D'accord, ça se voyait pas mais jusque là, je gérais à peu près. Même moi je m'en rendais pas compte, hein, j'avoue... mais maintenant que c'est plus le cas, la différence est évidente. Je suis littéralement au bout de ma vie. Les yeux rivés sur Blaze qui joue aussi à quelques mètres de là, j'essaye de relativiser comme je peux. Déjà, si tout le monde le fait, c'est que c'est pas si insurmontable que ça... et puis, mine de rien, je me dis que s'il devait m'arriver un truc, n'importe quoi, il me laisserait pas en galère comme ça. C'est stupide parce je sais que c'est faux mais, en même temps, je m'accroche désespérément à cette soirée maudite où il a dit qu'il prendrait soin de moi. Et ce soir plus que jamais, j'aimerais qu'il soit sincère. Et, irréalistement, qu'il vienne me tirer de là. Lui qui veut toujours jouer les héros, ramener la couverture à lui et avoir tous les honneurs, ce serait le moment ! Je donnerais n'importe quoi pour qu'il débarque en mode « mais quelle lavette » et qu'il s'en charge à ma place. Je crois que l'humiliation serait un milliard de fois moins pire que ça. Mais ça n'arrivera pas... Tout ce que je peux avoir, pour de vrai, c'est le blabla de ma coéquipière. Elle fait ce qu'elle peut, je le reconnais, elle arrive même à déchiffrer mes explications incompréhensibles mais rien à faire, elle m'agace.

— Je sais ce que j’ai dit mais c’était avant qu’il y ait un truc qui ne te plaît pas dans une boîte. Je ne vais pas faire primer des sucreries sur ton état, enfin.
— Mais... mais ça devait être...

Pour Charles. Mais c'est tellement ridicule que je m'arrête avant même d'avoir terminé. Je sais qu'on pourra lui ramener des bonbons même sans faire ça. Que je peux rester loin de cette boîte, loin de ce stand, loin de cette fille... que ça changera rien au fait qu'il pourrait se réveiller à côté d'une boîte pleine de trucs à manger... mais je crois que j'aimerais bien me dire que j'ai fait ça pour lui. C'est débile,  vraiment débile, mais ça me semblerait presque normal. Me dépasser pour de vrai – et plus que ça, je suis à deux doigts de rendre l'âme, je suis sûr – pour le remercier de tout ce qu'il a pu faire pour moi en un an. Si on lui demande, il dira sûrement qu'il a rien fait mais perso, je suis pas d'accord. La liste est juste interminable. Mais bon, tout ça, ça n'a pas beaucoup de sens. Et même elle, elle doit s'en rendre compte.

— De toute façon, je trouve pas ma fichue pièce, donc si on perd, ça sera à cause de moi.

Et à peine elle a dit ça qu'elle ressort la main avec la pièce dedans. Ça fait quatre. Plus que deux... plus que deux... Jamais ça m'a paru être un nombre aussi énorme que ça. On y arrivera jamais. J'y arriverai jamais. Les battements de mon cœur résonnent dans tout mon corps, j'ai le ventre si noué que j'ai l'impression que je ne pourrais plus jamais rien avaler. L'idée même de devoir remettre ma main dans la boîte me fait monter les larmes aux yeux.

— Ca ressemble à quoi ? Des limaces ?
— Plus des cafards, je couine dans un frisson d'horreur.

J'essaye de respirer le plus profondément que je peux mais c'est chaotique. Je commence à avoir la tête qui tourne un peu, les mains si moites que c'est à se demander si j'arriverais à attraper la pièce si jamais je la trouve... Pourtant, loin de me démonter, mon attention retrouvant mon préfet avec une facilité pathétique et une admiration maladroite, je recommence...

1 : Cette fois, c'est la bonne et après quelques secondes d'une fouille qui me file des haut-le-cœurs, je tire enfin la pièce manquante de la boîte ! Maintenant, je vais pouvoir reprendre mes esprits. C'est fini. On se détend...

