablement compris le principe. « Ça doit être… déroutant. » Elle hocha la tête pour confirmer que ça l'était. C'était plus que ça, même. Frustrant, diminuant, épuisant… « Tu voudrais tout oublier ? » osa-t-elle finalement demander, essayant de faire taire l'élan douloureux qui commençait à naître en bas de sa nuque.

@Jin Kyung Seo

« Tu n’as pas à t’excuser. » Un sourire habillé de chagrin louvoya sur le visage de Selene. Comment lui dire qu'elle le devait, parce que tout était de sa faute dans la dégringolade des espoirs familiaux, parce qu'elle était celle qui avait perdu la mémoire, commettant ainsi un terrible impair, parce qu'il n'y avait que ça qu'elle faisait de bien, s'excuser, en tout cas selon ces deux prunelles d'un noir glacé. Comment lui dire, alors qu'elle n'avait pas conscience de cette posture intériorisée. Dehors, la pluie tapotait en continu sur les carreaux translucides et Selene avait cette étrange impression qu'il ne pleuvait pas que là-bas, mais ici aussi, comme si un tout petit nuage invisible à l'oeil nu avait choisi de se percher au-dessus de leurs traits écorchés. En revanche, elle était incapable de dire s'il souhaitait arroser un peu d'espoir afin d'en faire pousser de jolies fleurs ou au contraire le noyer jusqu'à la dernière larme. La voix hésitante tant elle avait peur de voir les fissures du garçon le faire subitement voler en éclat, elle laissa sa constatation démunie faire naître un silence, ce genre de silence qui pesait une tonne mais dont on ne pouvait pas se débarrasser plus vite pour autant. Les émotions qui labouraient le visage de Jin n'en étaient que plus parlantes, ces quelques secondes où elles étaient les seules à s'exprimer, leur laissant un boulevard pour s'affirmer. Face à cette tempête étouffée, Selene se retrouvait prise au dépourvu, parce que c'était bien la première fois qu'elle se retrouvait avec son cœur aussi peiné pour quelqu'un d'autre. Elle ne parvenait même pas à imaginer quelle pouvait donc être cette chose terrible qui lui faisait dire que tout oublier serait pour le mieux ; était-ce vraiment tout, d'ailleurs, ou juste quelques petits bouts, de quoi vivre l'esprit plus léger, débarrassé de ce qui lui pesait tant ? À sa question, il releva la tête et échangea avec elle un long regard. « Honnêtement… Oui. C’est égoïste, hm ? » Selene secoua vivement le menton puis ses épaules s'affaissèrent sous le poids de cette interrogation. « Je sais pas… Même si ça l'est, est-ce que c'est très grave ? On a le droit de souhaiter des choses rien que pour nous. » Ses doigts noués jouaient fébrilement avec ses articulations. Elle-même soufflait parfois quelques vœux, la nuit quand elle n'arrivait pas à dormir et que personne ne pouvait ni l'entendre, ni la surprendre. Des fois elle murmurait avec ferveur pour retrouver toute sa mémoire et être libérée de ce regard noir ; d'autres fois elle perdait espoir que ça puisse arriver un jour et demandait juste à vivre en paix avec cet état. Elle espérait continuellement que Père n'apprendrait jamais l'existence de ses carnets, parce qu'ils comprendraient aussitôt que les minces progrès sur lesquels se basait son indulgence n'étaient que du vent. Tout ça, ce n'était rien que pour elle qu'elle le voulait, sans considération aucune pour les autres, alors elle aussi, elle était un peu égoïste dans le fond.

Sans prévenir, le cumulonimbus qui les surplombait depuis tout ce temps se glissa dans le regard de Jin, voilant ses prunelles noires d'éclairs lointains. « Je suis… » Les doigts de Selene s'immobilisèrent, comme si leur mouvement perpétuel était un risque qu'elle n'entende pas tout tant le souffle de Jin était bas. « qu’une erreur depuis le début. » Ses sourcils se haussèrent sous le coup de la surprise en même temps que son cœur se serra face à la peine qui suintait de chacun de ses mots. Son regard voilé s'embua, le nuage s'imposant jusque dans les moindres recoins, et avant même que Selene ne puisse le prédire, les premières gouttes d'une toute nouvelle averse s'écrasèrent sur les joues du garçon. Selene abandonna le canapé en même temps que Jin, une main vainement tendue en direction du dos qu'il avait tourné dans sa direction. Ses doigts retombèrent pitoyablement le long de son corps.  Personne ne lui avait parlé de ce qu'il convenait de faire dans ce genre de situation, aucun ordre n'avait été émis, aucune règle établie. La crainte de faire un faux pas était depuis longtemps lavée par l'orage qui les éclaboussait, mais savoir quoi faire restait hors de sa portée. Quand c'était elle qui se faisait submerger par les larmes, toujours quand elle était seule, toujours dans sa chambre, de quoi avait-elle envie, de quoi avait-elle besoin ? Guidée par cette idée maladroite, elle posa une main pleine de compassion sur son épaule dans une piètre tentative de lui faire sentir qu'il n'était pas tout seul et l'empêcher de se perdre trop profondément dans cette peine immense. « Je ne sais pas qui te fait ressentir ça, mais ce n'est pas quelqu'un qui mérite tes larmes. » Elle ne pouvait penser à autre chose qu'à ses parents, figures inconnues dont elle ne discernait que des silhouettes ombragées, car qui d'autre était capable de mettre un adolescent dans un tel état, allant jusqu'à lui faire croire qu'il était une erreur depuis toujours ? Dans sa jolie cage dorée, la poupée docile qu'elle était ne voyait personne d'autre. Ses parents aussi étaient les seuls segments qui encadraient le chemin qu'elle devait emprunter, l'un ne se privant jamais de lui rappeler quelle honte elle était. « Si tu ne veux pas en parler, on peut trouver un à faire qui nous occupe la tête. J'ai des boîtes de puzzle animés qui attendent d'être construits. Si tu veux te confier… » Elle se mordit la lèvre, incertaine de bien faire. C'était un peu comme si une aveugle essayait d'indiquer le chemin à un borgne : maladroit et basé sur une expérience toute relative. « Je suis là. » Ça suffirait peut-être. Après tout, combien de fois espérait-elle secrètement ne pas être seule lorsqu'elle s'effondrait sans personne pour la rattraper ?

@Jin Kyung Seo