Encore une fois, la matinée avait été rude pour le nouveau concierge. S’il commençait tout doucement à prendre ses marques dans l’école dans l’exercice de ses nouvelles fonctions et qu’il savait désormais qu’il pouvait compter sur Jaimie et Victoire en cas de problème (et en cas de papotage intensif concernant la dernière), il se sentait tout de même assez seul la plupart du temps. Ses lapins lui manquaient, bien sûr, et il avait hâte de les retrouver, mais il avait surtout l’impression de ne connaître personne et de patauger dans la semoule à chaque nouvelle interaction sociale. Cela lui prendrait assurément du temps avant de commencer à se sentir à l’aise, d’autant plus en sachant tous les souvenirs désagréables que les lieux renfermaient à chaque détour de couloir.

En parlant de couloir, Septimus gravissait justement l’escalier menant au deuxième étage avec son balai et sa pelle dans la ferme intention de rendre ce fichu endroit un peu plus respirable. C’était incroyable, toute la poussière que la pierre accumulait chaque jour ! Les élèves foulaient ce sol en éternuant quasiment à chaque passage dans le couloir du second. À présent qu’il n’avait plus de tâche urgente, il trouvait enfin le temps de s’occuper de cette fâcheuse histoire de poussière. Et, fallait-il dire, le nouvel employé s’était arrangé afin que cette fastidieuse entreprise coïncide avec une heure matinale ; pour un mois de juin écossais, il faisait sacrément chaud !

Il n’avait d’ailleurs pas choisi ce moment de la journée au hasard : il n’y avait pas un chat dans le château et le silence régnait en maître. C’était sans conteste son moment préféré de la journée.

Parvenant au deuxième étage, Septimus se dirigea directement vers les fenêtres pour les ouvrir une à une afin d’aérer le couloir pierreux. Un soupir de soulagement franchit ses lèvres, et il s’accorda un moment de pause pour croiser ses bras sur le rebord et inspirer à grandes goulées l’air froid du pays. Ça lui faisait un bien fou de pratiquer ses exercices de respiration, le visage offert au vent et les yeux clos, avec pour seule compagnie le bruissement des arbres du parc, le froissement des ailes des hiboux et la caresse du soleil levant sur sa peau pâle.

Il enfouit son long nez entre ses bras un instant, avant de poser l’une de ses pommettes anguleuses dans le creux d’un coude pour observer pensivement l’extérieur verdoyant appelant à l’oisiveté.

J’aimerais tellement me sentir chez moi. Ne plus avoir de doute, de tremblement ou d’hésitation. Aller de l’avant, oublier et pardonner. Me défaire du souvenir de la colère et de la haine.

Le concierge secoua la tête comme pour s’ébrouer.

— Allez, mon grand, s’invectiva-t-il en se redressant pour saisir balai et pelle.

Ce n’était pas tout de noyer sa solitude dans la mélancolie, mais il avait du pain sur la planche.

S’attelant à sa pénible tâche – qui ne manqua pas de réveiller son dos douloureux –, il balaya consciencieusement les dalles de pierre qui parsemaient le long couloir, concentré sur le sol. Ce n’était donc vraiment, vraiment pas intentionnellement qu’il se trouva opportunément au niveau de la fenêtre donnant précisément une vue imprenable sur le parcours de footing matinal du directeur de Poudlard.

Son ouïe fine capta une foulée désormais familière qui lui fit relever ses yeux froids. S’offrit à lui la vue d’un Fergal non seulement musclé et en mouvement, mais également torse nu – probablement en raison de la chaleur que le soleil diffusait déjà sur le parc exposé.

OK, là, il fait très, très chaud, gloussa intérieurement Septimus en s’appuyant rêveusement sur son balai pour profiter du spectacle jusqu’à ce que la silhouette de rêve disparaisse de sa vue.

— Alors, on rêvasse ?

La voix de Victoire le fit sursauter si fort qu’il dut étouffer un cri de surprise avec une main tremblante. Après avoir fait un bond de deux mètres pour s’écarter précipitamment du mur, il se tourna vers elle en la foudroyant du regard.

