Il était tôt en ce dimanche de fin mai. Près de 8 heures, d’après l’horloge qui faisait face à son bureau. Il y était tranquillement assis, de petites lunettes de lecture rondes sur le nez alors qu’il compulsait quelques dossiers pour les ordonner selon un classement militaire de sa confection. Si au début, le « tic, tac » régulier de l’aiguille avait irrité Septimus, il lui paraissait à présent rassurant. Il s’habituait doucement à son nouvel environnement et le moindre élément régulier lui permettait de mieux s’y ancrer et de se le réapproprier. Probablement, d’ailleurs, referait-il bientôt la décoration de la pièce qui était complètement dépouillée, hormis les sculptures sur bois de lapins que le concierge avait rapportées et exposées soigneusement le long des étagères décoratives derrière lui. Il manquait encore un peu plus de lagomorphes à ce bureau pour qu’il s’y sentît tout à fait chez lui.

Cela faisait bientôt deux semaines qu’il était arrivé à Poudlard, et on pouvait dire qu’elles avaient été plutôt mouvementées. Les nouvelles rencontres qu’il avait faites l’avaient toutes secoué, en un sens. Peut-être avait-il oublié à quoi ressemblait la vie en société, ce qui expliquerait la sensibilité dont il pouvait faire preuve facilement ; ou peut-être ces rencontres étaient-elles en elles-mêmes véritablement marquantes pour n’importe qui. Il ne saurait trop dire. Enfin, qu’importe ! Il était là et a priori pour un bon bout de temps. Autant se jeter dans le bain et s’habituer à la faune locale rapidement ; il n’avait rien à regretter des décisions qu’il avait prises jusqu’ici.

Il avait bien eu l’occasion de se ridiculiser une ou deux fois depuis son arrivée (et même un peu plus que cela), mais il fallait accepter qu’il serait un canard boiteux jusqu’à ce qu’il fût mieux habitué à Poudlard et ses occupants. Car c’était là que résidait le cœur du problème, finalement : les autres êtres humains. C’était souvent là qu’il se trouvait, par ailleurs, quand on était autiste.

Malheureusement pour lui, exercer la fonction de concierge à Poudlard signifiait se charger de la surveillance du château et des retenues des élèves. Il n’avait donc pas d’autre choix que d’être régulièrement confronté à ses pairs, plus jeunes comme plus vieux. D’ailleurs, ce matin-là, il attendait un élève de première année pour le surveiller durant son heure de colle. Il s’agissait d’un certain Moritz Lazarus ; le directeur lui avait précisé qu'il s'agissait de son pupille, si sa mémoire était bonne. Il n’avait aucune idée du motif précis, mais on lui avait demandé de lui trouver de quoi s’occuper les mains durant sa retenue.

Le concierge appréhendait légèrement l’arrivée du gamin, lui qui détestait l’imprévisible. Il ne l’avait jamais rencontré et il ne se souvenait pas de l’avoir déjà vu dans les couloirs. D’un autre côté, il avait une terrible mémoire des visages. Quoi qu’il en fut, il préférait toujours la compagnie des jeunes à celle des adultes ; ils étaient moins attachés aux attentes sociales (et, disons-le, souvent plus drôles que leurs aînés).

Septimus poussa un soupir et s’éventa avec une main agacée. Ce qu’il faisait chaud ! Le concierge n’avait absolument pas hâte que le soleil parvînt à son zénith. D’ici quelques heures, il irait probablement se réfugier dans le coin le plus frais du château, étalé comme un lézard hyperthermique sur la pierre froide. En soi, il n’avait rien contre la chaleur, mais cette température-là était tout bonnement insupportable – à moins de piquer une tête et de barboter dans le lac toute la journée. C’était sans doute ce qu’il envisagerait de faire si le lac en question n’était pas envahi par les élèves dès le matin. Il n'avait aucune envie de se déshabiller publiquement.

