Adossé à l'un des piliers qui tenaient le lourd portails en fer de l'école, surveillé par les sangliers ailés qui les surplombaient, Dashiell ne pouvait que se demander comment ils en étaient arrivés là. À sortir ensemble. À se séparer. À se revoir. Est-ce qu'ils avaient été tellement amis, autrefois, qu'il leur était difficile de faire l'un sans l'autre aujourd'hui ? Dans ses souvenirs, ça n'était pas le cas. C'était Daisy, leur amie. Ils s'entendaient bien, ça n'était pas le problème, ils s'entendaient très bien, même, mais lorsqu'il avait fallu se laisser filer, ils n'avaient pas trop lutté. Alors qu'est-ce qui changeait, cette fois-ci ? Pourquoi ne pas juste rester sur ce « on reste amis » qu'ils n'avaient même pas eu le cran de prononcer tant ils étaient certains qu'il ne voulait rien dire ? Parce que ça ne voulait jamais rien dire. La preuve, ça n'avait pas encore vraiment commencé, ça non plus, que c'était déjà bizarre. Il s'était senti obligé de demander l'autorisation à Silas, parce que c'était son ex-copine quand même – lui n'avait jamais fait tant de cas que ça avant de rester copains comme cochons avec Teddy, mais sûrement que ça ne comptait pas parce qu'ils s'étaient juste pelotés et qu'il y avait rien de très officiel... mon cul ! – avait hésité pendant un moment avant de lui proposer même une fois qu'il avait donné son accord... ça n'avait plus grand chose du naturel idiot et un peu gêné qu'ils avaient connu. Où étaient l'empressement naïf, les espoirs balbutiants, les rêveries ridicules ? Sûrement laissés quelque part au milieu des confettis en forme de cœurs et des assiettes restées intactes. Enfin... peut-être que c'était que pour lui que c'était bizarre. Après tout, elle avait accepté. Elle se serait peut-être épargnée ça, sinon, non ? Non... Bien sûr que non... C'était même pour ça qu'il avait pris soin de lui rappeler qu'elle n'était pas obligée, qu'elle ne lui devait rien... Est-ce qu'il avait espéré qu'elle refuse ? Il n'en savait trop rien. Même pas, en réalité. Ça lui avait fait plaisir qu'elle dise oui. Et là, maintenant qu'il attendait qu'elle fende la foule des gens qui se pressaient sur le chemin menant au village, il n'était plus certain d'en avoir encore très envie. Ça faisait mal au ventre. Ça filait la gerbe, un peu. Et s'ils n'avaient plus rien à se dire ? Que c'était rien d'autre qu'un grand silence gênant jusqu'à ce qu'ils battent en retraite et remontent jusqu'au château ? L'angoisse... Il tira sur un fil qui se faisait la mal au bord de l'ourlet élimé de la manche de son blouson et enfonça un peu nerveusement les mains dans ses poches. Il avait eu hâte, un jour. Plusieurs même. Lorsqu'ils s'étaient retrouvés pour manger une glace, et puis lorsqu'ils avaient été à la sortie ciné. Et puis à Halloween aussi même s'ils n'avaient fait que s'y croiser... et puis à chaque autre fois jusqu'à ce que les aveux de Silas ne trouble la tranquillité de son quotidien. C'était stupide, quand on y pense. Parce que rien n'avait changé à ce moment-là et, pourtant, tout était déjà différent. Comme maintenant. Exactement comme d'habitude et en même temps aucune habitude à laquelle se raccrocher. N'était-ce pas l'histoire de son année, même ? Des prises qui lâchaient à chaque fois qu'il avait l'impression de pouvoir s'y raccrocher et une chute sans fin qui commençait à donner le vertige. Et finalement, aujourd'hui n'échappait pas vraiment à la règle. Les habitudes des autres fois martyrisées par des choix qui n'en étaient pas.  Finalement, il avait presque envie qu'elle ne vienne pas. Que Sainte-Teddy débarque de nulle part comme l'héroïne omniprésente qu'elle semblait avoir décidé d'être et lui annonce, en grande sauveuse de l'humanité, que Selene avait mieux à faire que de traîner avec le connard qui l'avait trompée. Parce qu'elle devait être au courant, elle. Elle était au courant de tout. Et Silas ne devait pas lui cacher grand chose. Aucun secret, ou il ne savait plus quelle merde il avait balancé quand il s'était étonné qu'il lui ait tout raconté au bout de trois jours, comme si c'était naturel de prendre pour confidente une fille dont on ignorait visiblement tout deux semaines avant. Mais finalement, ça ne fut pas la crinière flamboyante de Teodora qui se découpa de la foule, seulement la blondeur angélique et un peu floue qu'il attendait. L'adolescent se décolla du pilier et tira les mains de ses poches avant d'en agiter mollement la droite pour attirer son attention.