— Victoire ! glapit-il en rougissant furieusement, une main sur le cœur comme s’il avait frôlé la crise cardiaque. C’est pas du tout ce que tu crois ! se défendit-il piteusement en jetant un œil nerveux à la fenêtre.

Peut-être qu’il n’aurait pas dû dire ça. Croyait-elle-même seulement quelque chose ? Après tout, tout ce qu’elle avait vu, c’était un concierge appuyé sur son balai qui regardait par la fenêtre, non ?

À cet instant, il mourait d’envie de se voir à la troisième personne pour s’assurer qu’aucun indice ne le trahissait de façon trop flagrante.

Il espérait qu’elle n’avait pas vu Fergal faire son jogging à l’extérieur ; et qu’elle n’avait aucune capacité de legilimens. Autrement, il était cuit. Qu’est-ce qu’elle penserait de lui si elle le surprenait en train de se rincer l’œil alors qu’il était censé travailler ? Pire, qu’il reluquait pas moins que le directeur de l’école ?

Enfin, reluquer… C’est un bien grand mot, se justifia-t-il intérieurement – comme si la foudre divine s’abattrait sur lui à la moindre pensée un peu trop lubrique.

C’était simplement qu’il appréciait les belles choses, voilà tout. Et ç’aurait été encore mieux si le plaisir de ses yeux ne s’inscrivait pas en lettres capitales sur sa face pâle, mais ça, c’était un autre sujet.

En l’état, il n’avait plus qu’à prier afin qu’elle ne le trouve pas étrange ou suspect. Il n’avait vraiment aucune envie que sa toute nouvelle connaissance ne s’imagine qu’il était un pervers ou un détraqué sexuel qui guettait les gens depuis les couloirs. Pouvait-elle vraiment penser ça de lui ?

Il reporta un regard inquiet sur la Owlmaster, triturant nerveusement le manche de son balai.

La suspicion de Victoire devint manifeste à mesure que Septimus pataugeait dans ses propres dénégations spontanées. Les deux sourcils de la sorcière étaient levés avec autant d’étonnement que de curiosité.

— Ce que je crois ? Je suis censée croire quoi ? rebondit-elle avec une surprise justifiée.

En même temps, quel crétin de se confondre en vaines explications ! Un véritable stéréotype d’adolescent pris sur le fait, qui tente désespérément de faire croire à ses parents que l’odeur de cigarette a une explication parfaitement plausible. Encore que, présentement, il n’y avait nulle odeur de cigarette ; simplement sa honte, qui s’affichait en lettres capitales sur ses joues écarlates.

Il ne pouvait quand même pas avouer à la Owlmaster qu’il avait un très léger crush sur leur cher directeur.

— Mais rien, rien du tout ! s’empressa-t-il de nier, malgré l’agitation qui l’empêchait d’avoir l’air naturel.

— Qu’est-ce que tu me caches ? s’enquit Victoire, cette fois définitivement inquisitrice.

Le concierge s’apprêtait à nier une nouvelle fois – que pouvait-il faire d’autre ? –, lorsqu’il vit du coin de l’œil Fergal faire un nouveau tour sous la fenêtre. Il s’empressa de détourner les yeux, mais c’était trop tard : la jeune femme avait suivi du regard la silhouette d’Armitage, absorbé par son footing matinal et complètement ignorant du pseudo-drame qui se jouait quelques étages plus haut.

— Victoire…, commença-t-il après s’être raclé péniblement la gorge.

Incapable de poursuivre par peur de se trahir davantage, il reporta deux prunelles inquiètes sur le visage de sa collègue. Allait-elle comprendre ? Se moquer de lui ? Le trouver ridicule ? Déplacé ? Ne ferait-elle miraculeusement aucun lien entre le sportif et son embarras ?

Il se mordit les lèvres pour s’empêcher de la supplier de ne rien répéter à personne (et surtout pas au concerné). Il fallait vraiment qu’il se dégote un moyen efficace de se sortir cette attirance pathétique de la tête. Non seulement était-elle sans espoir de réciprocité, mais en plus le mettait-elle régulièrement dans de beaux draps. Mais de quelles options disposait-il ? Comment se débarrassait-on d’une réaction corporelle de cet acabit ? Ce n’était même pas comme s’il éprouvait des sentiments ou quoi que ce soit de ce genre – non, il s’agissait d’une bête question de bas instincts.

