Silas profita que Bane se hissait marche par marche vers le septième étage pour s’étirer longuement. Il n’était pas tout à fait mécontent de gravir les escaliers à l’aide de son ronronroulant après être resté une heure dans la salle sur demande pour faire fonctionner ses méninges à fond dans un but collectif. L’immobilité ne faisait jamais bon ménage avec sa mauvaise jambe. Heureusement, il allait pouvoir se dégourdir un peu le temps de trouver une chaise à subtiliser avec Toni – dans l’objectif de l’ensorceler afin de tailler un concurrent digne de ce nom à Bane. Le Serdaigle laissait toujours la jeune fille le plaisir de s’installer dans son fauteuil pour l’occasion, ce qui constituait un acte de foi loin d’être anodin étant donné combien il tenait à son chat-qui-n’était-pas-un-chat. Si la course constituait le point d’orgue de leurs rencontres clandestines et leur arrachait des fous rires mémorables, la recherche de la pauvre chaise victime de l’enchantement était également l’occasion de pouvoir échanger de façon posée tout en s’amusant suffisamment à dérober cet objet pourtant affligeant de banalité ; l’adolescent se plaisait à penser qu’il n’y avait que les gens médiocres pour ne pas voir le potentiel dissimulé dans chaque détail barbant. En règle générale, la salle de duel se trouvait être leur cible de prédilection pour se dégoter une chaise, avant de la rendre (pratiquement) dans son état originel.

Pour cette raison, lorsque Bane acheva son ascension et échoua dans le couloir du septième étage – non sans un grondement ennuyé qui fit vibrer l’assise du jeune homme –, le grotesque duo se dirigea immédiatement vers la fameuse salle de duel afin d’y attendre la Serpentard qui ne manquerait sans doute pas d’arriver d’une minute à l’autre. Elle avait mentionné Appleton pour un devoir de botanique, mais Jørgensen doutait très fortement que ces deux-là fourrent leur nez dans quelque chose d’aussi studieux. Bah, ça serait toujours l’occasion de l’asticoter. Il fallait être complètement aveugle pour ne pas voir la façon dont Toni mangeait le Poufsouffle des yeux. Silas pouvait difficilement lui donner tort d’un point de vue strictement plastique. Il n’aurait pas dit non à un baiser volé ; pourvu que Kenneth ne s’en souvienne jamais. M’enfin, il y avait des chances que son hygiène buccale laisse autant à désirer que la propreté des parchemins qu’il rendait aux professeurs – et c’était bien suffisant pour tenir l’idée très, très éloignée de toute volonté de réalisation.

Grimaçant, Silas se redressa sur son ronronroulant pour s’en extirper et fit quelques pas tremblants afin de dissiper l’engourdissement et la raideur de son genou déformé ; jusqu’à retrouver sa démarche chaloupée habituelle. D’une main, il massa distraitement sa rotule cabossée en jetant un œil à la salle de duel désertée (encore ouverte pour les élèves souhaitant s’entraîner en dehors des heures du club). Alors que ses yeux perçants cherchaient déjà la victime idéale parmi les chaises poussées le long des murs, des bruits de pas le firent se relever comme s’il avait été électrisé. Il détestait être surpris en train de masser sa jambe abîmée, lui qui prenait toujours soin de revêtir des pantalons informes pour dissimuler la forme particulièrement repoussante de son membre malade. Heureusement (ou malheureusement), la vue de Toni lui tira d’autres souvenirs plus agréables, mais également plus embarrassants ; ceux du baiser langoureux échangé dans ce placard trop étroit. Silas se souvenait de son odeur et du goût de sa peau, ainsi que de la vue un peu trop plongeante sur son décolleté qui n’avait pas manqué d’emballer son cœur – et d’autres choses. S’il n’avait aucun problème avec cette intimité partagée, c’était en revanche la première fois qu’ils se voyaient seuls à seuls depuis cet événement et il devait admettre se sentir soudain un peu gauche.

Comporte-toi normalement, décida-t-il selon toute logique.

