Jambes dans le vide, mes mains posées sur la branche à laquelle je suis grimpée plus tôt, les yeux levés vers le ciel, le corps tendu d’un espoir qui s’amenuise avec le temps. Depuis combien de temps suis-je là ? Peut-être une heure, peut-être même deux. Ou, si ça se trouve, seulement quelques minutes. C’est dur à dire tant je suis perdue dans mes pensées depuis ce matin. Depuis plusieurs jours, en réalité. Les journées défilent et j’ai de moins en moins envie de voir du monde, je m’isole un peu plus, tranquillement mais sûrement. D’un côté, ça fait du bien, le rythme effervescent de Poudlard est épuisant, les derniers événements sont comme une couche supplémentaire sur ce bouillonnement constant, encore que c’est un peu différent, plus sombre, plus tendu. Il y a eu des blessés, des dégâts matériels, des représailles injustes et des interrogatoires qui ont rendu tout le monde fébrile. Me replier sur moi-même, c’est tout ce à quoi j’aspire. Encore plus depuis que Sidney m’a poliment fait comprendre de ne plus me mêler de ses affaires. En tout cas, c’est comme ça que je l’interprète. Je me suis montrée insistante, sûrement beaucoup trop, et j’ai le sentiment que le semblant d’amitié qui nous liait s’est étiolé pour laisser place à une distance muette.

Je renifle et je secoue la tête. Malgré tout ça, je n’ai aucune envie de rentrer à la maison. L’été approche et, avec lui, les traits familiers de ma mère ainsi que l’ombre inconnue de ce nom qui s’est glissé, à peine, dans les dernières lettres. Un personnage insignifiant, mais qui ne l’est pas tant que ça si elle a pris la peine de mentionner, ici et là, quelques moments passés ensemble. Est-ce que j’en fais trop ? Je me fais peut-être une montagne de pas grand-chose. N’empêche, déjà que d’ordinaire j’ai rarement envie de rentrer chez elle, mais c’est encore pire cette année. Je vais devoir subir ses questions, elle va vouloir que je lui raconte tout, dans les moindres détails, et qu’est-ce que je lui dirais, hein ? Que je suis toujours aussi peu douée avec une baguette magique, que les cours de soins et de botanique sont les meilleurs, que j’ai été la pire attrapeuse de toute l’histoire du Quidditch, que mon ami le plus proche ne me parle plus, qu’un garçon m’a brisé le bras et que depuis, excepté une fois liée à l’urgence, je ne suis pas parvenue à me retransformer ?

J’ai envie de pleurer. J’ai tout le temps envie de pleurer ces derniers temps. De pleurer ou de taper dans quelque chose. Ou les deux à la fois. Mes dessins se terminent de plus en plus par des pages déchirées de rage. Sûrement que j’accumule trop de frustration. Je dois réessayer. Une dernière fois, parce qu’il suffirait d’une fois, j’en suis persuadée, pour débloquer ce qui coince. J’ai été capable de devenir mon oiseau-totem dans la panique, pour déposer un mot à Sidney alors qu’il parlait de fuir, c’est que j’en suis encore capable. Il n’y a que mon aile qui a été brisée, par ce don… Alors pourquoi est-ce que rien ne change, malgré toute la concentration que je mets dans cet effort ? Je le sens, il n’y a même pas une plume qui est apparue. Je n’ai jamais éprouvé autant de difficultés, même lorsque je commençais à peine à me transformer, même les premières fois n’étaient pas si complexes.

J’en ai oublié la raison principale de mon attente ici. Caleb doit me rejoindre pour le petit pot qui n’attend que lui, au fond de mon sac. Alors quand sa voix résonne, je sursaute. Je baisse les yeux jusqu’à lui, je note son sourire sympathique et son attitude nonchalante. Je sais qu’il ne pense pas à mal, il ne sait même pas quelle corde sensible il touche, mais je ne peux me retenir. Ça me transperce comme une flèche, ça fait au moins aussi mal que quand le Serpentard a brisé mes os avec cet air satisfait. Je me rends compte avec une seconde de retard que les larmes débordent et les sanglots éclatent sans qu’il ne me soit possible de les retenir. « Je n-ne peux p-pas. » j’articule, entre deux éclats de tristesse. Merde, c’est pas du tout comme ça que j’ai envie qu’il me voit. C’est ridicule.

