Depuis son ascension expresse dans les grades – deux grades d’un coup d’un seul en plein milieu du mois, sans crier gare, du jamais vu, merci Alexander – Dmitri était plus seul que jamais. Ses anciens camarades de dortoir, au deuxième étage, le voyaient en traitre, mais puisqu’il avait toujours été suspecté de connivence avec ses pairs sang-purs, ça ne changeait en fin de compte pas grand-chose. Les autres le percevaient sûrement comme un pistonné, favorisé grâce à son nom de famille et aux liens unissant Sørensen et van Aken... ce qui n’était pas bien faux. À ce tableau déjà peu glorieux s’ajoutait celui des accusations sur son oncle et de la suspicion dans laquelle vivait l’aiglon. Un climat de culpabilité qu’il alimentait lui-même en son for intérieur, incapable de se départir d’un certain mal-être lié toutes ces histoires. Il était déjà coupable d’avoir libéré un tableau qui n’aurait jamais dû l’être, puis causé l’enfermement de deux autres, qu’il appréciait pourtant...

C’était un fait, il attirait des ennuis à tout le monde, ça n’était donc pas vraiment étonnant qu’un jour, il finisse par être attablé seul. Il mettait une certaine distance entre lui et les autres, ce que beaucoup lui rendaient bien, d’ailleurs. La plupart du temps, il se contentait donc de manger rapidement et de repartir aussi vite, de préférence sans avoir à apercevoir les aciers qui venaient manger après eux. Depuis que Michaela l’avait mis en garde contre ce qui se murmurait dans leur dortoir, sa paranoïa revenait à l’assaut. Non, il valait mieux pour lui de rester à l’écart. Il passait finalement plus de temps avec son grand-oncle, chaque soir ou pendant les cours de peintures, ou avec les tableaux qui venaient souvent lui parler, qu’avec des êtres de chairs et de sang. C’était d’autant plus pratique que ça limitait fortement les révélations désagréables qu’il était forcé de faire à son aïeul, lorsque le veritaserum faisait effet.

Le jeune tchèque s’était donc assis un peu en retrait à la table de sa maison. Tout le monde n’était pas encore arrivé, et il fallait reconnaître qu’avec le départ d’un certain nombre de serdaigle dans les rangs aciers, ça libérait un certain nombre de places. Il n’aimait pas cette situation... et il se sentait constamment observé, comme si on le jugeait du fait de sa solitude. Ses yeux ne se relevaient qu’assez rarement et pour faire bonne figure, il avait sorti un calepin sur lequel il dessinait distraitement le temps que le repas arrive, lorsqu’une silhouette vint obscurcir sa vision, s’asseyant en face de lui. Un instant, il fut tenté de ne pas lever la tête vers le nouvel arrivant, de l’ignorer comme il le faisait si bien ces temps-ci avec la plupart des gens. La beuglante qu’il avait eue quelques temps plus tôt lui rappelait d’assez amers souvenirs pour qu’il veuille éviter toute nouvelle confrontation qui le donnerait en spectacle, ce que soir avec un être humain ou un objet ensorcelé. Mais l’on ne se refaisait pas et la curiosité l’emporta, ses yeux venant caresser le visage d’une adolescente bien plus âgée que lui. Elle arborait une échappe verte et argent qui tranchait beaucoup trop avec celles de la tablée. Rien n’interdisait aux élèves de se mélanger par maison, lors de simples repas comme celui-ci, ça n’était que pour les grands banquets organisés comme la rentrée ou celui de fin, qu’ils devaient se retreindre à leurs propres tables. Néanmoins, il était assez rare que quelqu’un aille s’asseoir seul à une table qui n’était pas la sienne. « Euh... on se connait ? » demanda-t-il finalement, après avoir croisé son regard. Il ne lui avait pas rendu son sourire, plus sur la défensive qu’autre chose. La question était plus évidente dans un sens que dans l’autre : tout le monde connaissait plus ou moins Dmitri de nom, ses multiples punitions publiques et son nom de famille ayant eu raison de son anonymat. L’inverse n’était pas vrai : il ne la connaissait ni d’Eve ni d’Adam et elle n’était à sa connaissance pas une amie de son cousin qu’il aurait pu croiser.