Après tout, ce n’était pas comme s’ils sortaient ensemble ou qu’ils flirtaient habituellement. C’était juste une pote – une bonne copine avec qui il faisait la course sur des fauteuils ensorcelés comme les gamins qu’ils étaient restés depuis leur première année. Ils s’étaient juste embrassés, pas de quoi en faire un drame. (C’était juste un long, très long baiser dans une pièce exiguë. Pas de quoi fouetter un chat, hein ?)

Fourrant les mains dans les poches de sa robe de sorcier qu’il n’avait pas pris la peine de retirer après les cours, Silas étira un large sourire – peut-être un rien vacillant, tenaillé par ces images encore vivaces qui dansaient dans un coin de son esprit – et salua Toni en haussant une épaule et un sourcil faussement suggestif pour espérer dissiper toute ambiguïté dans une vague d’humour. Puis, sans rien ajouter, il écarta grand les bras et les jambes dans une posture extrêmement ridicule au regard de sa silhouette tordue, fronçant sourcils et nez pour entamer d’une voix de commentateur sportif :

— Alors mesdames et messieurs, voici venir la plus grande concurrente de Jørgensen Patte-Folle à ce jour : Mancini La-Gagne, la meilleure pilote de ronronroulant de toute la Grande-Bretagne ! C’est un affrontement historique auquel nous allons assister, continua-t-il de clamer en s’avançant en crabe vers la jeune fille, avant de se redresser – difficilement et non sans une nouvelle grimace, mais sans cesser son petit numéro pour autant. Lancez les paris, quelle écurie remportera cette course ? questionna-t-il d’une voix prétendument grave, avant de tourner autour de la cinquième année pour saisir ses épaules et la diriger gentiment vers Bane. Êtes-vous prêts pour ce grand moment, mesdames et messieurs ? Avez-vous attaché vos slips à votre siège ? Ça va décoiffer !

Renonçant enfin à sa voix artificielle, Silas éclata de rire lorsqu’ils furent tous les deux parvenus jusqu’à Bane. Se mouvant jusqu’à se retrouver en face d’elle, il pencha la tête avec un sourire de chat :

— Alors, ce devoir avec Appleton ? Il était vrai au moins, ce mensonge ? la taquina-t-il avec légèreté, sincèrement joyeux à l’idée de passer un moment tout ce qu’il y avait de plus adolescent avec une copine amusante.

Si le premier échange de regards ne trompait personne, amenant inévitablement une certaine tension, les deux amis se détendirent à l’instant où ils retrouvèrent leurs habitudes. Il fallait dire que Silas n’avait jamais envisagé sérieusement de flirter avec Toni et qu’il n’en avait pas la moindre intention ; il y avait une différence entre embrasser quelqu’un pour jouer, pour tester ses limites et découvrir de nouvelles sensations adolescentes, et envisager de sortir avec. D’ailleurs, le jeune homme n’avait jamais eu l’ambition – pas même une seule fois – de sortir avec qui que ce soit. Pas même avec Teddy et encore moins avec Dash dans l’hypothèse où il lui retournerait ses sentiments ; ce qui, de toute façon, n’arriverait pas dans cette vie. Il trouvait qu’il avait déjà bien assez à faire avec cette dictature hormonale contrariante pour ne pas en plus se rajouter l’officialisation de quoi que ce soit. Et puis, avec Toni, ça avait toujours été de la franche camaraderie ; ce n’était pas du tout comme avec la rouquine, à laquelle son corps avait toujours réagi sans aucune ambiguïté. À dire vrai, Silas était plutôt soulagé de prendre conscience que la tension qu’il avait crainte se dissipait aussitôt avec Toni. Il n’avait pas besoin de ça, en plus du reste.

Un sourire de gosse illumina son visage lorsque la Serpentard répondit sur le même ton à ses présentations théâtrales et sa voix de commentateur sportif beaucoup trop impliqué.

— Mancini La-Gagne qui, je le rappelle, a triomphé la saison dernière et conserve donc son titre depuis plus d’un an ! clama-t-elle triomphalement avant de décrire un cercle comme pour haranguer une foule imaginaire, avant de se retrouver devant Silas, dont elle pointa le torse d’un doigt décidé. Nul doute que lui ravir la victoire sera périlleux, mon cher Horace ! affirma-t-elle, éclatant de rire avec son camarade pour mettre fin à leur petit numéro de gamins.

