Ce soir-là, Dmitri s’était endormi avec une facilité déconcertante. Il n’était pas particulièrement soumis aux insomnies mais était d’ordinaire d’une nature plutôt couche-tard. Il aimait la tranquillité du soir, à lire ou dessiner à côté d’une fenêtre d’où il pouvait contempler de temps à autre le ciel étoilé... cette fois-ci en revanche il avait rejoint son lit très rapidement, laissant son esprit gagner le monde des songes en ce qu’il semblait n’être que quelques minutes.

D’un saut de l’esprit, il avait quitté le dortoir des garçons de serdaigle pour rejoindre le manoir perdu sur une île des Hébrides. C’était aussi rapide que de demander à Frimord et au combien plus agréable que de transplaner avec l’elfe de maison ; en réalité, il n’avait pas l’impression d’avoir ainsi quitté quoique ce soit. Il était juste là, dans un couloir aux allures familières : rien d’extraordinaire ou d’étrange là-dedans. Combien de fois avait-il rodé dans ces corridors abondamment recouverts de tableaux ? Encore aujourd’hui, il était certain de ne pas avoir rencontré tous les occupants faits d’huiles de la grande bâtisse. Il y en avait tant et certains se plaisaient à accaparer toute l’attention, occultant leurs camarades plus taciturnes. Ça n’était pourtant pas faute pour le Tchèque d’avoir cherché à converser avec le plus grand nombre : seul enfant perdu en ces lieux, il fallait bien qu’il s’occupe d’une manière ou d’une autre après tout. Son aïeul l’y en avait d’ailleurs beaucoup encouragé.

Ce dernier était d’ailleurs là, le dos droit et le regard fermé, sa main posée sur le pommeau de sa cane-baguette. L’aiglon le regarda un instant sans dire un mot, l’esprit encore un peu embrumé, comme s’il venait de se réveiller. Le sentiment aurait pu lui être étrange mais son esprit semblait lui souffler des idées de normalité ; tout était coutumier, plutôt classique, banal même. Le vieil homme rompit sans plus attendre le silence, évoquant comme bien souvent les portraits et les enseignements qu’il lui prodiguait depuis deux ans. « Euh... oui bien sûr ! » Son ton gagna progressivement en assurance, allant même jusqu’à se permettre une pointe d’orgueil dans la voix. Il n’aimait pas qu’on le prenne pour un ignare ou que l’on sous-entende qu’il soit inconséquent, particulièrement lorsqu’il s’agissait de ce que lui apprenait son grand-oncle. Il était très appliqué lorsqu’il était question de peinture : cela avait été pour lui l’une des plus belles choses qu’on lui ait mise à disposition. C’était ce qui le distinguait de ses frères, ce qui le rendait unique dans cette trop grande famille, aussi s’y accrochait-il comme à la prunelle de ses yeux.

Dmitri laissa son regard vagabonder sur les quelques tableaux autour de lui, comme pour vérifier qu’il n’y ait aucun occupant qui ne doive entendre ce qu’ils avaient à se dire... mais si Alexander venait lui en parler ici, sans doute s’était-il déjà assuré que ça ne soit pas le cas. Même au manoir, il y avait des sujets que toutes les oreilles n’étaient pas dignes d’entendre : ce qui était enfermé dans la pharmacopée n’était pas connu de tous leurs ancêtres et il savait que cela ne devait pas changer. Ses iris passèrent sur un cadre occupé par une silhouette qui lui était suffisamment familière pour qu’il ne s’y attarde pas trop. C’était un homme plutôt jeune, calme et discret. « C’est au sujet du tableau de la cave ? » Il s’agissait de celui qui était au cœur des préoccupations actuelles et il était toujours bien décidé à se faire pardonner, dût-il s’enfermer des jours entiers pour peindre encore plus d’espions à la solde de son aïeul.