La présence inexplicable de cette adolescente aurait pu être gênante, mais Dmitri avait connu des situations infiniment plus surprenantes que celle-là, aussi ne s’en formalisait-il pas trop. Toute son enfance, il avait appris à composer avec les imprévus et les étrangers venant lui parler, qui au cours d’une réception chez son grand-père, qui pour lui demander ce qu’il faisait là, tout seul à peindre. Cela étant, il ne trouvait pas pour autant la chose agréable ces temps-ci, ne serait-ce que parce qu’il imaginait mal que ce soit quelqu’un de bien intentionné. Après les reproches de Mansfield, les coups fourrés de Carter, les menaces à peine voilées de Zeynep et les mises en garde Michaela, il n’imaginait pas qu’on vienne lui demander autre chose que des comptes. Ou l’accuser d’être une balance. Un peu sur la défensive, quoiqu’il essayât de ne pas trop le montrer, il posa le crayon avec lequel il dessinait pour mieux se tourner vers la nouvelle venue. « Enchanté Gwendolyn. » fit-il sobrement. Les Tchéques avaient beau être très friands des diminutifs, ceux-ci restaient limités à un usage familial ou amical, ce qui n’était pas le cas de la serpentard... et pour le peu d’éducation très anglaise que l’aiglon avait, il possédait celle de garder une distance respectable et un peu guindée avec les gens qu’il ne connaissait pas suffisamment.

Les victuailles arrivant finalement sur la table, la plus âgée s’arma d’une carafe, lui en proposant un peu, tout en lui faisant habilement comprendre qu’elle n’était pas là par hasard et qu’elle savait pertinemment qui elle avait en face d’elle. Il se crispa un peu, sur la défensive. « Non merci, je n’aime pas le jus de citrouilles. » Ou plutôt, il n’aimait plus. Un semblant de mal de tête revenait à la simple évocation du souvenir de l’interrogatoire. Douleur purement psychosomatique qui faisait écho à des maux que son corps avait assimilé au liquide en question. Pourtant, ils n’étaient pas nouveaux et plus l’enfant y pensait, moins il parvenait à se persuader que ça n’avait aucun lien avec le veritaserum. Cela étant, jamais il n’avait eu à nouveau aussi mal que le jour où il avait rencontré la police magique, au pire avait-il eu de vagues réminiscences après avoir quitté le bureau de son aïeul.

Avisant le verre plein de son interlocutrice, Dmitri se servit donc d’un simple verre d’eau sans lui en proposer. « J’imagine que ce serait idiot de demander comment tu connais mon prénom... » Il suffisait d’être dans la grande salle lors de certains repas pour le savoir. À croire que c’était devenu une tradition directoriale que de le convoquer devant tout l’école. Le tchèque glissa son carnet à dessins dans le sac posé juste à côté de lui, et attrapa un plat de bœuf wellington, non loin de là. Il dédaignait totalement les entrées, des salades anglaises qu’il avait en aversion. « Que me vaux cette – il hésita quelques secondes – présence ? » Il n’avait pas la patiente pour attendre longtemps le dénouement de cette histoire. Il l’avait perdu voilà plusieurs semaines et n’escomptait plus faire le moindre effort pour donner le change.

Dmitri commença à découper méticuleusement sa viande sans regarder son interlocutrice. Dans l’hypothèse où sa conversation commençait à devenir inintéressante ou, pire, qu’elle s’immisçait trop dans des choses dont il ne pouvait librement parler, il préférait finir assez vite son repas pour avoir une excuse de s’éclipser poliment. « Pas spécialement, mais oui, si tu veux... » La peinture, les excuses à Hatwell, l’article dans le croâsseur qui invitait les élèves à le balancer dans le lac, histoire de se débarrasser de la taupe du vieux maître des potions... il commençait à accumuler les raisons pour qu’on le connaisse. Venir à Poudlard en portant le nom d’un professeur était déjà suffisamment marquant pour certains, ses frasques n’avaient fait qu’attirer un peu plus la lumière sur lui. Sans doute devait-il être aux yeux de beaucoup « le fauteur de trouble des van Aken » même ici, à Poudlard. Être le centre de l’attention ne l’avait jamais dérangé, bien au contraire : toute son enfance, il s’était senti invisibilisé par ses frères et cousins, petit dernier d’une grande famille qui n’avait pas le temps pour s’attarder sur les benjamins encore trop jeunes pour se montrer intéressant. Il avait dû apprendre à attirer l’attention d’une autre manière, par ses frasques, ses oppositions familiales... et lorsqu’il se sentait à l’écart, s’intéressait à des choses que l’on n’envisageait pas chez lui. En Écosse, sous la surveillance de son grand-oncle et libéré de la concurrence du reste de la famille, il avait sans doute plus d’attention, mais encore Alexander avait d’autres chats à fouetter que lui et il avait toujours cette impression d’être le paria que l’on avait éloigné pour s’éviter d’avoir à penser quoi faire de lui. Alors il continuait ses bêtises. Un peu par habitude, sans doute, et parce que c’était devenu une seconde nature, comme la violence qui était un moyen de communication fort aisé pour lui. Et aujourd’hui, il étouffait de ce qu’il avait attiré à lui : pas tant l’attention que la culpabilité, la peur aussi de décevoir et celle de causer une fois de plus des ennuis à son aïeul... cette inconnue, qui venait à lui, réveillait un peu toutes ces émotions, attisant le feu de la méfiance.