— Facile à dire, puisque j’étais pas là, la gronda-t-il gentiment.

Une fois qu’elle fut installée dans le ronronroulant, le Serdaigle ne put s’empêcher de la taquiner au sujet de son absence à la réunion de l’association des droits des élèves. En réalité, il n’avait aucune rancœur ou aucune déception à ce sujet, il était habitué à ce que ses amis se désintéressent totalement de ses passions. Le mieux qu’il pouvait espérer, c’était une présence pour la forme, mais certainement pas un véritable effort pour comprendre et suivre le sujet du moment. Lorsqu’on s’était fait une raison, même lorsqu’on était susceptible comme Jørgensen, ça n’atteignait plus de la même façon. C’était plus diffus, moins crève-cœur. Silas s’amusa cependant beaucoup de la voir rougir à sa question, comme prise en faute. Il n’était pas dupe.

— Kenny avait réussi à récupérer le devoir de botanique de Suzy Wolden, fallait qu’on fasse un recopiage intelligent. Griffith est coriace à duper…, se justifia-t-elle.

— Ça, j’te l’accorde. Cette sale conne a des yeux dans le dos, chuis sûr qu’elle est pas vraiment humaine, concéda-t-il, beau joueur.

L’embarras de la jeune fille était toutefois toujours perceptible ; elle s’éclaircit la gorge pour demander, évacuant la question épineuse :

— Hum, alors, ces cours d’éducation sexuelle, ça avance ?

Aussitôt, Silas haussa un sourcil brun amusé, ses commissures se retroussant sur un sourire taquin.

— L’avancée des projets est réservée aux adhérents, miss Mancini. Pourquoi, ça t’intéresse ? Besoin d’aide ? ronronna-t-il, visiblement très satisfait de ses taquineries.

Puisqu’ils étaient avant tout là pour s’amuser, Silas s’aventura dans la salle de duel pour s’emparer de la chaise qu’il avait repérée. Sortant sa baguette – non sans la faire tournoyer entre ses doigts agiles, petite manie qu’il avait acquise et qui lui donnait assurément un air de frimeur –, il la pointa sur la chaise et murmura « Locomotor barda ». Jusqu’ici, ils avaient toujours bricolé avec des Wingardium leviosa pour tenter d’animer les chaises, mais chaque année, le défi devenait de plus en plus intéressant à mesure que leurs capacités magiques et leurs connaissances augmentaient. Avec ce sortilège, Sila aurait peut-être enfin l’occasion d’être un adversaire vaguement potable, pour une fois. D’un autre côté, lui s’asseyant sur son siège, riant aux larmes en tentant de faire avancer le bousin en déplaçant sa baguette depuis son assise tandis que Toni filait sur Bane à toute vitesse… Ça restait de bons souvenirs.

La chaise victime, désormais bolide de course improvisé, s’anima en suivant le mouvement de la baguette de Silas. Un grand sourire fendit la face pâle du garçon, réjoui.

— Je sens que ça va déchirer ! lança-t-il, tout en dirigeant l’objet avec sa baguette jusqu’au couloir.

Espérons surtout qu’il ne déchirera rien de matériel.

Lancer de dé :

C’était rafraîchissant de retrouver ce genre de moments de complicité avec Toni. Pas d’enjeux, pas de remords, pas de regrets ; pas de rancœur non plus. C’était simple et léger. Exactement ce dont il avait besoin après ces premiers mois épuisants. Aussi ne chercha-t-il pas davantage à les évoquer, à les ramener à la surface comme s’ils avaient la moindre importance. Ne comptaient plus que les personnes qui les peuplaient et pour lesquelles Silas nourrissait une immense affection.

— Et c'était bien naze de pas avoir de partenaire à ma hauteur, lâcha la Serpentard en allant trouver sa place sur le ronronroulant.

— Tu m’étonnes, chuis irremplaçable, ricana le Serdaigle avec un clin d’œil.