Le reste : Qu'est-ce que vous voulez que j'arrive à trouver ce qu'il y a là-dedans alors que je ressors la main toutes les secondes et demi ?! C'est une catastrophe, ça va prendre une éternité et peut-être même pour rien. J'ai juste envie de me rouler en boule sous la table et de plus jamais penser à ce jeu !

Finalement, elle ne cherche plus à me décourager... et je crois que c'est tant mieux. J'ai assez de mal comme ça à pas le faire tout seul. J'essaye de me raccrocher à la possible récompense, à prier pour qu'on fasse pas tout ça pour rien... C'est même pas pour moi, je m'en contre-fous des bonbons, mais elle a touché un point sensible en émettant l'idée de les ramener au Poufsouffle. Même si ça me semblait stupide sur le coup, ou en tout cas que j'avais pas envie... peut-être que... Il les mérite. Et puis, ça lui remonterait peut-être le moral. Il a loupé la soirée avec sa copine mais... elle aura pensé à lui. C'est encore plus stupide que tout le reste. Mais si ça lui fait plaisir, j'imagine que je peux faire avec. Sûrement que ça le touchera plus d'apprendre que ça vient d'elle que de supposer que j'ai joué le jeu. On s'en fout, de ça. On s'en fout... pourtant, au fond de moi, un mal de plus me laisse entendre que c'est pas le cas, que je m'en fous pas... mais je l'écoute pas. On a mieux à faire pour l'instant, aussi difficile que ce soit. De son côté, Eléonore finit par mettre la main sur sa deuxième pièce et s'intéresse dans la foulée au contenu de la boîte. Elle sait que c'est vivant, que ça bouge, que c'est dégueulasse et que c'est la pire boîte des trois... mais ça reste vague, quand même. Alors j'explicite non sans avoir envie de vomir juste à mettre des mots sur la sensation que ça donne.

— Des cafards…

Je hoche la tête. Ouais, des putain de cafards ! Il faut être sacrément taré pour faire un jeu comme ça ! Il pourrait être dirlo de l'école le gars qui a organisé ça ! Si ça se trouve, c'est Armitage lui-même qui en est l'auteur... J'ai pas envie d'y croire, parce qu'il est censé être hyper bienveillant, il en a toujours eu l'air en tout cas – avant de débiter les décès comme s'il avait filé le menu du banquet – mais ça serait pas totalement impossible non plus... Elle galère un peu à foutre la main dedans, elle hésite, elle ressort. Ça me rassure. On est dans le même bateau, meuf. Alors ok, je suis sûrement mille fois plus au bout de ma vie qu'elle mais bon, l'idée reste la même...

— C’est dégueulasse.
— On s'y f-fait, je bredouille dans une tentative pitoyable d'encouragement... pas tant pour elle, surtout pour moi.

Mais objectivement, ça marche pas super bien... Elle continue à fouiller sans ressortir sa main toutes les deux secondes. Je l'envie un peu. J'aimerais être capable de faire ça. J'essuie maladroitement mes doigts sur mon pantalon, plus pour avoir une excuse de rester loin des bestioles un petit peu... J'ai presque hâte qu'un autre groupe se mette à hurler à la victoire, là, qu'on puisse abandonner purement et simplement... Mais pour l'instant, rien du tout... Alors j'y retourne...

1 : J'ai tout donné dans ce concours et ça a fini par payer ! Ma main se resserre brusquement sur la pièce et l'arrache à la boîte. Le soulagement est tellement violent que je suis obligé de me retenir à la table pour éviter que mes jambes ne me lâchent totalement.

Le reste : C'est sans fin... J'aimerais dire que c'est pas grave, que c'est qu'une question de temps mais honnêtement, je perds complètement espoir.