Il haussa nonchalamment des épaules lorsqu’elle souligna qu’il allait droit au but. À quoi d’autre s’attendait-il, au juste ? Une fille – arborant les couleurs d’une autre maison – qu’il ne connaissait pas venait manger avec lui, sachant pertinemment face à qui elle était et avec manifestement une idée derrière la tête... il n’allait pas prétendre qu’il ne voyait pas de manigances là-dessous. « Tiens donc, tu viens manger ? » Son ton se fit plus caustique, un peu mordant. « Quelle surprise. » L’expression neutre – mais toujours sur la défensive – qu’il affichait était aux antipodes de ses propos. Il lui avait semblé ne pas s’être montré caustique depuis des lustres, rangeant un peu son insolence au placard face à son grand-oncle. Mais l’occasion était rêvée pour renouer avec sa nature.

L’aiglon attendit quelques secondes, finissant sa mâcher sa bouchée de viande, avalant une lampée d’eau. Puis ses yeux azuréens se plongèrent dans ceux de la plus âgée. « Tu veux t’informer sur quoi ? » Si lui était direct, elle tournait autour du pot. C’en était un peu irritant. Il était peut-être jeune, mais pas né de la dernière pluie : il voyait bien quand on attendait quelque chose de lui, encore plus lorsque l’on y mettait les formes en espérant l’amadouer plus facilement. Et elle le faisait mal : elle ne parvenait qu’à le mettre sur la défensive et à l’irriter de devoir demander lui-même le dénouement.

La discussion était courtoise mais n’en devenait pas amicale pour autant. Dmitri ne voyait en elle ni une possible amie – trop âgée pour ça sans doute – ni une alliée quelconque. Elle n’était pas plus une complice. Il l’avait bien été avec d’autres élèves plus âgés, comme Blaze et leurs machinations sur fond de peinture, mais les évènements récents avaient mis un frein à toute forme de collaboration. Son grand-oncle, puis les conflits avec le préfet de serdaigle... leurs projets d’alors semblaient être de l’histoire ancienne et il n’avait plus qu’une envie, celle de faire fermer le clapet à son perfide aîné. Mais au fond, il était déçu et savait que ça ne durerait pas bien longtemps. Il n’était pas particulièrement rancunier et il avait bien aimé l’idée de comploter avec un plus âgé comme Mansfield. C’était assez valorisant de se savoir important dans les projets d’un grand.

Mais pour l’heure... eh bien, il était face à cette inconnue, bien loin de lui proposer des projets d’une envergure aussi excitante que son camarade bleu et bronze. Elle n’escomptait pas lui attirer des ennuis, des ennemis supplémentaires ou de nouvelles punitions publiques. « Que c’est aimable de ta part. » ponctua-t-il d’un ton badin, sans pour autant y voir la moindre raison de se détendre. Elle pouvait bien dire ce qu’elle voulait, lui ne se baserait que sur le résultat effectif. Cela étant, il doutait de risquer d’autres problèmes avec la direction, tant qu’il n’insultait pas Sørenren publiquement du moins. Alexander avait son mot à dire et, s’il ne l’avait avoué formellement, était sûrement derrière sa remontée fulgurante dans les grades. Ce n’était pas Appleton, on ne le menaçait pas d’une expulsion au moindre écart cette fois-ci.

Il la laissa expliquer ce qu’elle attendait précisément de lui, peinant à retenir un regard étonné. S’il avait dû deviner ce dont elle lui parler, il n’aurait peut-être pas parié sur l’organisation du dortoir des grades aciers. L’information aurait pu l’aider à se décontracter – et quelque part c’était un peu le cas – mais puisqu’il ne la connaissait pas, il ne pouvait pas exclure qu’elle soit une amie de rétrogradés, qu’elle s’intéresse à ce qu’il puisse dire simplement pour vérifier qu’il n’allait pas balancer des choses et d’autres sur eux. Après tout, Sørensen avait bien annoncé avoir eu vent d’informations provenant du dortoir des aciers – informations dont il savait être l’auteur – qui était-il pour leur reprocher de s’inquiéter de savoir ce que l’on pouvait bien dire sur eux ?