D’ailleurs, en parlant de chaleur…

L’air innocent, le concierge se leva pour fermer la fenêtre de son bureau du sixième étage. L’occasion rêvée pour apercevoir un certain directeur faire son footing matinal. Il était toujours à l’heure, c’était assez fou. Tous les matins, invariablement, le concierge aérait son bureau, puis se permettait de suivre des yeux la silhouette musclée qui disparaissait à l’angle du château lorsqu’il venait refermer la fenêtre.

C’est mal, songea Septimus en grimaçant.

À contrecœur, il s’éloigna de la fenêtre et tomba nez-à-nez avec un jeune élève, s’il devait en juger par son apparence juvénile. Il avait des cheveux bouclés et la peau brune, se tenant dans l’encadrure de la porte de son bureau ; supposément dans l’attente que le sorcier se tournât pour lui faire face.

Sursautant violemment, l’adulte porta une main à son cœur mis à rude épreuve et ferma les yeux un court instant. Depuis combien de temps était-il là ?

— Tu m’as fait une peur bleue ! s’écria-t-il d’une voix un peu trop aiguë en rouvrant les yeux. J’imagine que tu es Moritz ? l’interrogea-t-il en haussant un sourcil inquisiteur.

Le gamin semblait encore somnolent ; il n’avait sans doute pas eu son quota de sommeil, avec une retenue si tôt un dimanche matin. Il répondit, l’air mal à l’aise :

— Euh désolé…

Un léger flottement laissa au concierge tout le loisir de prendre conscience que le jeune élève n’était ni ravi d’être là ni particulièrement bravache. La bêtise qu’il avait commise ne devait pas être bien méchante ; tout du moins, le naturel optimiste de Septimus en décida.

— Oui je suis Moritz Lazarus, je viens pour la retenue du professeur d’astronomie, reprit-il pour clarifier la situation. Il m’a dit que je devais vous aider ce matin, ajouta-t-il avec un certain regret dans la voix.

Oui, décidément, le gosse n’avait visiblement aucune envie de se trouver dans le bureau du concierge un dimanche matin. Rien d’étonnant à cela. Le maître des lieux n’en prit pas ombrage, pas plus qu’il ne s’en formalisa. À sa place, il ne serait probablement pas jouasse non plus.

Qu’à cela ne tienne, il rendrait ce moment au moins un peu utile !

— En effet, tu vas m’aider, lança-t-il joyeusement en se dirigeant vers un amoncellement de cartons débordants près des étagères envahies de sculptures lagomorphiques. J’ai pensé un moment à te faire nettoyer le bureau ou la salle des trophées, mais bon, quel intérêt, n’est-ce pas ? Tu vas plutôt me donner un coup de main pour trier ces vieux dossiers, expliqua-t-il en désignant la paperasse entassée dans les boîtes. Il s’agit des registres des punitions, mais tout est mélangé. On trouve aussi bien des fiches de 2025 dans des registres de 2016 que l’inverse, alors il faut ranger tout ça. Rien de bien compliqué, vraiment, assura l’aîné avec un sourire rassurant. Tu as des questions ?

Très sincèrement, Septimus n’avait aucun goût pour les punitions bêtes et méchantes. Il ne souhaitait pas accentuer la contrition de la retenue en inventant une tâche extrêmement dégradante ou pénible pour le plaisir de faire regretter son erreur au malheureux élève retenu contre sa volonté. Non, autant que cette heure serve au plus grand nombre. Si les dossiers étaient triés, le registre pourrait être mis à jour ; ce qui permettrait notamment au nouveau concierge de mettre en place une fiche plus détaillée des élèves punis pour prendre des notes sur la motivation derrière le comportement des adolescents. Ce serait bien plus constructif de documenter cela et de travailler main dans la main avec le psychologue de l’école – dont il avait récemment appris l’existence –, plutôt que de se contenter de rendre la vie dure aux étudiants.