— Salut, lâcha-t-il d'une voix incertaine alors qu'il allait à sa rencontre. ça va ? Ça m'fait plaisir d'te voir.

Là encore, il aurait été incapable de savoir si ça se rapprochait d'un mensonge ou d'une vérité. Il ne regrettait pas – pas encore – d'avoir lancé l'idée mais n'était pas au summum de la joie pour autant, trop sur la réserve pour s'autoriser à s'enjailler comme il l'avait fait autrefois. Ils s'engagèrent sur le chemin de terre foulé par bien d'autres élèves avant eux dans une tension plus proche de la Saint-Valentin que de leur dernier rendez-vous.

— T'voudras t'balader p'dant qu'i fait beau ou just'te poser p'boire un truc ?

C'était une tentative désespérée de faire la conversation, de ne pas laisser de silence étouffant faire le chemin avec eux. Il n'était pas certain qu'ils parviendraient à le virer, l'un comme l'autre, s'ils lui laissaient l'occasion de se joindre à leur tête-à-tête. Enfin... non. C'en était pas un, pas vraiment... juste par la force des choses, parce qu'ils n'étaient que deux, sans personne, sans chaperon, sans... Elle savait que c'était en toute amitié, n'est-ce pas ?

C'était un peu bizarre de revoir son ex, non ? Enfin... est-ce qu'on pouvait seulement la considérer comme telle ? Oui, un peu. Du haut de ses quinze ans, c'était une histoire comme un autre. Ils avaient flirté, ils s'étaient embrassés, ils avaient rêvassé à des « toujours » – ou au moins des « longtemps » – comme n'importe quel couple au monde... Alors oui... peut-être que ça avait juste duré un jour ou deux après cette demande aussi officielle que poussée par le départ de Silas et de sa belle, mais ça n'y changeait finalement pas grand chose... Alors oui, c'était bizarre... mais en même temps, ça s'était fini aussi tranquillement que ça avait commencé. Sans cri, sans pleur. Même ça, c'était bizarre. Ils avaient juste arrêté de se parler. Comme ça. Comme si elle savait. mais elle ne pouvait pas savoir, n'est-ce pas ? Pas durant les vacances, pas à la rentrée. Maintenant peut-être... est-ce qu'elle serait venue si elle savait ? Non quand même pas. ...hein ? Et puis c'était bizarre, aussi, que Silas l'ait laissé faire... « J'ai confiance » qu'il avait dit. Peut-être qu'il avait confiance mais... il n'était pas jaloux ? Même pas un petit peu ? Il s'en fichait ? Ou alors il avait conscience que Selene tomberait pas si bas deux fois de suite ? Ça lui aurait sûrement arraché la bouche et les doigts de dire oui, à sa place. Sûrement qu'il l'aurait fait, parce que ça se faisait pas de pas le faire, mais bordel qu'il l'aurait mal vécu ! Enfin... c'est pas comme si on lui avait demandé son avis, de toute façon. Durant une seconde, il espéra presque que le Serdaigle ne le vivait pas que bien, juste pour qu'ils soient à égalité. C'était pas ouf, il en avait parfaitement conscience, mais c'était plus fort que lui malgré tout. Et puis l'apparition de la jeune femme finit par couper court à ses pensées. Il s'agita un peu, vint à sa rencontre. C'était là que ça commençait, recommençait. C'était vraiment bizarre. Faire tout comme avant quand bien même ça n'était pas le cas, agir comme le plus innocent des amis alors qu'ils marchaient littéralement sur des pas empruntés autrement. Dans le genre idée à chier, vraiment, ça se posait là. Bien joué, Dash, un vrai génie !

— Moi aussi. En plus, on a une super belle journée.

S'il n'avait pas été lui-même très occupé à feindre un naturel qui était mort et enterré depuis qu'il avait fauté, il aurait remarqué à quel point ses intonations sonnaient faux. Étranges, en tout cas. Mal à l'aise. Il aurait abandonné l'affaire. Dans le meilleur des cas, il lui aurait proposé de remettre ça à une prochaine fois, pour faire genre tout n'était pas foutu et mettre un terme à leur amitié aussi doucement qu'ils en avaient mis un à leur couple... dans le pire, il n'aurait pas eu tant de tact... Mais là, il se contenta de hocher la tête.

— Ouais un- temps à manger des glaces qu'il s'apprêtait à dire avant de réaliser la maladresse de l'entreprise. Il bafouilla, rougit un peu, son regard chocolat fixant le bout décoloré de ses Vans noires avec une attention tout particulière. Un coup d'chance, genre i' pleut d'main normal'ment.

