Claquer la porte de la cabane hurlante, partir au plus vite, oublier… La réunion était à peine finie que j’avais décidé de l’effacer de mon cerveau, de tourner la page. Je l’avais dit à Skyler, je ne voulais pas que ça se sache. Et pourtant, elle m’avait forcé la main et j’avais accepté. Parce que je savais que c’était le seul moyen. Parce que je voulais la réussite de son entreprise. Parce que, à ce moment, j’étais la seule à avoir plus que des arguments pour convaincre de la réalité, pour faire sentir l’urgence, pour faire entrevoir ce qu’était la direction. Mais en le faisant, je savais que je le regretterait à la minute où le sentiment du devoir accompli s’évaporerait. Et cette minute était arrivée bien vite. J’avais fait acte utile, j’avais, dans une certaine mesure convaincu. Mais j’avais senti, aussi, la pitié dans les regards, les expressions contrites à mesure que mes paroles et ma peau dévoilaient ce qui s’était passé. Et si j’avais voulu susciter la colère contre la direction responsable d’un tel acte, je savais que ce n’était pas le sentiment qui dominait chez moi. De la colère, j’en avais à revendre, et je n’avais pas eu besoin de la punition pour développer une haine viscérale contre tous les Sorensen. Mais, quand je repensais à ce repas dans la grande salle, c’était contre moi-même que j’étais en colère. Je m’étais laissé faire. Je n’avais pas réagi, ou si peu. Je revoyais Erin qui m’agrippait, je revoyais le rictus du directeur, j’entendais ses mots et je pensais à mon échec. J’avais honte.
Alors, je fuyais les regards, je fuyais les témoins. J’allais rentrer dans mon dortoir, me coucher sans me déshabiller, sans revoir encore, les marques qui marbraient mon dos, j’ignorerais Kathleen et les autres, je dormirais en espérant qu’à mon réveil, tout cela ne serait qu’un mauvais rêve. Pressant le pas, je distançais peu à peu ceux qui étaient sortis à ma suite.
Ce n’était pas le moment de me parler, de m’approcher. Et pourtant, une participante à la réunion semblait en avoir décidé autrement.
« Salut »
Je pouvais difficilement ignorer son salut, ne serait-ce que par politesse. Son visage m’était connu sans m’être familier, celui d’une jeune fille de Poufsouffle que j’avais dû croiser dans la salle commune mais qui semblait trop âgée pour que nous ayons des cours en commun. Je continuai à avancer, sachant très bien qu’il ne pouvait qu’y avoir une suite à son approche.
Blackman, donc. Oui, j’en avais entendu parler. Cassiopeia avait tenté de me dissuader d’agir en me racontant cette époque. Et pourtant, je n’avais eu que des bribes. Les victimes, en tout cas, celles qui n’avaient pas encore quitté l’école, étaient peu loquaces sur le sujet. C’était logique, évident. Je n’avais pas eu besoin de leurs mots pour imaginer. Et nourrir ma révolte de ce que je n’avais pas vécu. Et je savais pourquoi elle m’en parlait. Je sentais le parallèle qu’elle faisait. Et elle ne tarda pas à l’expliciter.
Aujourd’hui, elle avait raison, j’étais seule. J’étais si seule que je devais prouver ce qui m’était arrivé. J’étais si seule qu’on pouvait m’accuser de mensonge, d’exagération. À l’époque, tout était su. Et sans idéaliser ce que cela avait signifié pour des filles comme elle, qui débarquait dans un monde qui ne voulait pas d’elle, sans penser que la douleur partagée est bien plus simple à vivre que celle qui n’est que personnelle, je pouvais compléter sans mal sa phrase. Je pouvais me dire qu’aujourd’hui, personne ne pouvait comprendre. Et c’était précisément pour cela que je ne voulais pas en parler. Je voulais encaisser ce qui m’arrivait, faire comme si de rien n’était, envoyer des hiboux ironiques pour l’annoncer à Dmitri. Je ne voulais pas qu’on pense que ça m’atteignait. Je ne voulais qu’on croit que j’étais si fragile. Si ma douleur n’avait pas lieu d’exister aux yeux du monde, elle n’avait pas lieu d’exister tout court. La réunion n’était qu’un intermède. Dès demain, je ferais comme si personne ne savait. Je tairais cette souffrance. J’en tirerais la force de me battre sans laisser aux autres la possibilité d’y trouver des raisons de me plaindre. Alors, j’ignorais la proposition. Je continuai mon chemin, sans réussir à la distancer, sans être sûre de le vouloir vraiment. C’était bien beau de considérer que cela n’avait jamais existé mais ce n’était pas tenable. Justement parce que l’enchaînement des choses m’avaient conduites à en informer une poignée de gens plus ou moins inconnus.