Je crois que sur l'échelle des trucs affreux que j'ai vécu dans cette école, ça doit être tout en haut de ma liste... Parce que même quand Blaze s'est amusé avec moi – mon regard le retrouve machinalement, il est toujours là, tout n'est pas si pire – il y avait toujours au moins des instants agréables au milieu de l'Enfer... Là, c'est juste l'Enfer. Y'a rien à en tirer. Vraiment. Rien du tout. J'en suis réduit à essayer de la rassurer, elle, pour me rassurer, moi, en même temps. Et c'est même pas efficace ! J'essaye de virer les insectes comme je peux en secouant la main toutes les secondes pour éviter qu'ils me grimpent dessus mais ça m'aide pas à fouiller. Si ça se trouve, ils se sont mis en tas dessus, et comme j'arriverai jamais à enfoncer littéralement ma main dedans, je trouverai jamais la dernière pièce. Du coin de l'oeil, je la vois qui sourit, comme si ça lui faisait plaisir que je lui adresse la parole pour autre chose que des monosyllabes. Qu'elle s'excite pas, c'est surtout que j'en ai besoin autant qu'elle !

— C’est vrai ce mensonge ?
— Non, je ricane au comble du désespoir.

On s'y habitue pas. Ça donne toujours envie de pleurer, de vomir, de fuir, d'oublier jusqu'à l'existence de cette soirée. Mais je m'accroche. Je dois dire, même, que je m'étonne... Je me pensais pas capable de prendre à ce point sur moi, d'exploser mes limites autant que ça. C'est même plus qu'on me sort de ma zone de confort, là, c'est qu'on m'a carrément foutu sur un champ de mines, avec des angoisses tout partout et l'obligation de les gérer pour éviter de sombrer totalement. Et, pour l'instant, j'arrive presque à gérer. J'en mène pas large et je sais que la crise est proche mais pour l'instant, ça tient. Quand ce sera fini... ou ce soir, dans mon dortoir... ce sera une autre histoire. Et j'appréhende déjà.

— Tu connais Charles depuis quand toi ?

Je repose les yeux sur elle. J'en oublie ma boîte et ma main dedans. C'est seulement quand une bête me chatouille le poignet que je réagis enfin, dans un hurlement de fillette en détresse alors que je fais un bond en arrière. Mais quelle horreur, p'tain !

— Un peu après la rentrée, l'année dernière.

Les souvenirs de sa présence silencieuse les premières fois et de ses grands yeux clairs dans le miroir font retomber un peu la panique. J'aurais jamais imaginé qu'on se serait adressé la parole un jour. Et pourtant... je regrette rien. Bien au contraire. J'ai jamais eu autant l'impression d'être normal qu'en étant à ses côtés. Pas de silence pesant, pas de retenue malvenue ou de réaction bizarre... Il comprend, il accepte, il juge pas. Je me risque à revenir près de la table et, après une inspiration qui n'en finit plus, je remets la main dans le trou. Je frissonne, je couine un peu, mais je reste.

— Ma plume avait fui alors j'étais venu me laver les mains... et il a commencé à me parler, je sais pas trop pourquoi.

J'ai jamais su. Pourtant, ça m'empêche pas de sourire aussi discrètement que timidement. Peut-être que mes joues reprennent vaguement des couleurs au milieu de l'air de cadavre que je dois me taper.

— ...et je sais pas trop pourquoi on est restés en contact après...

Qui décide d'envoyer des mots à un gars rencontré dans les chiottes...? Cette histoire n'a aucun sens. Vraiment. Et je sais que c'est un peu ce qui la rendra toujours unique. Parce que je pense – j'espère – que je me ferai d'autres amis dans ma vie... mais ce sera sûrement en cours, au travail, durant une activité quelconque... pas au milieu des toilettes... et sans que je m'en rende compte, parler de lui, de nous, repenser à ces débuts pourris, à ces fois où on en a reparlés, après, cet été par exemple, dans des sms interminables et des appels qui duraient des heures, bah ça m'a calmé. Je suis pas bien, je gère toujours très mal la situation, mais je suis un peu plus maître de mes émotions. L'angoisse recule... je vire les insectes et tente de creuser un peu plus...

1 : Miracle ! La pièce est là, sous un tas de blattes ! Je ne me fais pas prier pour la sortir de là et sortir aussi par la même occasion ! Je sais pas si c'est la coïncidence ou pas... mais je trouve l'image assez jolie, en tout cas.

Le reste : Rien n'y fait, je trouve rien. Est-ce qu'en bougeant, ils la font bouger aussi ? C'est possible je suis sûr... et si c'est le cas, je m'en sortirai jamais !