« Pourquoi tu veux savoir tout ça ? » demanda-t-il lorsqu’elle eut fini d’énumérer ses propositions. Il n’avait pas encore donné son assentiment. Ni même promis de parler sans poser un certain nombre de questions, lui aussi. Peut-être était-ce une forme de vengeance qu’il prenait sur ses rendez-vous quotidiens avec son grand-oncle, où il devait mesurer chacune de ses interrogations et savoir surtout se satisfaire de réponses quelques fois sibyllines, qu’il ne comprenait que bien plus tard. Voire parfois quelques refus pur et simple de répondre, même si cela se faisait rare et souvent parce qu’il avait été trop conquérant dans ses revendications.

Qui était déjà allé en Tchéquie savait que ses compatriotes avaient un certain amour pour la viande. Bon nombre de leurs plats typiques étaient fait à base de porc ou de bœuf, parmi lesquels son petit favori que faisait souvent sa mère, un filet de bœuf typique de Prague. Les mets culinaires de ses terres natales lui manquaient parfois, surtout les plats de sa génitrice... il s’éprenait d’une certaine nostalgie qui lui rappelait un peu tout ce qui lui manquait de chez lui. La gastronomie, détail anodin, était la partie émergée de l’iceberg. Il avait un peu de mal avec certains plats anglais, mais le bœuf Wellington avait le mérite de faire partie des rares choses mangeables chez eux. « Ça va. » répondit-il très sobrement en sauçant un peu ses pommes de terre. Si elle s’attendait à ce qu’il lui retourne la question, elle allait être très déçu. Les mondanités, il en avait assez dans sa vie pour ne pas continuer à Poudlard. Et ça serait hypocrite : il se moquait bien de savoir si l’élève qui mangeait en face de lui – que ce soit Gwendolyn ou un autre – appréciait son repas. La réponse qu’elle lui donna l’intéressait en revanche bien plus.

Il hocha pensivement du chef, buvant un peu d’eau. À quel autre genre de raison s’attendait-il ? Sans doute quelque chose de plus croustillant, de plus précis... mais c’étaient sûrement des élucubrations. Il s’était imaginé trop de choses, trop de raisons pour lesquelles l’on viendrait le voir pour de telles informations. Ou alors elle lui mentait. Qu’importe. Il haussa des épaules. « Je me demande bien pourquoi... » Il reposa son verre sur la table, un peu brusquement, renversant un peu d’eau sur la nappe et sur sa main. « Ah, c’est vrai ! Il y a deux semaines, on m’a envoyé une gueulante pour m’accuser d’être une balance. Quelques jours avant, on m’a accusé d’être un traître. Plusieurs fois. Il y a quelques jours, encore, on me reprochait d’avoir quitté le dortoir. » Son ton était sec et devenait, à mesure qu’il parlait, plus énervé. « On m’a menacé aussi. – Il fit faussement mine de se souvenir de quelque chose – Ah et oui, j’oubliais ! Quelqu’un a accusé mon oncle d’avoir posé la bombe qui a blessé des gens de ma famille. » Un peu de sa colère contre Zeynep ressortait, mêlée à de la rancune... et sûrement un fond de tristesse. Il n’avait toujours pas digéré la dispute. Dmitri détourna le regard, profitant qu’une corbeille de pain passait à portée de main pour s’en saisir et s’occuper les mains. Il gardait pour lui le reste, comme la peur que la poufsouffle réussisse à faire de la légilimancie et pire, qu’elle y découvre les secrets des van Aken. « D’autres remarques ? » Avec ça, il n’avait toujours rien dit sur les grades aciers, mais ça n’était pas lui qui voulait les informations après tout.

Dmitri leva des sourcils étonnés en l’étendant dire qu’elle avait raison. Il ne s’était pas tout à fait attendu à ce type de remarque... voulait-elle une médaille, tant qu’ils y étaient ? La discussion commençait à l’irriter. Dès lors qu’elle s’était reportée sur lui et sa solitude entremêlée à une certaine paranoïa, il avait commencé à se tendre et à se braquer. « Bonne question... si je te dis comment fonctionne le dortoir acier, ça ne fait-il pas de moi une balance ? » Prenant sur lui pour reprendre un ton moins mordant – quelques serdaigles assis non loin d’eux lui avaient lancé des regards étonnés – il reporta son attention sur son assiette où nageaient encore quelques patates dans la sauce. « Le reste... » Sa voix s’éteignit quelques secondes. « Oublie ça. » Qu’il soit accusé d’être une balance ou un traître passait encore, la première qualification étant d’ailleurs parfaitement vraie, même s’il ne voulait pas totalement l’admettre et encore moins plaider coupable – il n’avait pas vraiment le choix d’ailleurs – mais s’agissant des accusations à l’encontre de son oncle, il était tout bonnement hors de question pour lui d’exprimer verbalement le moindre doute.