Déconner et oublier, c’était le programme parfait de cette soirée. Silas ne s’en détourna pas, même quand le pieux mensonge de Toni fut mis sur la table ; il n’était pas dupe, mais il n’avait pas non plus véritablement envie de chipoter pour des détails de cet ordre. Il était bien conscient que ses déboires socio-politiques n’intéressaient qu’une maigre poignée de ses camarades. Autant accepter la compagnie de ceux qui voulaient encore s’infliger la sienne sans leur reprocher de ne pas le suivre dans toutes ses escarmouches. Alors, il embraya sans se formaliser sur la botanique et sa prof insupportable – qui l’aimait bien, franchement ? C’était une vraie psychopathe, cette meuf.

— Tu crois qu'elle a quel âge, sérieusement ? Mille ans au moins vu sa tronche ! s’esclaffa l’adolescente, arrachant un éclat de rire à son pote, avant de lui demander comment s’était déroulé sa réunion (ce à quoi le jeune homme demanda avec malice si elle avait besoin d’aide sur le sujet). Peut-être bien. Au cas où t'aurais pas remarqué, je suis loin d'être une experte ! répliqua aussitôt Toni, sans fard.

— Sérieux ? s’exclama-t-il en haussant un sourcil presque dubitatif. T’aurais besoin d’aide pour quoi ? l’interrogea-t-il, cette fois franchement curieux.

Toni n’était peut-être pas l’un des canons de l’école, mais elle n’en demeurait pas moins très jolie. Silas était persuadé qu’elle n’avait qu’à demander pour obtenir des conseils appropriés. Tout à son étonnement, le Serdaigle ne se laissa cependant pas distraire et ensorcela une chaise pour la transformer en parfaite concurrente de Bane – à ceci près qu’elle n’avait strictement aucune chance de le battre à la course, mais bon, c’était le jeu. Ses échecs faisaient partie de la rigolade. Au sifflement appréciateur de son amie, le garçon se fendit d’une révérence grotesque ; d’autant plus que sa jambe tordue s’inclinait dans un angle inquiétant et qu’il levait toujours sa baguette pour déposer la drôle de bête dans le couloir aux côtés de sa très sérieuse concurrente. Évidemment, il ne put s’empêcher de communiquer son enthousiasme.

— Quoi ? Déso, je suis déjà partiiiiiie ! se moqua Toni tandis que ce traître de Bane se lançait déjà tranquillement en direction de la ligne d’arrivée improvisée.

— Eh ! lança Silas d’un ton accusateur, avant de clopiner jusqu’à sa chaise ensorcelée pour s’y engoncer péniblement. Tu perds rien pour attendre ! promit-il, levant sa baguette vers son adversaire dans l’espoir que l’objet soudain animé suive cette direction sans encombre.

Le plus drôle fut sans doute que ça fonctionna parfaitement ! La chaise avançait rapidement, pas assuré sur pas assuré sans plus s’arrêter. Silas se mit à rire d’un air réjoui, tentant d’attirer l’attention de sa camarade déjà devant pour lui montrer son tout nouveau chef-d’œuvre d’animation magique. Ça en jetait quand même, non ? Un franc succès ! Ça aurait été encore mieux s’il avait pu faire ça en cours, au passage… Il aurait bien gratté quelques points – alors que s’ils se faisaient prendre, c’était plutôt des points en moins. Franchement injuste, non ?

Mais Toni était trop occupée à traverser la Dame Grise, qui la fit bien sûr frémir de la tête aux pieds en lui jetant un regard aussi glacial que devait être l’expérience de la Serpentard. Cette curieuse expérience permit contre toute attente à l’éclopé de passer devant Bane, aussi contrarié que sa pilote, qui avait ralenti en poussant des grondements mécontents. Il fallait croire que les ronronroulants n’appréciaient pas spécialement de traverser des fantômes non plus…

En profitant pour se retourner sur sa chaise ensorcelée d’un air victorieux, Silas se fendit d’un large sourire et lui adressa un majeur taquin.

— Cheh, tricheuse !

Lancer de dé :

Inévitablement, l’étonnement se peignit sur la face de Silas lorsqu’il entendit Toni affirmer qu’elle aurait besoin de conseils sur le plan de l’éducation sexuelle. Sa curiosité piquée, il l’interrogea prudemment pour obtenir des détails – si elle avait paru plutôt timide lors de leur baiser dans le placard, elle était loin de ne pas être jolie ou populaire, deux éléments qui vous hissaient tout en haut de l’échelle sociale adolescente (ce qui, en règle générale, avait pour résultat de dégueuler un certain nombre de clés charnelles).

