Confortablement installé dans un fauteuil de la salle commune, Haley relisait encore et encore la même phrase sans parvenir à en comprendre le sens. Elle avait l’esprit ailleurs, loin de son manuel de sortilèges et du devoir qui l’attendait. Un instant, elle laissa son regard vagabonder de l’autre côté de la fenêtre, regardant sans même les voir les grosses gouttes de pluie qui s’abattaient inlassablement sur le carreau.
Depuis le bal de Noël, elle était un peu distraite, repensant à ce que Misha lui avait dit sur l’usurpateur. Il devait avoir raison : il s’agissait d’un proche, de quelqu’un qui la connaissait suffisamment pour être crédible auprès de ses amis, mais elle avait beau se creuser la tête, elle ne voyait pas qui ça pouvait être. Et comment il faisait pour avoir une apparence aussi proche de l’originale. Elle en était sûre désormais : plutôt que de chercher qui ce pouvait bien être, il fallait d’abord trouver comment il procédait. Elle espérait bien qu’en déterminant son modus operandi, elle finirait par affiner la liste des suspects. D’un geste vif, elle referma son manuel : tant pis pour le sortilège de désillusion, elle allait s’occuper des méthodes magiques d’usurpation d’identité.

Déterminée, la préfète quitta son fauteuil d’un coup, percutant un élève de deuxième année auquel elle n’avait pas prêté attention et qui avait le malheur de passer trop près de son siège. Celui-ci, voyant son insigne doré surmonté d’un « P », sembla renoncer à toute volonté d’invective et fila sans demander son reste, tandis qu’elle-même fourrait son livre dans son sac. Elle le lança par-dessus son épaule, prenant la direction de la sortie sans autre pensée que son nouvel objectif : elle allait voir le professeur de potions. Elle ne connaissait pas beaucoup d’options différentes pour voler l’apparence d’autrui, mais elle savait qu’il y avait au moins une potion qui pouvait le faire et elle était bien déterminée à faire crouler le vieil homme sous les questions à ce sujet. Tout du moins était-ce l’idée originelle : au fond d’elle, elle savait très bien qu’en arrivant devant l’aîné des enseignants, elle aurait infiniment moins de prestance.

Ses pas la portèrent naturellement vers les cachots, trajet qu’elle commençait à connaître par cœur à force de se rendre en cours ou de rejoindre Artemis devant sa salle commune. Elle n’avait guère besoin de trop se concentrer pour trouver le bon embranchement ou le bon couloir... et pourtant au bout de quelques minutes de trajet, elle se figea. Perdue dans ses pensées, elle avait dû louper son carrefour. Et à bien y réfléchir, elle n’avait pas croisé d’autres élèves depuis longtemps. Pourtant à cette heure-ci, les serpentards qui arpentaient le sous-sol étaient habituellement légions. Oubliant un peu ce pour quoi elle était venue, Haley s’enfonça plus encore dans le couloir déserté où seule la lumière un peu sinistre des torches la guidait. Le silence était un peu pesant, mais elle se força à avancer ; bon sang, elle avait déjà fait des rondes nocturnes, ça n’était pas un coin délesté du château en plein jour qui allait l’effrayer !

Elle aurait dû être rassurée en voyant enfin un tableau occupé, un être presque vivant, au moins animé qui saurait la guider. Elle semblait être retournée en première année, lorsqu’elle se perdait encore dans l’école et qu’elle demandait son chemin à tous les portraits qui voulaient bien prendre un peu de temps pour elle. Mais celui-ci... il était différent. Un peu intimidant. Elle était comme hypnotisée et la fatigue devait lui jouer des tours, inventant des odeurs qui n’avaient rien à faire dans le sous-sol du château. La voix qui résonna légèrement autour d’elle la fit reculer d’un pas. Puis d’un deuxième. « Je n’ai pas peur. » s’entendit-elle dire, presque plus pour s’en convaincre que par réelle conviction. Sa propre voix lui semblait lointaine, tout d’un coup. La préfète était tiraillée entre l’envie de prendre la poudre d’escampette et celle de rester là, à contempler cet étrange tableau. Il n’était pas si effrayant, en fait... inconsciemment, elle avait de nouveau avancé vers lui. Elle ne sentait même plus le poids de son sac. Elle avait simplement un peu froid.

Les cachots avaient toujours été assez lugubres, peu hospitaliers ; lorsqu’elle était une élève toute fraîche et innocente de première année, découvrant les fantastiques couloirs de l’école et la magie qui resplendissait dans chaque pièce, elle n’avait trouvé qu’un seul endroit qui la rebutait vraiment. Le sous-sol n’était pas accueillant, et même un peu effrayant pour une enfant de onze ans : les cours de potions en devenaient un moment où il était nécessaire de prendre son courage à deux mains pour atteindre ce qui servait de salle de classe. Les années passants, elle s’y était accoutumée ; elle ne prenait pas un grand plaisir à se balader en ces bas-lieux, mais elle n’était plus une gamine apeurée. Jusqu’à ce jour.