En réalité, il commençait à se sentir coupable d’avoir tant parlé, tant dit à Gwendolyn. Elle était une inconnue et parce qu’il était à fleur de peau, il avait fini par lâcher un peu tout ce qui lui pesait sur le cœur... des choses qu’il s’évertuait à renfermer au plus profond de lui pour ne pas avoir à les prononcer devant son aïeul. Il n’aurait jamais dû lâcher prise ainsi, devant la serpentard. « Bon, qu’est-ce que tu veux savoir sur les grades acier ? » Que pouvait-il bien raconter à leur sujet ? Ou au sujet du dortoir, de manière plus générale. Il y avait sûrement beaucoup à dire, il avait passé assez de temps là-bas pour voir la direction qu’ils prenaient et les propos de Mika avaient achevé de lui dire tout ce dont il avait besoin de savoir.

Outre le fait qu’il ne la connaisse pas et qu’il ne lui faisait pas le moins du monde confiance, Dmitri n’avait pas de raison de refuser de répondre à ses questions. De toute façon, il devait bien finir son assiette, autant que ça soit en discutant avec celle qui s’était assise face à lui plutôt que seul, en silence. « En fait, il y a deux dortoirs... » corrigea-t-il sans la regarder, découpant un nouveau morceau de viande. « Un pour les filles et un pour les garçons. » Rien de bien surprenant jusque-là, elle devait sûrement s’en douter sans qu’il n’ait besoin de lui indiquer quoi que ce soit. Il imaginait mal Sørensen mélanger les deux sexes dans un même dortoir : nul besoin d’être aussi traditionnel que lui pour décréter qu’ils devaient être séparés. Pour ce qu’il en avait compris, d’ailleurs, celui des filles était protégé par le même sort que ceux des autres maisons, empêchant la gent masculine d’y pénétrer.

Il laissa quelques instants le silence planer, avalant une nouvelle bouchée. L’on pourrait presque croire qu’il s’amusait de la laisser ainsi se languir de réponses, mais ça n’était pas vraiment le cas : il se moquait bien de ce qu’elle puisse penser, d’autant qu’il n’avait pas vraiment saisi l’intérêt de ces informations. « Et non, ce n’est pas du camping. » L’idée était tellement absurde qu’elle lui avait arraché un sourire lorsque Gwendolyn l’avait mentionné. Ils étaient dans une école tout de même, à l’intérieur qui plus était ! « Il y a des lits, plus que dans les autres dortoirs... enfin plus que dans ceux de serdaigle, en tout cas. » Le sien était l’un des moins occupés d’ailleurs, ça lui avait épargné de supporter d’autres camarades. Enfant, il avait été habitué à partager sa chambre puisqu’il en avait une avec deux de ses frères, mais depuis qu’il était arrivé sur l’île des van Aken, en Écosse, il avait pu profiter d’un luxe bien différent. Un grand manoir, spacieux et peu habité, une chambre pour lui tout seul avec une belle vue sur l’extérieur et un accès plutôt aisé au toit. « Tu étais au voyage à Durmstrang ? » C’était encore le comparatif le plus approprié qu’il pouvait trouver pour lui décrire le lieu. Moins confortable et avec infiniment moins d’espaces entre les couchages, le strict nécessaire en somme. Et moins beau aussi : chez les aiglons, les dortoirs étaient à l’image de leur salle commune. De la pierre, des tentures bleues et des boiseries, et un ciel étoilé peint au plafond... seuls les tableaux étaient absents, sans doute pour laisser une certaine intimité aux élèves lorsqu’ils dormaient. La pièce principale, en revanche, en avait quelques-uns.

Pris par la discussion, Dmitri en avait un peu oublié son aigreur passée. Quand bien même Gwendolyn était venue le questionner sur le logement qui fut subrepticement le sien, lorsqu’il était encore considéré comme l’un des parias, il parvenait à se détacher de ce que sa remontée soudaine en grade avait soulevé comme problème pour simplement s’attarder sur une description des plus basiques de l’endroit.