— Bah un peu tout, répondit-elle vaguement. Je ne suis pas vraiment une tombeuse, au cas où t'aurais pas remarqué !

Jørgensen pencha légèrement la tête sur son épaule d’un air perplexe, haussant un sourcil dubitatif.

— Y a pas besoin d’être une tombeuse pour avoir les oreilles qui traînent, releva-t-il. Et puis, en vrai, les tombeurs sont les pires. Ils font n’imp avec leurs zgegs et après ils vont chialer d’avoir chopé des boutons, ricana-t-il, intérieurement radieux à l’idée que cette mésaventure arrive un jour à Rowle ou Appleton.

Si ça arrivait, il boirait ces anecdotes comme du petit lait… Mais ce n’était pas vraiment la question qui les occupait. La question qui les occupait, désormais, n’était d’ailleurs plus sexuelle, mais bien automobile – enfin, vaguement ; si on pouvait qualifier d’automobiles des chaises galopantes. Une fois les derniers préparatifs disposés, la Serpentard n’attendit même pas la fin du décompte pour prendre de l’avance ; sous l’air mi-scandalisé mi-réjoui de son comparse, appréciant silencieusement son audace et sa compétitivité. Sa tricherie se retourna cependant violemment contre elle : non seulement la chaise ensorcelée du Serdaigle avançait miraculeusement à bons pas vers la ligne d’arrivée, mais en plus de cela, Bane et Toni traversèrent la Dame Grise dans un concert de grimaces et de grognements mécontents. Fier comme un paon, Silas leur passa sous le nez – non sans un majeur fièrement dressé.

— Tricheur toi-même, tu vas voir ! lança-t-elle aussitôt, en chœur avec un grondement réprobateur du ronronroulant. Allez Bane, on ne va quand même pas laisser ce crâneur gagner ! encouragea-t-elle le chat-qui-n’était-pas-un-chat.

Si la pique toucha juste, motivant l’artefact magique à reprendre du poil de la bête et à accélérer la cadence, l’avance qu’avait prise Silas était bien suffisante pour lui faire passer la ligne d’arrivée avant eux. Levant les deux bras au plafond dans un cri victorieux, Jørgensen reprit sa voix de commentateur sportif pour s’auto-acclamer :

— C’est un jour historique auquel nous assistons, mesdames-messieurs ! His-to-ri-que je vous dis ! Première victoire jamais enregistrée du joueur danois, il passe la ligne d’arrivée malgré la honteuse tricherie de la joueuse italienne. Matez-moi sa tronche, mesdames-messieurs : elle a la haine, nan ? finit-il en se retournant sur sa chaise, un immense sourire aux lèvres tandis que l’objet ensorcelé continuait son avancée sans se soucier de ses émois.

Mais sa plaisanterie exaltée prit rapidement fin lorsqu’il abaissa sa baguette pour mettre fin au sort. Les courses de fauteuils étaient toujours trop rapides ; comme toutes les bonnes occasions, probablement. D’une grimace, il s’appuya sur l’accoudoir de sa vieillerie à présent immobile tandis que ses concurrents le rejoignaient. Une malice dangereuse dansa toutefois dans ses prunelles trop luisantes lorsqu’il avisa la jeune fille.

— Est-ce que j’aurais pas le droit de te filer un gage, après cette victoire éclatante ? Chuis sympa, j’te laisse choisir ta corvée, accorda-t-il, grand prince.

La bonne humeur de Toni était sacrément contagieuse et, lorsqu’elle éclata de rire, Sila eut du mal à ne pas en faire autant – d’autant plus lorsqu’elle s’exclama :

— Je vis pour voir ce genre de conneries arriver à Kenny ou Gus !

— Moi aussi, lâcha immédiatement le Serdaigle sans la moindre trace de remords.

Ce n’est pas comme si la jeune fille ignorait la rancœur qu’il nourrissait contre ces deux-là. Au moins, ils se marreraient bien le jour où ça arriverait ; parce que ça arriverait forcément, il n’en doutait pas. Un seul crâne était trop vaste pour contenir tous leurs neurones réunis, il fallait bien pouvoir en tirer quelques anecdotes amusantes de temps en temps.