Le rattrapage était approximatif mais c'était toujours mieux que rien. Il ne savait pas vraiment comment elle l'avait vécu, elle. Elle avait juste dit qu'elle n'aurait pas dû dire oui, sans rentrer dans les détails. Peut-être qu'elle s'était réveillée le lendemain matin en réalisant sa connerie et qu'elle n'avait pas su comment s'en débarrasser, d'où le silence... Auquel cas, le souvenir des glaces n'aurait pas été problématique... Mais si, par le plus grand des hasards, l'histoire de son « égarement » avec Silas était venu jusqu'à elle et que c'était pour ça qu'elle l'avait tej comme une merde, peut-être que ça aurait pu être dérangeant. Peut-être qu'ils auraient dû mettre les choses au clair, finalement. Avant de se revoir, en tout cas. Mais c'était un peu trop tard, maintenant, déjà que l'ambiance était pas ouf, ça risquait de la ruiner tout à fait. Dans sa poche, sa main droite se mit à triturer nerveusement la doublure tandis qu'il s'enquérait de leur programme.

— On pourrait se balader d'abord ?
— Ouais grave.

S'il n'était pas très contrariant de nature, il craignait tant que cet après-midi se passe mal qu'il l'était moins encore aujourd'hui. Et puis, c'était sympa les balades... Il y aurait au moins le chant des oiseaux pour rompre le silence. Ils n'auraient qu'à parler de ça, tiens ! C'était bien, les oiseaux. Il n'y connaissait rien, sinon que ça faisait flipper et que les hippogriffes n'avaient pas franchement de moitié cheval visible au premier abord. Ça faisait pas lourd, mais ce serait sûrement mieux qu'un blanc interminable jusqu'à ce qu'ils rentrent au château...

— Je suis jamais allée de ce côté-là... et toi ? Ça te tente ?

L'adolescent hocha la tête. C'était bien les balades. Il préférait presque ça à la chaleur moitie et bruyante du pub... encore qu'il était plus facile de déconnecter au milieu du bruit que là, alors qu'il n'y aurait personne. Il n'y aurait personne... est-ce que ça comptait dans l'autorisation de Silas ? Oui, sûrement... et puis, il s'en foutait de toute façon. Il avait confiance... vraiment, c'était bizarre.

— Ouais, c'tranquille en plus, ça donne vers la Cabane Hurlante genre. C'toujours désert. Les gamins sont en flippe, ricana-t-il gentiment moqueur sans prendre la peine de se rappeler qu'il n'était pas très fier la première fois qu'il y avait foutu les pieds, et les autres sont d'dans souvent.

Parce que c'était le meilleur coin pour boire et fumer sans se faire gauler par les profs qui faisaient la surveillance dans les rues du village, sans l'ombre d'un doute. Quoi qu'il en soit, ça ne serait pas le plan de cette journée... seulement le chemin... Aussi se laissa-t-il embarquer sur la droite, quand une majorité de leurs camarades partaient s'entasser devant les vitrines de la rue principale.

— I' paraît qu'y'a eu une méga soirée un jour, genre à l'époque de Maxwell Carter et tout. Si ça s'trouve c'est n'imp hein mais j'ai entendu qu'tout l'monde avait fait l'mur et tout. J'sais pas si c'est possib' en vrai. Genre t'crois les profs i' sont cons au point d'pas r'marquer qu'i'a plus personne...? Mais si c'est vrai, p'tain j'suis dég' d'pas avoir été...

Bon, il était prêt à reconnaître que ça n'était pas le meilleur sujet de conversation possible pour prendre la température et savoir où allait leur amitié mais c'était toujours mieux que les petits oiseaux. Là, au moins, ça donnait envie... pas comme ces bêtes de l'Enfer là...

— Raison de plus pour en profiter !