Il n’avait jamais vu le dortoir des autres maisons, mais il se doutait qu’ils devaient tous être peu ou prou les mêmes, ce qui rendait la différence avec celui des rétrogradés plus importante. Son logement habituel à Poudlard était infiniment plus confortable que ce qu’il avait connu au deuxième étage, plus beau et également plus spacieux. « Chez serdaigle, tu veux dire ? Oui, on a un dortoir par année pour les garçons. » Et il n’y avait pas de raison que ça ne soit pas la même chose pour les demoiselles. « Et une salle de bain par dortoir. » Détail important s’il en était, ainsi l’aiglon n’avait jamais à attendre que les sanitaires soient libérés, puisqu’ils étaient très peu nombreux dans sa promotion.

Tandis que la serpentard le questionnait sur l’établissement nordique, lui s’était de nouveau intéressé au contenu de son assiette. À douze ans, il lui en fallait de l’énergie pour toute une journée de labeur, quand bien même il était enfin débarrassé des entraînements de quidditch aussi énergivores que sources de conflits. « C’était pour te comparer un peu les dortoirs... » expliqua-t-il lorsqu’il eut terminé sa portion de pommes de terre. Gourmant malgré sa fine et petite carrure, il n’hésita pas une seule seconde à attraper un autre plat et fit glisser quelques mets supplémentaires dans son écuelle. « À Durmstrang, ce ne sont pas vraiment des dortoirs, mais des chambres. Dans la mienne, on avait deux lits superposés, mais mes frères m’ont raconté que certaines en ont trois. » Toute sa famille étant scolarisé là-bas, il n’avait pas été surpris de découvrir à quoi ressemblait l’école nordique lorsqu’il y était arrivé avec ses camarades de Poudlard. « Chez les aciers, ce n’est pas pareil, c’est un vrai dortoir avec une seule pièce où tout le monde dort. Et ce ne sont pas des lits superposés. Mais à part ça, ça y ressemble beaucoup. » La même austérité naturelle régnait dans les deux endroits, quoiqu’ici la chaleur se faisait un peu plus présente à cette époque de l’année. « On a pas beaucoup plus d’espace chez les aciers qu’à Durmstrang, beaucoup moins que dans les dortoirs de serdaigle en tout cas. » Il marqua une pause, avisant la cravate verte et argent de Gwendolyn. « Ou de serpentard, j’imagine. » Colin et Kovit ne s’étaient jamais pleins d’être mal loti, là où ils étaient. En réalité, de ce qu’il en avait compris, les deux étaient même très contents d’être situés sous le lac de l’école. « Et comme à Durmstrang, il n’y a pas d’armoire ou de bureau. Nos affaires restent dans les malles et on n’a pas d’espace de travail. » Chose que Dmitri avait détesté. Il aimait l’ordre, sans doute parce qu’il avait grandi dans une famille nombreuse et qu’on lui avait toujours inculqué une grande rigueur quant au traitement de ses affaires : l’on ne laissait rien traîner, les armoires étaient rangées impeccablement et personne ne touchait à ce qui ne lui appartenait pas. En théorie tout du moins, certains de ses frères ayant toujours trouvé très amusant de farfouiller dans ce qui ne leur appartenait pas, particulièrement lorsqu’il s’agissait de dénoncer le benjamin pour ses passions atypiques.

S’il n’était pas encore certain de comprendre ce qui pouvait bien intéresser Gwendolyn dans tout ce qu’il lui dévoilait, il n’était tenu à aucun secret et puisqu’elle s’était imposée à lui pour le repas, il n’avait guère d’autres choix que de lui répondre, à moins de s’emmurer dans un silence pesant et très gênant. Au moins, cette fois-ci n’était-il pas seul pour le repas, ce qui était une nette amélioration comparée aux derniers jours. Ça n’était pas tant son retour au grade argent qui l’avait plongé dans une grande solitude que la succession de tout un tas d’évènements depuis l’explosion de la tour. Il ne pouvait pas tout reprocher à ces changements dans le classement au mérite, quand bien même était-il plus simple d’en tenir pour responsable Sørensen et sa brigade que son propre caractère.

La main du garçon se porta sur son verre, faisant machinalement tournoyer l’eau à l’intérieur. « Oui, surtout avec Carter dans le dortoir... » Il était aussi bruyant qu’il était idiot, ce qui n’était pas peu rien dire. Quoique Dmitri n’était pas très objectif le concernant : depuis son chantage de l’année dernière, il gardait une grande rancune à son égard. Il était l’un des rares pouvait se vanter d’avoir maintenu pareil traitement aussi longtemps sur la durée, l’aiglon n’étant pas d’une nature particulièrement rancunière. Il n’était d’ordinaire que revanchard et tirait facilement un trait sur le passé dès lors qu’il avait pu avoir sa petite vengeance.