Dmitri était le seul enfant à vivre sur l’île des Hébrides, l’unique petit garnement qui bouillonnait d’une énergie débordante et parfois difficile à contenir. Il s’était construit en jouant avec ses frères et cousins, le plus souvent dans une ambiance fort conflictuelle mais d’une efficacité sans pareille pour calmer ses ardeurs ; et du jour au lendemain, il s’était retrouvé sans autre compagnie que des vestiges peints de sorciers et d’un aïeul vieillissant qui était son exact opposé. Il ne l’avait pas vraiment réalisé à l’époque, mais le choc avait été plutôt violent : subitement, il avait dû apprendre à composer avec une solitude dont il avait pourtant si souvent rêvé, à Prague. Être le seul enfant, ne plus vivre dans l’ombre de sa fratrie... c’était tout ce qu’il avait toujours voulu connaître. Par fierté, il s’était promis de ne jamais montrer l’ennui qui pouvait être le sien mais ça n’était pas simple dans un endroit pareil. Il n’avait même pas le droit de courir dans les couloirs, par crainte qu’il n’abîme les tableaux... tout n’avait toujours été que question de ça, en réalité. Des tableaux. Ils étaient l’une des rares distractions de cette île tout en représentant un obstacle majeur : le petit Tchèque ne pouvait rien faire sans qu’une peinture ne l’ait à l’œil. Finalement, ils étaient devenus comme un défi pour lui : arpenter chaque couloir, connaître chacun de ses occupants, les éviter au mieux quand il s’apprêtait à faire une bêtise et leur tirer les vers du nez quand il voulait en apprendre plus. Au fil du temps, il s’était suffisamment familiarisé avec le manoir pour avoir l’impression d’en connaître chaque recoin et pourtant à chaque fois, il semblait redécouvrir des détails, des petites choses qu’il n’avait pas vues auparavant quand ça n’était pas des corridors entiers comme le sous-sol qui lui était partiellement interdit. Ainsi lorsqu’il fut étreint par une étrange sensation qui mêlait la familiarité à quelque chose de plus inédit, il n’y prêta pas le moins du monde attention : il y était habitué, depuis le temps.

La présence d’Alexander contribuait grandement à chasser la moindre de ses hésitations : ça n’était pas le moment. Dmitri faisait de son mieux pour ne pas donner au vieil homme matière à regretter ses décisions vis-à-vis du garnement. Il ne voulait pas avoir à reprendre du veritaserum ou, pire, se voir renvoyé au rôle de dernier né ignorant. Il lui avait fait un tant soit peu confiance pour lui montrer la pharmacopée et les projets ancestraux des van Aken, perdre ce savoir était bien la dernière chose qu’il voulait. Il s’en était bien fallu de peu pour que sa curiosité passée ne réduise tout à néant, il ne comptait pas réitérer cette même erreur. Ainsi, il se montrait plutôt prudent dans ses paroles.

La question du maître des lieux laissa le garçon un instant pantois. Il se ratatina légèrement sur lui-même, l’air vaguement penaud. Il détestait ces moments où il ne parvenait pas à comprendre ce qui se cachait derrière les remarques du professeur de potions – et force était de reconnaître que ça arrivait assez souvent. D’un côté, il avait l’impression de l’irriter avec ses questions, comme si le sujet qui les réunissait ce jour crevait l’évidence... de l’autre, rien ne coulait jamais de source avec lui, du moins aux yeux de l’enfant. Sa question sonnait alors presque comme un défi ou une évaluation du jeune homme : plus importante que n’importe quel autre devoir, il semblait vouloir vérifier l’étendue de ses connaissances et surtout confirmé qu’il ne perdait pas de vue l’essentiel. « Bah je sais pas... ça pourrit être au sujet du rituel de la pharmacopée ? » s’hasarda-t-il finalement. C’était ainsi qu’il avait fini par nommer le rituel qu’il avait découvert dans sa contemplation du premier souvenir de la pharmacopée. Dans les confins du manoir, certains endroits avaient le don de susciter en lui une certaine crainte, mais pas celui-là : cette pièce, remplie d’une infinie de souvenirs récoltés au fil des générations, avait un quelque chose d’enchanteur. Le rituel, en lui-même, l’était en revanche beaucoup moins : il craignait d’un jour se retrouver dans la situation de le faire avec Alexander et d’échouer, comme cela avait été le cas pour la vieille dame du souvenir.

Les propos de son oncle commencèrent à insinuer le doute dans son esprit. Il n’était plus certain de savoir quel était le projet de son aïeul... quoiqu’il n’en fût jamais vraiment sûr. Se pouvait-il que le tableau qu’il avait libéré du tréfond du manoir ait connu un procédé similaire à celui du premier souvenir de la pharmacopée ? Le secret de l’immortalité était peut-être enfoui dans l’ancien prisonnier de l’île des Hébrides. À bien y réfléchir, ça faisait sens : il savait que le portrait en question était imprégné d’une magie si forte qu’il en était capable d’impacter son environnement. Son visage s’éclaira d’une lueur soudaine : il avait l’impression de recoller certains morceaux des inextricables mystères qui entouraient tout ce qui touchait aux affaires de sa famille. Il n’était pas assez habituel à ce sentiment pour ne pas s’en émerveiller. « Alors... vous pensez qu’on peut utiliser le portrait du sous-sol pour le rituel ? » Il marqua une hésitation, cherchant à mettre des mots sur un procédé qui n’avait jamais vraiment été clairement défini, faute d’être connu d’autres personnes que de ceux qui avaient pénétré la pharmacopée. « C’est pour ça que le tableau a ces pouvoirs ? Une partie de son âme a été dupliquée dedans ? » Il frissonna malgré lui. Cela expliquait peut-être pourquoi il l’avait gardé enfermé plutôt que de simplement le détruire : il devait être l’une des clefs de la réussite de l’ancestral projet de la famille.