« Tu t’es sentie comment, après ? Après les cachots, après Blackman ? »
Parler d’elle pour ne pas parler de moi. Laisser ses mots tracer des parallèles avant d’envisager moi-même de le faire. La comprendre pour me faire comprendre.

« Mal », ce mot voulais tout et rien dire. Il y avait des milliers de façons de se sentir mal, différents sentiments qui y répondaient. La culpabilité, la peur, la douleur était autant de forme de mal-être qui n’appelait pas la même réaction. Au fond, c’était tout cela qu’exprimait Eleonore et cela résonnait étrangement dans ma situation. Ce qu’elle avait ressenti, je le ressentais aussi dans une grande mesure. Je me sentais coupable, bien sûr, c’était même ce qui dominait. C’était dingue quand on y pensait et je m’en rendais bien compte en l’entendait parler. Jamais je n’aurais accusé les nés-moldus dans les cachot de n’avoir rien fait. J’aurais accusé évidement les sangs-purs de les avoir enfermer, les autres de n’avoir rien tenté – ou si peu – pour les libérer. Mais je ne pouvais rien dire. Je ne pouvais pas lui dire qu’elle n’était coupable de rien parce que aujourd’hui, alors que j’étais victime à mon tour, je ressentais la même chose. Évidement, nos vécus étaient différents. Je n’avais rien dit à mes parents et n’envisageais pas, dans l’immédiat, de le faire. Je n’en avais pas vraiment la possibilité et même si je l’avais eu, je ne l’aurais sans doute pas saisi. Une autre divergence apparaissait : je comprenais les conflits de sang. Je ne me sentais pas spectatrice d’une situation qui faisait de moi sa victime. J’avais dans une petite mesure, choisi d’agir. Dans un conflit, il y a les agresseurs mais ce ne sont jamais les seuls belligérants. Et en choisissant de répliquer, j’avais certes multiplié les risques d’ennui mais surtout j’avais décidé d’avoir un bout de contrôle sur ce que je faisais. Je ne me leurrais pas, mes ennemis étaient bien trop puissants pour moi. Mais avec le recul, le début d’année où j’étais restée abattue, m’horrifiait bien plus que la suite, où j’avais réitéré les choix qui m’avaient poussé à me battre. Maigre consolation face aux difficultés mais au moins, je gardais la tête haute.
J’eus un sourire amer en entendant la dernière phrase de mon interlocutrice. Elle exprimait ce qui m’avait été dénié. J’avais tenu le même raisonnement, quasiment au mot près. Et il y avait eu la suite.
« Si on ne parle pas, on oublie, si on oublie c’est comme si ça n’avait pas existé… Sauf qu’un jour, on se retrouve dans un endroit bizarre à raconter tout ça à des inconnus sans avoir vraiment le choix. »
J’avais dit ça d’un ton neutre, comme un constat qui concernait quelqu’un d’autre. Mais Eleonore avait assisté à la même scène que moi. Elle ne pouvait ignorer que c’était bien des instants qui venaient de s’écouler dont je parlais.

Eleonore avait compris de ce dont je parlais. Ce n’était pas très compliqué mais c’était un soulagement de ne pas avoir à expliciter. Et elle avait saisi que je n’avais pas tout à fait agi de mon plein grès.