Le jeune van Aken s’était assez rapidement accoutumé au luxe du calme et de la solitude de sa chambre au manoir ou de son dortoir de serdaigle, à Poudlard, qui était assez tranquille. Il aimait peindre dans le silence tranquille du soir, mais chez les aciers, il avait vite réalisé que c’était le plus souvent impossible tant ils étaient nombreux à aller et venir dans un espace pour le moins confiné. Et c’était sans compter qu’il n’avait pas de bureau très propice pour travailler. Rien ne lui manquait là-bas. Pas plus qu’à Durmstrang, d’ailleurs. « Mes frères et mes deux sœurs, oui. » Du moins pour ceux encore en âge d’y aller. Les deux aînés avaient désormais quitté l’école nordique, mais ils y avaient été scolarisés comme le reste de la famille. Il eut une légère grimace à cette pensée. « Et mes cousins aussi. » Une véritable armée de van Aken arpentait quotidiennement les couloirs de Durmstrang. C’était ce qui l’avait le plus réjoui en apprenant que ses parents l’envoyaient en exil en Grande-Bretagne : il serait loin de sa fratrie et de tout autre membre de sa famille, son grand-oncle mis à part. C’était une promesse de liberté nouvelle, d’une possibilité de découvrir des endroits que ceux avec qui il avait grandi n’avaient jamais pu voir. Des terres presque inédites, en somme. « Tu as de la famille à Poudlard, toi ? » Après tout, elle en savait plus sur lui qu’il n’en savait d’elle, il avait bien le droit d’exiger lui aussi quelques réponses. Il ne connaissait même pas son nom de famille ; pour quelqu’un qui avait été éduqué dans un milieu où le patronyme jouait un rôle central, ce pouvait sembler assez handicapant.

À Poudlard, Dmitri évoquait peu de sa famille. Du moins, on lui parlait assez souvent de son grand-oncle – l’évident lien qui les unissait n’étant un mystère pour personne, encore moins depuis l’humiliation publique qu’avait représenté les excuses adressées au professeur Hatwell – mais jamais on ne le questionnait sur sa fratrie. Le maître des potions servait un peu d’écran de fumé jeté sur le reste des van Aken et le dernier du nom ne cherchait pas particulièrement à mettre la lumière sur ceux qui étaient invisibilisés. La plupart du temps, cela revenait à expliquer pourquoi il était à Poudlard et non à Durmstrang, sujet qui demeurait épineux pour le garçon. Il y avait bien des arguments explicables qui le mettaient en valeur, soulignant sa fibre artistique et l’apprentissage qu’il suivait auprès de son aïeul, mais la première raison qu’il voyait était la plus désagréable. Ce désaveu de ses parents l’avait marqué au plus haut point.

Mais il ne pouvait passer outre l’existence des siens et aujourd’hui, il ne voyait guère d’objections à l’idée de l’évoquer subrepticement, tant que Gwendolyn ne commençait pas à trop gratter la couche derrière laquelle se cachait son histoire familiale. D’ailleurs, il ne lui en laissa pas le temps, questionnant à son tour la serpentard sur sa famille. Contrairement à lui, sa fratrie était relativement restreinte. « Ton père était où ? » Une faible curiosité commençait à le gagner tandis qu’il se resservait d’un peu d’eau. Peut-être était-il moldu, d’ailleurs ? Ça aurait été impoli de poser de but en blanc la question, aussi la laissa-t-il continuer sur sa lancée, évoquant leurs répartitions. « La plupart des gens de ma famille étaient à serpentard, mais plusieurs sont passés par serdaigle aussi, donc j’imagine que je n’ai pas déçu trop de monde avec ma répartition. » Il savait désormais que son grand-père avait eu une réaction plutôt favorable en apprenait qu’il était envoyé chez les aiglons, et il avait été d’autant plus satisfait quand en rentrant quelques jours en Tchéquie, pour ses vacances, il lui avait raconté que le choixpeau avait hésité avec la maison des serpents. Qui l’eut cru ? Dmitri van Aken, le dernier né qui posait tant de problèmes, se révélait être un digne successeur de ses ancêtres. Encore que le patriarche n’eût jamais trop attendu de maison en particulier ; il avait sans doute passé l’âge de croire que cela était réellement important.