Moritz ne semblait pas vouloir faire de difficultés. Il fut attentif à ses éclaircissements concernant la tâche dévolue durant toute la durée de sa retenue, sans faire mine de soupirer, de lever les yeux au ciel ou d’étirer une grimace d’ennui. Cela lui paraissait déjà être un bon point, puisqu’il ne connaissait absolument pas le préadolescent ; le concierge ignorait à quoi s’attendre au sujet de son comportement.

— C’est juste l’année qui compte ou il faut aussi trier par mois ? s’enquit l’élève avec un certain souci qui amusa Septimus.

— Les dossiers doivent être triés par ordre chronologique complet, exposa-t-il donc pour répondre à son interrogation. Il faut donc prendre en compte la date, le mois et l’année.

Ça n’avait sûrement rien de palpitant aux yeux de Moritz – et probablement était-ce même une corvée assommante à ses yeux –, mais le concierge n’était pas mécontent de faire un peu de tri. C’était une activité simple, satisfaisante et utile. Les gestes répétitifs lui permettaient de trouver un rythme agréable, et l’activité l’occupait suffisamment pour ne pas laisser son esprit dériver vers des eaux plus sombres ; comme les cauchemars qui ne cessaient de le tarauder depuis son arrivée. Il espérait sincèrement qu’ils le laisseraient prochainement en paix. Le sorcier était déjà suffisamment fatigué par toutes ces nouveautés qui l’assaillaient, en plus de l’inquiétude qui creusait des sillons anxieux sur son front lorsqu’il songeait à ses pauvres lapins livrés à eux-mêmes dans un refuge cédé de mauvaise grâce à une inconnue.

S’ébrouant pour chasser ces pensées négatives, il se rapprocha des cartons alourdis de dossiers, puis s’installa sur le sol en tailleur sans cérémonie et se mit à extirper les papelards méthodiquement. Il n’avait plus qu’à croiser les doigts pour que Moritz mette autant de bonne volonté que lui dans cet exercice administratif.

Quelques instants filèrent en silence, tandis qu’ils classaient attentivement ces amoncellements vertigineux de papiers. Les sourcils froncés et la langue entre les dents, Septimus était complètement absorbé par les chiffres qui dansaient devant ses yeux ; aussi releva-t-il le nez en sursautant lorsque la voix du jeune garçon s’éleva à nouveau :

— Vous venez d’arriver du coup ?

Oh, très bien. Il voulait faire causette. Ce n’était pas tout à fait son fort – ni un grand plaisir –, mais il devait admettre qu’il s’agissait plutôt d’une initiative positive. Moritz lui apparaissait comme un gosse avenant, peut-être un peu réservé, voire timide. En tout cas, il faisait preuve de bonne volonté et c’était là l’essentiel. Il devait donc l’encourager (ce qui signifiait éviter de balayer sa question en l’éludant, bien qu’il en ait très envie).

— En effet, confirma-t-il sans rentrer dans les détails. Je prends encore mes marques, mais j’apprends vite.

Bon, dis quelque chose. Relance-le, s’ordonna-t-il, tandis que sa pause s’étirait sans qu’il ne renchérisse. Sinon, il va penser que tu l’ignores.

— Et toi, tu es sous la tutelle du directeur, si je ne dis pas de bêtise ? l’interrogea-t-il donc en saisissant le premier sujet de conversation qui lui passait par la tête.

Il détesta la façon dont ses lèvres frémirent imperceptiblement à la seule mention évasive de Fergal. Septimus espérait que Moritz ne remarquerait pas son trouble.

En dehors de son année et de cette retenue donnée par le professeur d’astronomie, il n’avait que cette information sur le môme. Il aurait pu lui demander la raison pour laquelle il avait écopé de la punition, mais cela lui paraissait un peu trop frontal comme entrée en matière. Il ignorait après tout ce qui l’avait poussé à commettre une bêtise, et la dernière chose qu’il souhaitait était de se retrouver avec un gamin braqué dans son bureau pendant les prochaines heures.