Mais bientôt, cette vision idyllique du futur s’effaça sous l’effervescence et les surprises que la course de fauteuils improvisée leur réservait. Si Jørgensen ne s’attendait pas à une chose, c’était bien de gagner ! Fanfaronnant bruyamment, fier comme un paon, il se fit un malin plaisir de clamer sa victoire incontestable – première d’une longue série, espérait-il. Lorsque la Serpentard parvint à sa hauteur avec Bane, non sans avoir remercié le ronronroulant d’avoir fait de son mieux, le jeune homme ne fut pas le moins du monde surprise de l’entendre râler d’un air contrarié :

— J’suis sûre que t’as payé la Dame Grise ou que t’as fait jouer la solidarité entre Serdaigles tss.

— Oui, c’est probablement ça qui explique ta médiocrité, lança-t-il avec un immense sourire taquin.

Toni avait toujours été une mauvaise perdante – lorsqu’elle prenait son balai pour s’envoler sur le terrain de quidditch, la jeune fille était toujours déterminée à revenir avec la victoire et c’était un trait de caractère que Silas appréciait beaucoup chez elle. Il ne se formalisait pas de sa réaction, d’autant qu’elle se montrait finalement plutôt enjouée malgré cette issue inattendue – elle vint même frapper leurs paumes d’un clac sec pour sceller cette fin de course improbable. Toujours mutin, Silas l’enjoignit à choisir son gage, mais Toni ne l’entendait pas de cette oreille.

— Tu as le droit seulement si c’est toi qui choisis, sinon c’est pas drôle ! répliqua-t-elle aussitôt ; sans doute pour reculer un peu le moment de sauter à pieds joints dans la première bêtise venue.

— OK, OK, accepta-t-il, faisant mine de réfléchir tandis que Bane se coulait contre ses jambes en ronronnant sous sa forme de chat retrouvée. Invite Kenneth pour la Saint-Valentin, décida-t-il finalement, une lueur dangereusement amusée dans les yeux.

Il fallait être aveugle – ou monocellulaire comme Appleton – pour ne pas voir comment son amie le mangeait des yeux. Si elle n’avait besoin que d’un coup de pouce pour avancer ou passer à autre chose, Silas voulait bien se dévouer pour être le génie diabolique derrière ce prétexte tout trouvé.

Silas accueillit le doigt d’honneur avec le sourire, pas le moins du monde déstabilisé ou vexé par cette marque de caractère très prévisible de la part de Toni. Après tout, il en était lui-même plutôt friand avec ses amis et n’hésitait jamais à répondre par un majeur silencieux à une pique lorsque rien de suffisamment amusant ne lui venait à l’esprit pour répliquer. Aussi ne fut-il pas davantage surpris de frapper sa main en guise de félicitations sonnantes et trébuchantes, avant de l’entendre refuser de choisir son gage ; compétitive et fière jusqu’au bout ! C’était l’un des traits de caractère qu’il appréciait chez la jeune fille.

Mais sans doute ne s’attendait-elle pas à ce que Jørgensen s’empare de la situation pour lancer une corde – à elle de voir ce qu’elle comptait en faire, mais l’idée était séduisante. C’était après tout plus simple de se lancer sous couvert d’un gage que de prendre le risque d’y aller à découvert sans bouée de sauvetage derrière. Et sans véritable surprise, les yeux perçants de Silas virent s’épanouir un rose soutenu sur le visage de la Serpentard prise de court.

— Euh…

— Tu peux refuser, ajouta-t-il aussitôt en constatant l’étendue de son embarras et sa soudaine difficulté à articuler quoi que ce soit – ce qui était suffisamment inquiétant chez l’adolescente pour être notifié. Je te donnerai un autre gage.

C’était censé être une porte entrouverte, pas une torture ! Cependant, fidèle à elle-même, Toni ne fit pas marche arrière, pas davantage qu’elle ne se débina après avoir affirmé sans trembler qu’elle accepterait le gage qu’il lui donnerait.