Sans grande surprise, la plus âgée revint à l’attaque quant à sa famille, soutirant un petit ricanement moqueur au garçon. « De ma famille, il n’y a pas que mon grand-oncle, à Poudlard, il y a aussi les tableaux. » Pour beaucoup, il s’agissait d’ancêtres ou aïeux morts depuis plusieurs décennies, mais dont les mémoires et les souvenirs continuaient de vaquer à leurs occupations. Une petite armée de van Aken faits de peinture à l’huile, allant dans les recoins les plus méconnues du château ou ceux plus bondées pour y laisser trainer quelques oreilles attentives. Il était d’ailleurs bien rare que le jeune tchèque aille quelque part sans savoir que non loin, un tableau l’observait, et c’était sans compter le fait qu’ils venaient assez souvent lui faire la conversation, particulièrement durant ces dernières semaines de solitude. « Mais ça va, je m’y suis fait. » Il haussa des épaules, comme pour signifier qu’il n’y avait guère matière à discuter là-dessus. Ça n’était pas temps dans l’école que l’absence de ses frères et cousins lui paraissait étrange que lorsqu’il retournait dans le manoir de son grand-oncle. Le calme qui y régnait était sans commune mesure avec l’effervescence naturelle que provoquait pleins d’adolescents. Pour autant, il ne trouvait pas ça particulièrement désagréable. Quelques fois, il s’ennuyait d’être seul à jouer sur l’île des Hébrides ou à grimper sur le toit, mais le plus souvent, il profitait de tout cet espace avec une certaine satisfaction. Et puis il avait les cours de peinture de son tuteur ou ses projets plus secrets qui occupaient une grande partie de son temps.

Dmitri ne s’était pas réellement attendu à ce qu’elle lui parle de Durmstrang quand bien même c’était l’une de plus grandes écoles de magie. Dans son esprit encore pétrie d’un imaginaire enfantin, il s’était imaginé que tous ceux qui étaient allés dans cette école devaient avoir un accent, et que par conséquent, leurs progénitures aussi. Gwendolyn était donc une enfant issue de plusieurs générations de sorciers – Durmstrang n’acceptant pas les nés-moldus – mais elle semblait craindre de devenir grade acier... donc elle ne devait pas appartenir aux bonnes vieilles familles respectables comme la sienne.

Il se contenta d’hocher la tête pour seule réponse, alors qu’elle le questionnait sur un portrait bien précis. « C’est fort possible, oui... je ne sais pas où ils sont tous postés, et de toute façon, ils ont beaucoup tendance à bouger dans les tableaux des autres. » Il se souvenait encore de son arrivée au manoir, lorsqu’il lui semblait que tous les tableaux de la grande bâtisse s’étaient réunis dans l’entrée pour voir l’arrivée du dernier né des van Aken. Cela avait été assez impressionnant et il s’était senti fort intimidé par tous ces regards braqués sur lui comme s’il s’était agi d’une bête de foire. Depuis, il avait noué des liens avec plusieurs d’entre eux et s’était construit une grande fierté de cet immense héritage. Les peintures – et l’impulsion évidente de son aïeul – avaient fini par lui donner une vision de sa famille qu’il chérissait. Il fut un temps, il aurait été capable de critiquer et dénigrer les van Aken, clamant à cor et à cri qu’il n’aimait pas sa famille, plus par caprice et volonté de s’affirmer que par réel détestation, il était désormais bien loin de ce rejet simpliste. « Si c’est un tableau grincheux, guindé et mutique, c’est sûrement un van Aken. » expliqua-t-il alors qu’un demi-sourire moqueur étirait ses lèvres. Il avait parfaitement conscience que la description le représentait lui-même plutôt bien. « Pourquoi cette question sur ce tableau en particulier ? » Avait-elle eu des soucis avec lui ? Sûrement, la plupart des élèves ne s’intéressaient à eux que lorsqu’ils découvraient Poudlard et s’émerveillant de temps de portrait, ou lorsqu’ils leur causaient du tort. Beaucoup oubliaient la prouesse magique et artistique, la richesse qui se cachait derrière chaque coup de pinceau, chaque goutte de peinture... « Les ajouts de cette année sont tous de ma famille. » confirma-t-il. Il pouvait bien se permettre de communiquer une telle information ; ceux qui ne le savaient pas déjà s’en doutaient forcément, et puisque quelques tableaux des van Aken arpentaient déjà les couloirs de Poudlard depuis l’arrivée de son grand-oncle, il ne dévoilait guère beaucoup de choses. « Pour tout te dire, ce n’est pas vraiment une impression. » Il eut un petit rire, pas particulièrement aigre. Il était surveillé depuis son arrivée dans l’école, son aïeul n’ayant guère attendu d’avoir l’aval d’un directeur pour amener des peintures avec lui. Il y en avait simplement plus et il surveillait donc bien plus de personnes, mais l’aiglon avait toujours su qu’il le gardait à l’œil.