« Non, je n’ai pas eu le choix. Ou plutôt, si je ne le faisais pas, je faisais échouer la réunion. »
C’était une forme de choix mais Skyler me connaissait suffisamment bien pour savoir que je ne prendrais pas de risques à ce niveau. Ou plutôt, elle n’avait pas besoin de me connaître pour le savoir : n’importe qui dans ce château savait que ma priorité dans la vie était de combattre les sangs-purs. Skyler n’avait fait que me mettre dans une position où, si je n’avais pas agi de la sorte, mon combat – et le sien – aurait perdu une part importante de crédibilité. Au moins, mes actes, quoi qu’il m’en avait coûté, avait clos le débat sur ce qu’était ou non capable de faire le directeur. Là-dessus, l’étrange duo que je composais avec la Serpentarde avait gagné, au détriment de ma tranquillité personnelle. Alors, je pouvais faire la dure, affirmer que c’était la seule chose à faire, que le choix était évident, j’avais bien senti sur le moment que quoi que je fasse, je serais perdante dans cette affaire. Le problème n’était pas tant Skyler que moi-même. À sa place, je pouvais me dire que j’aurais fait pareil, dans une conception assez utilitariste des autres. Et je ne pouvais exclure qu’elle ait toléré ma présence à sa réunion précisément parce qu’elle savait que je pouvais lui servir à cela. J’étais sa preuve. Et comme son combat était en grande partie le mien, quelles que soient nos divergences, je n’avais pu refuser. Je ne voulais réfléchir que comme cela, en terme de logique et de rationalité, me dire que cet épisode n’avait été qu’une succession d’événements, que tout allait bien à partir du moment où j’en voyais la cohérence. Je n’étais qu’un maillon, je voulais le croire, un maillon qui avait une grosse importance mais dont les actes s’appréciaient au regard de ceux des autres. Faisant cela, je me niais toute individualité, j’enfouissais mes sentiments, mes craintes, sous des montagnes de raisonnements de causalité plus générale. Ce n’était plus vraiment moi qui décidais mais les actions d’autres qui me faisaient réagir. C’était plus simple sans doute, plus douloureux aussi, assurément. Pas tenable sur le long terme surtout et le jour où je craquerais, je pouvais être sûre qu’il y aurait de lourdes conséquences. Alors, je ne comprenais pas bien pourquoi Eléonore se préoccupait de s’assurer que ça irait, je n’avais pas le choix.
« Il faudra bien que ça aille. »
Je me murais à nouveau dans cette carapace, après l’avoir entrouvert, après avoir admis que je ressentais des choses et que rien n’était si simple. C’était un balancier dangereux, je le sentais. Et parfois, je me sentais glisser dans des pensées que je ne devrais pas avoir, dans des craintes et des raisonnements trop lourds pour que je les assume. Mon combat était vaste, mais je sentais bien qu’il n’étais pas tout à fait sain que j’envisage ainsi d’y consacrer ma vie quitte à la perdre, quitte à laisser de côté tout le reste. Alors, oui, Eleonore pouvait écouter, mais pouvait-elle comprendre ? Je ne pouvais pas lui reprocher de n’avoir rien fait, je ne le voulais pas. Mes reproches seraient contre moi-même, comme toujours.
« De toute façon, j’ai déjà tout perdu dans cette histoire... »
Ma jeunesse était partie en fumée, évaporée en même temps que mon innocence. Mon père m’avait renié, mon frère était mort. Non, d’une certaine manière, je n’avais plus rien à perdre.

Étais-je satisfaite de la tournure qu’avait prise la réunion ? C’était une question piège, qui m’enfermait dans un dilemme trop lourd à résoudre. D’un côté, je pouvais répondre que oui, que j’avais marqué des points, que maintenant, aucun des participants ne pourraient douter de la cruauté du directeur. C’était la réponse rationnelle, le froid calcul du chemin qui nous séparait du but et sur lequel ma démonstration avait sans doute permis de faire un cague pas en avant. Mais mon coeur, au-delà de ces considérations, me poussait à me dire que non, je n’étais pas satisfaite d’avoir dévoilé ainsi ma fragilité, cette faiblesse gravée dans mon dos. Je ne pouvais me réjouir, d’autant plus que Skyler m’y avait poussé en sachant que j’étais contre. Alors, je ne pouvais que lever les yeux vers Eleonore en hochant machinalement la tête, en me concentrant sur la première partie de mes hésitations, en oubliant le reste. Je m’étais montré faible une fois, je ne voulais pas réitérer. Je détestais la pitié alors je me fabriquais une forteresse de façade, sans pour autant être assez sûre de moi pour la verbaliser.
Et pourtant, à mesure que la conversation avançait, je sentais que mes propos se faisaient plus graves, presque inquiétants. Ce n’est jamais rassurant quelqu’un qui dit qu’il n’a rien à perdre. Ce sont souvent des paroles qui mènent à des actes inconsidérés. Eleonore, sans le dire explicitement, voulais me faire penser, voulait me faire dire, que je n’avais pas tout perdu, que dans ce cauchemar, il y avait toujours quelque chose à sauver. En me proposant son écoute, en réitérant sa proposition, elle ne pouvait sans doute pas deviner la fissure qu’elle causait dans ma détermination à cacher mes malheurs.
« C’est difficile de sauver quelque chose… Mon frère est mort, mes parents m’ont abandonné, le directeur semble vouloir ma peau... »
Je m’arrêtais là. J’aurais pu parler du reste, de ce qu’elle connaissait sans doute aussi, du mépris permanent, de la peur quotidienne de voir sa vie basculer au bon vouloir des sangs-purs. Mais mes propos étaient déjà bien assez dramatiques, bien trop personnel.