Il faisait froid et l’humidité pesait sur sa longue chevelure blonde, collant légèrement ses mèches sur le visage. C’était désagréable, comme un match de quidditch sous la pluie, mais l’agacement laissa vite place à un autre sentiment, beaucoup plus indescriptible. La peur se mêlait à la curiosité et au mystère ; le portrait, vestige du passé, paraissait beaucoup trop vivant, beaucoup trop présent dans le couloir. Il était imposant et disposait d’une présence sans pareille, non comme s’il avait été posé là, dans ce corridor, mais comme si le corridor avait été construit autour de lui, pour lui. « Tant mieux, cela aurait été difficile de te proposer mon aide si tu as peur de moi. » De l’aide. Haley avait toujours eu une grande crainte de l’abandon, une peur d’être seule et sans défense, de ne pas avoir d’aide. Pourtant, elle n’en avait jamais manqué : elle était entourée de ses parents, de ses meilleurs amis, de Misha – qui désormais savait aussi pour l’usurpateur – et même le directeur savait et cherchait à l’aider. Elle savait tout ça, mais elle demeurait inquiète : seront-ils suffisants ? À la hauteur de cette guerre silencieuse qu’elle menait contre son usurpateur ? N’allaient-ils pas finir par préférer l’Autre, celui qui se faisait passer pour elle ? La fausse Haley était peut-être une meilleure Haley qu’elle...

Ses cauchemars lui revenaient plus facilement dans cette obscurité pesante, alors même que le tableau n’animait enfin, lui qui semblait déjà la connaître et lui proposait un secours inattendu. L’envie de faire demi-tour l’avait abandonnée, remplacée par l’envie d’en savoir plus, de comprendre. « Comment ? » Comment un portrait pouvait-il l’aider ? Il n’était que peinture, qu’inconsistance, voué à observer les humains en allant de tableaux en tableaux sans jamais pouvoir impacter quoi que ce soit. Ou qui que ce soit. La raison lui soufflait cette évidence, tandis qu’autour d’elle, tout portait à croire que les choses n’étaient pas si simples, si limpides.

Une autre question la taraudait, un peu cynique. « Pourquoi vous voudriez m’aider ? » Quel était son intérêt ? Où était sa motivation ? Comment un tableau qui semblait plus vieux qu’elle, vieux de plusieurs décennies, pouvait trouver intéressant d’aider une simple adolescente ? Bonne élève, peut-être. Compétitrice, sans doute. Hargneuse, parfois... mais une adolescente tout de même.

Happée par la séduction surnaturelle du tableau, Haley en oubliait ce qui l’entourait : les cachots n’étaient plus qu’un accessoire et vaguement lugubre. L’obscurité servait mieux cette discussion atypique et secrète, elle abritait ces deux êtres, l’un fait de chair et de sang, l’autre de peintures et de souvenirs... de connaissances et de pouvoirs, peut-être également.

Ses craintes parasites n’avaient plus de places : seules celles qui entouraient l’usurpateur demeuraient et étaient saisies au vol par le portrait qui semblait les saisir mieux que quiconque. Il était le seul à trouver les bons mots, le seul à ne pas la confondre avec l’Autre. Le seul qui soit capable de trouver la vraie Haley sans hésiter. Ses meilleurs amis s’étaient fait avoir, Misha avait été dupé, et combien d’autres avec eux ? Mais Lui, ce tableau inconnu, la connaissait mieux qu’eux. Il savait qui elle était. Face à lui, elle se sentait unique et estimée. C’était une sensation si séduisante, si grisante qu’elle ne saurait s’en détourner.

Ce qu’il promettait l’était tout autant : une potion qui révélerait la vérité au grand jour. Elle n’aurait qu’à en glisser dans le thé du matin de chacun des suspects et laisser la magie opérer. Il lui offrait la solution et bien d’autres choses encore. Elle qui voulait montrer ce dont elle était capable ; pas seulement une bonne élève en classe, mais une sorcière capable, une femme forte et une mage estimée de tous. Elle se distinguerait, ainsi. Sans l’aide de son père, sans les contacts de sa mère. Simplement grâce à sa magie... et à ce tableau qui lui apportait ces opportunités. Ça n’était pas gratuit, elle le savait, mais c’était justement ce qui faisait toute la différence : ainsi, elle mériterait ce qu’il avait à lui offrir. Une aide contre une autre. Le marché compréhensible, acceptable. Au fond, elle avait le sentiment qu’il savait qu’elle allait accepter avant même qu’elle ne prenne sa décision. « D’accord. » Elle avait parlé d’un ton ferme, infiniment moins hésitant qu’auparavant. Elle avait toujours été ainsi : lorsqu’elle prenait une décision, qu’elle avait quelque chose en tête, elle savait la mettre en œuvre. Elle ne faisait pas les choses à moitié. Jamais de demi-mesure. « De quoi avez-vous besoin ? » Et de quels ingrédients aurait-elle besoin pour sa potion ? Mais il était encore trop tôt pour poser la question : il fallait qu’elle lui montre qu’elle comptait bien remplir sa part du marché. La préfète se sentait désormais forte, prête à tout. Peut-être était-ce inconscient, dangereux ou idiot. Mais elle voulait croire en ses capacités, elle voulait que ce marché soit réel.