Il se sentait stupide de se mettre dans ce genre de situation, tout ça parce qu’il était incapable de mentir avec aplomb.

Lancer de dé:

Observant la jeune femme avec inquiétude, Septimus n’avait cependant absolument aucune idée du cheminement de ses pensées, qui se dirigeaient progressivement vers une idée un peu folle. Après s’être raclé la gorge et l’avoir timidement appelée par son prénom pour amorcer un début d’explication aussitôt avorté par sa propre lâcheté, la owlmaster battit des cils, puis jura.

— Oh putain ! répéta-t-elle à mesure que la compréhension éclairait son visage.

Mortifié, Septimus grimaça et se dandina en tentant de trouver un semblant de courage pour affronter la situation, mais tout ce dont il avait envie, c’était de fondre sur place comme une glace abandonnée trop longtemps au soleil et de se laisser piétiner par la vie – qui n’avait de toute façon aucune hésitation à le faire lorsqu’il n’était pas à l’état liquide. Cependant, il n’était pas prêt le moins du monde à la conclusion de Victoire, dont les yeux étaient si ronds que le concierge se demandait maintenant si elle n’avait pas un vague lien de parenté avec ses rapaces nocturnes :

— Tu te tapes Fergal ?! lâcha-t-elle.

La surprise fit flamber le visage déjà brûlant de l’aîné, qui se mit à tousser comme s’il s’étouffait avec l’air qu’il respirait. Tout ce qu’il put faire, pathétiquement, fut de tenter de respirer normalement.

Hein ?

Mais la suite était pire :

— Eh beh, pour un dossier, ça, c’est un dossier ! apprécia-t-elle avec un sifflement. D’un côté, je sais pas trop comment je dois prendre le fait que tu ne m’en aies pas parlé, mais de l’autre, bah, je peux comprendre que vous préfériez garder ça pour vous… Ça fait longtemps ? Après, honnêtement, si je doutais pas trop du fait que tu étais queer toi aussi, je suis un peu plus surprise pour Fergal. Mais bon, ça m’apprendra à avoir de vieux préjugés à la con… Enfin, je suis contente pour vous.

Sans lui laisser le temps de ne serait-ce qu’ouvrir la bouche, elle frappa dans ses mains avec enthousiasme et sourit :

— Après, tu me diras, vous faites peut-être que coucher ensemble, et ça n’a pas vocation à être plus que ça, mais… bon, au moins, vous devez bien vous amuser.

C’est bon. Laissez-moi mourir, maintenant, supplia-t-il intérieurement en couvrant son visage de ses mains tremblantes, mort de honte.

Il ne savait même pas quoi répondre à ça, pour être honnête. Par quel bout prendre son monologue ? Et surtout, comment lui dire qu’elle avait faux sur toute la ligne ? Enfin, sauf que… Mais dans quels draps s’était-il fourré, encore ?

Au fond, il se sentait presque un peu flatté qu’elle trouve ça plausible que Fergal s’intéresse à lui – même si franchement, elle devait bien être la seule à pouvoir le croire une seule seconde. Septimus mit un certain temps à abaisser ses mains, une fois la rougeur soutenue un peu moins virulente. Il eut toutefois toutes les peines du monde à affronter le regard de sa collègue.

— T-Tu te trompes, lança-t-il d’une petite voix. Il n’y a pas euh, de… Enfin… Bon sang ! s’agaça-t-il en tapant du pied comme un enfant empêtré dans les mots qu’il peinait à articuler.

Nerveusement, il regarda ailleurs en croisant les bras pour se redonner une contenance, puis marmonna (après s’être assuré qu’il n’y avait personne dans les couloirs) :

— C’est pas du tout ça, c’est juste que… que… Il me plaît, c’est tout. Et c’est pas réciproque.

Il n’arrivait pas à croire qu’il était parvenu à le dire à voix haute – et sans rougir davantage ! Pressées de passer à autre chose, ses prunelles froides revinrent enfin sur Victoire ; elles s’étrécirent soudain.