— Bien sûr, sans souci ! Défi relevé ! s’exclama-t-elle en reprenant contenance, malgré l’évidente panique qui agitait soudain ses yeux troublés. C’est mon meilleur pote, t’aurais pu trouver un gage un peu plus corsé, quand même ! se moqua-t-elle même pour maintenir une illusion qui n’existait que dans son esprit.

Nerveusement, elle passa ses doigts dans ses longs cheveux bruns sous le regard mi-amusé mi-désabusé du Serdaigle, qui croisa les bras sur sa poitrine en haussant les sourcils.

— Hm, hm, se contenta-t-il de répondre, commissures ourlées d’un air railleur qui n’était pas dupe. Te sens pas obligée avec moi.

L’art de dire les choses sans les dire ; lui laissant la possibilité d’ignorer sa perche ou de la saisir si elle souhaitait en discuter. Après tout, elle avait peut-être besoin d’en parler ? Qui sait si elle s’était seulement confiée à qui que ce soit – et Silas était plus que bien placé pour savoir que tomber amoureux de son meilleur ami était un vrai cauchemar ambulant. Comme pour rendre la confession en suspens moins difficile, le Serdaigle décroisa les bras et lissa ses traits pour lui offrir un sourire plus doux ; un peu de connivence, un peu de compassion aussi, au fond. Ça avait beau être de Kenneth dont il était question, la situation n’en restait pas moins similaire : un meilleur pote autour duquel tournaient plusieurs filles sans autre possibilité que de regarder et de fulminer en gardant ses sentiments pour soi – conscient que prendre la parole pourrait tout gâcher.

— Je me moque pas, ajouta-t-il, d’une voix étonnamment bienveillante.

Pour la rassurer, pour lui assurer qu’il était une oreille sur laquelle compter ; pour lui assurer aussi qu’il se détournerait du sujet si elle le lui demandait.

L’air amusé de Silas face à la façade qu’arborait Toni, déterminée à prétendre qu’elle n’éprouvait rien pour son meilleur ami, n’eut cependant pas l’effet escompté. Si Jørgensen n’aimait pas être pris pour une buse et encore moins maintenir les apparences pour un confort illusoire, il n’appréciait pas non plus de mettre ses amis dans l’embarras – encore moins lorsque cela semblait toucher un point aussi sensible. Aussi prit-il une direction plus douce, plus apaisée dans l’espoir de la rassurer, mais il n’obtint pas tout à fait le résultat voulu.

— Obligée de quoi ? persista-t-elle, d’une voix cependant nettement moins assurée.

Son comportement devint beaucoup moins maîtrisé ; éclatant en milliers de petits morceaux terrifiés qui vinrent se planter dans sa chair paniquée. Ses yeux cherchaient tout sauf le regard de son camarade, qu’elle s’évertuait à éviter du mieux qu’elle le pouvait. Silas tenta de la rassurer à nouveau, toujours un peu plus doux ; si cela parut fonctionner un temps, lui assurer qu’il ne se moquait pas fit dérailler complètement ce progrès.

— Bien sûr que si, répliqua la jeune fille, dont les prunelles se voilaient soudain de larmes qui arrachèrent un sursaut au cœur du garçon désarçonné par la tournure des événements.

Toni détourna tout à fait le visage pour tenter pitoyablement de se soustraire à son attention soutenue, mais cela ne découragea pas le Serdaigle. Quelques secondes stupéfaites passèrent, puis il se redressa pour s’approcher de son amie en claudiquant, saisissant délicatement ses épaules pour les caresser gentiment d’un pouce amical. Ses yeux perçants se baissèrent sur son visage, cherchant ses iris sans insistance ; toujours doucement, avec bienveillance.

— Hey… Je me moque pas. Enfin…, rectifia-t-il avec un petit sourire, juste un peu parce que j’trouve que tu mérites mille fois mieux que ce gros beauf, mais c’est pas grave.

Il avait sans doute sous-estimé le nœud d’émotions à l’origine de sa réaction ; pourtant, il était très bien placé pour savoir combien sa position était délicate, faite de frustrations sans fin et de déceptions continuelles.

— Tu veux en parler ? ajouta-t-il doucement, d’un ton prudent.