( Pando )

La goutte d’eau qui fait déborder le vase. Je suis le vase — un vase plein d’amertume, de frustration, de colère qui ne savent pas qui prendre pour cible, vers où se diriger, quel exutoire choisir et qui tourbillonnent au fond de ma poitrine depuis de longs jours — et Caleb, la goutte d’eau inconsciente de l’effet qu’elle s’apprête à produire, insouciante. Ce n’est pas une goutte mais une des dizaines qui dévalent mes joues, assorties de sanglots qui font trembler ma voix. Pitoyable. Ma vision rendue floue par les larmes discerne ses mouvements sans en comprendre le sens et je l’entends vaguement prononcer mon prénom sans parvenir à réagir. Je suis juste la proie de ces émotions qui menacent de me submerger depuis quelque temps déjà, ballotée entre les sentiments contraires et l’impression de n’être rien d’autre que pathétique, en cet instant.

Un peu — complètement, ouais — perdue, je note avec un temps de retard qu’il vient de grimper à l’arbre et qu’il s’approche de la branche sur laquelle je suis assise, jambe dans le vide, corps agité de pleurs stupides et incontrôlables. Poudlard m’a changée. Je me suis toujours considérée comme une fille plutôt forte, capable de s’habituer à tout, de faire de n’importe quelle situation une expérience — ma mère ne m’a pas non plus vraiment laissé le choix — et de me glisser parmi mes pairs comme si j’avais toujours fait partie d’eux. C’est tellement plus dur, ici. Les bases que je pensais solides à la rentrée se sont écroulées en même temps que cette tour et ma confiance en moi s’est littéralement brisée en même temps que mon aile. Je ne pensais pas que c’était si grave, j’ai pu devenir un oiseau le temps de délivrer un message urgent après tout. Mais il faut croire que ça venait puiser dans mes dernières forces. Comme une dernière chance de savourer cette sensation — alors que je n’en ai même pas profité — avant que ça ne ressemble plus qu’à un rêve inatteignable.

La seconde d’avant je le pensais en bas, la seconde suivante sa main, sur mon épaule, me fait tourner la tête dans sa direction. Désolé ? Pourquoi est-ce qu’il est désolé ? J’entrouvre les lèvres, prête à sangloter quelque chose qui devrait pouvoir ressembler à Ce n’est pas ta faute, t’as rien fait de mal mais je n’en ai pas le temps qu’il m’attire contre lui, sa main remplacée par son bras, poussant mes larmes à tremper sa chemise. Mon premier réflexe serait de me reculer, de lui dire que ça va, de sécher mes joues humides et de lui assurer qu’il n’a pas à s’en faire, mais je ne suis même pas capable de faire semblant et de donner le change. C’est dire. J’accepte sa présence et son réconfort de la façon dont il me l’offre jusqu’à ce que mes sanglots s’apaisent et que mes larmes aient puisé la moindre goutte d’eau à disposition. Ça fait du bien. Lui et sa présence, tout comme de ne plus retenir cette tristesse si lourde à porter.

« Je suis désolée… C’est moi qui suis désolée. » Seulement alors je me redresse, je passe machinalement mes mains sur mon visage, effaçant les dernières traces de l’orage qui vient de passer, reniflant pour pouvoir respirer normalement. Mon regard fuyant et boursouflé évite de croiser le sien. Je me sens suffisamment nulle pour ne pas deviner ce qu’il pense de moi. Je renifle, une nouvelle fois, et passe mes deux jambes du même côté de la branche, considérant le sol de mon perchoir. Ce ne serait pas trop haut pour sauter, plutôt que de m’embêter à redescendre branche par branche. « Je devais t’aider pour tes migraines, pas te donner un mal de tête supplémentaire. » je plaisante, dans un sourire sans joie qui n’attend pas mon regard sombre, toujours fiché dans le sol. « Comment ça va, d’ailleurs ? » je demande en tournant finalement un visage soucieux vers lui, tâchant de faire bonne figure. Difficile, après la scène à laquelle il vient d’assister.

( Pando )