— Et comment ça « si je doutais pas trop du fait que tu étais queer » ? Qu’est-ce que tu veux dire par là, exactement ? Et… « moi aussi » ?

Ses doigts tapotèrent impatiemment sur ses bras croisés, les sourcils froncés. Ce n’était quand même pas écrit sur son front qu’il était bi ! Si ? Est-ce que tout le monde pouvait le voir aussi facilement ?

Devant son embarrassant aveu (et son attitude mortifiée), Victoire poussa un juron – ce qui, somme toute, était plutôt rassurant. Elle s’excusa aussitôt en se fendant d’un sourire tout aussi chagriné que son ton. Honnêtement, c’était presque amusant qu’elle ait pu croire une seule seconde que le concierge et le directeur vivaient une romance secrète. Enfin, l’avait-elle bien regardé ? L’avait-elle regardé, lui ? Septimus n’arrivait pas à sa cheville (et d’ailleurs, il lui arrivait même difficilement à l’épaule factuellement).

À son interrogation suspicieuse, elle invoqua une histoire de gaydar – moui, bon, pourquoi – avant d’écarter les bras en s’avouant elle-même queer. Le regard du sorcier se modula lentement, mais visiblement : Victoire était lesbienne ! Une forme de connivence instinctive s’installa alors dans ses yeux brillants, surtout à la pensée qu’elle ait dû errer si longtemps en ignorant son orientation sexuelle – qu’elle avait a priori dû dissimuler durant ses voyages. Un petit « Oh » qui voulait tout dire lui échappa.

— Vraiment désolée, insista la owlmaster. Je voulais pas que tu aies honte, ou même t’outer si c’est un truc que tu gardes pour toi. J’ai juste, euh… légèrement extrapolé en voyant ton regard de braise pour notre beau directeur ? grimaça-t-elle, avant d’éclater de rire – auquel se joignit Septimus après une grimace atrocement gênée à l’entente de ce qualificatif.

— Non, non, je ne suis pas… dans le placard. Mais je ne le crie pas non plus sur tous les toits. Je préfère que les élèves l’ignorent. Tu n’as rien fait de mal, la rassura-t-il, son attitude gagnée à nouveau par sa douceur naturelle. Mais s’il te plaît, ne redis plus jamais « ton regard de braise »…, lui demanda-t-il en fronçant le nez.

— Franchement, je t’envie pas du tout, reprit-elle une fois calmée. J’espère pour toi soit que ça va te passer, soit que ça va se concrétiser à un moment ou à un autre… On a le droit de rêver, non ?

Septimus étira une petite moue dubitative.

— Oui, on a le droit de rêver, j’imagine…, concéda-t-il.

Et ça resterait dans ses rêves, ça ne faisait pas un pli.

Le concierge tressauta légèrement, pris de court, lorsque la jeune femme tapota son épaule amicalement. Il n’était pas très habitué à ce qu’on le touche – et franchement pas à l’aise avec cette idée –, mais le contact de Victoire n’était pas trop dérangeant. C’était surtout qu’il ne s’y était pas attendu.

Imperceptiblement, l’attitude de Victoire changea avant qu’elle ne propose à son interlocuteur :

— Tu as quelque chose de prévu, ce soir ? J’ai l’impression que notre amitié a besoin d’une soirée « racontage de vie et confidences au coin du feu », qu’est-ce que tu en dis ?

Sa proposition tira immédiatement un sourire amusé à Septimus. C’était très victoirien, ça. Et il appréciait vraiment beaucoup son naturel et sa façon très (trop ?) franche d’aborder les sujets les plus épineux. Il n’avait pas besoin de se torturer pendant des heures pour comprendre ce qu’elle ressentait ou anticiper ce qu’elle voulait de lui ; non, elle était honnête et transparente, et c’était sincèrement reposant.

— Rien, répondit-il, avant d’ajouter : Enfin, maintenant, il paraît que j’ai rendez-vous avec mon amie Victoire.

Son sourire rencontra un miroir ; et il sut qu’il ne regretterait jamais d’avoir croisé la route de cette étonnante owlmaster au caractère flamboyant. Ça valait bien un petit épisode embarrassant, non ?