L'adolescent hocha simplement la tête. C'était compliqué de faire comme si tout allait bien alors même que rien n'allait, qu'ils marchaient sur des chemins plein de souvenirs qu'ils repoussaient pourtant. Pourquoi ils s'étaient mis ensemble, déjà ? Pourquoi ils avaient rompu ? Il n'avait jamais vraiment su. Enfin... Si. Il savait pourquoi lui avait voulu rompre mais il ne savait pas pourquoi, elle, elle avait ressenti le besoin de l'éloigner de sa vie avant de l'en rayer tout à fait. Elle avait parlé des vacances, d'une absence de nouvelles... mais vraiment ? Est-ce qu'on pouvait mettre fin à une histoire mignonne pour quelque chose qui n'était jamais arrivé ? Parce qu'il lui avait écrit. Il avait pensé à elle. Il avait joué les petits-copains certes maladroits mais dans le fond irréprochable... Parfois, il se disait que si elle avait répondu, s'ils avaient entretenu la même correspondance fournie qu'à Poudlard, il n'aurait jamais merdé. Il ne regrettait pas, pas vraiment, mais en même temps, ça ne lui ressemblait pas. Ni de prendre le risque de faire du mal à quelqu'un qu'il appréciait sincèrement, ni de se laisser prendre dans les filets d'un garçon, quand bien même fut-il Silas. C'était l'année toute entière qui ne lui ressemblait pas, en réalité. Il s'était perdu quelque part sans être en mesure de savoir ni où ni comment. Et elle...? Si elle avait tant voulu rompre, pourquoi s'enfoncer sur ces chemins-là maintenant ? Ils n'étaient plus ensemble, plus vraiment amis non plus... Ne se voyaient-ils pas, aujourd'hui, seulement pour se donner bonne conscience et l'impression que tout n'avait pas été affreusement gâché ? Alors quoi ? Elle n'aurait pas pu se contenter d'une bieraubeurre ? Ils auraient aperçu n'importe qui, le monde entier même, et lui auraient fait une place à leur table pour assassiner cette intimité dont ils ne voulaient ni l'un ni l'autre ! Enfin... puisque c'était comme ça que devait se passer leur après-midi... Dash s'accrocha à cet environnement qu'il connaissait pour éviter que le silence ne s'installer, c'était loin d'être parfait, pas franchement la conversation la plus palpitante du monde mais il avait au moins le mérite d'essayer... sinon, autant abandonner et faire demi-tour sur le champ.

— Dedans la Cabane ? On peut y rentrer ?
— Bah ouais, répondit-il dans un nouvel hochement de tête. 'Fin, j'crois on a pas trop l'droit mais personne s'gêne jamais.

Lui le premier. Il ne comptait plus les sorties qui s'étaient finies vautré dans l'un des canapés défoncés de la maison hantée, pour partager une bière ou un joint bien à l'abri des regards réprobateurs des professeurs qui surveillaient les environs. Mais elle n'était peut-être pas non plus obligée de tout savoir. Sûrement qu'il aurait fait l'effort de lui laisser une fenêtre plus largement ouverte sur sa vie s'ils étaient restés ensemble, éviter de trop lui mentir, de lui cacher trop de choses, seulement ce qui ne concernait pas que lui... mais ça n'était pas le cas... et leur amitié était beaucoup trop bancale pour risquer quoi que ce soit pour elle. C'était triste quand on y pensait, non ? Ça avait si bien commencé...

— Griffith devait pas encore être là, je sais pas qui oserait faire le mur en sachant que c'est elle qui peut les attraper…

Le Gryffondor ne put s'empêcher de glousser en l'entendant. C'est vrai qu'elle faisait flipper, Griffith... mais en même temps... Elle croyait en lui, quand même. Et il y avait combien de personne dans son cas sur cette planète ? Franchement pas des masses ! Juste pour ça, il ne pouvait que l'apprécier. Même si elle était flippante.

— Eh ça vaaaa, elle est pas si pire. J'te jure, des fois, presque elle est cool.

Si on passait outre le côté dragon et les humiliations gratuites. Lui n'avait pas assez d'amour propre pour réellement mal le vivre. Ce qui, dans ce cas précis, était presque une qualité.

— Ou alors les profs étaient de mèche ? Je sais pas ce que je trouverais le plus bizarre : qu'ils remarquent rien, ou qu'ils laissent faire.
— Nan mais les deux c'grave louche.

C'était un peu pour ça qu'il ne savait pas si c'était la pure vérité ou seulement quelque chose inventé pour faire baver les plus jeunes assez crédules pour croire qu'ils avaient loupé la teuf du siècle... les gens comme lui, en réalité. Selene finit par se décaler alors que deux silhouettes un peu plus grandes que les leurs se découpaient quelques mètres plus loin. Lui n'y fit même pas attention, les mains enfoncées dans les poches et le nez levé vers tout ce qui se trouvait à sa portée. Les nuages, les arbres, l'ombre de la Cabane dressée tout au bout du chemin...

— T'es déjà sorti de Poudlard en douce ?
— Bah... ouais ? Pas toi genre ?

Dans sa tête, tout le monde s'était déjà barré en douce au moins une fois. C'était bien pour ça qu'il y avait des passages qui menaient à l'extérieur, non ? Sinon, ils les auraient fermés, depuis le temps, puisque tout le monde en connaissait au moins un. Ça faisait partie des légendes qu'on éprouvait, juste pour voir si c'était la vérité. Les deux hommes croisèrent leur route sans un regard pour ce qu'ils devaient sûrement prendre pour un jeune couple à la recherche d'un tant soit peu d'intimité.

— D'coup, s't'as jamais été, t'veux qu'on aille voir d'dans la Cabane ?

Dashiell tourna la tête dans l'attente de la réponse de sa camarade mais l'un des deux inconnus s'était retourné aussi, visiblement interpellé par quelque chose que l'adolescent ne comprit pas. Quoi ? C'était pas sa Cabane à lui, c'était celle de tout le monde, il était où le problème...?