Parfois, notre personne devient notre priorité — égoïste. Au point qu’on en vient à oublier un événement du passé pourtant important.
C’est ce qui était arrivé à Isadora après sa rencontre avec Selene au manoir Paulet. Ce jour-là, la griffonne s’était rongée de questions en apercevant le visage tuméfié de bleu de l’Aiglon. Elle n’avait rien dit, la voyant se dérober sous ses yeux, évitant une discussion qui, elle se doutait serait hideuse. Elle n’avait rien dit, mais c’était juré de connaître la vérité. Ses yeux, eux, avaient beaucoup trop vu. Pourtant, en rentrant des vacances de Noël, Isadora semblait avoir tout oublié de ce qu’elle avait pu voir. Elle n’avait pas cherché à trouver sa cadette dans les couloirs du château, ni même tenté de lui envoyer un hibou. L’image était pourtant précieusement enregistrée dans sa mémoire, mais une ombre avait fini par la recouvrir. En revenant des vacances d’hiver, Isadora avait bien changé. Égoïstement, elle avait laissé passer ses problèmes avant le reste, elle ne voyait plus que ça et chaque jour elle se laissait chuter un peu plus, se laissant mordre par l’angoisse.

Après son dernier cours de la journée, fatiguée de lutter contre sa propre fatigue, la jeune sorcière avait fini par passer la porte des toilettes du second étage. Mécaniquement, ses pieds l’avaient guidé jusqu’au troisième lavabo pour venir y faire couler de l’eau. Elle récupéra un peu du liquide dans le creux de ses mains avant de venir s’asperger le visage avec, suivit d’un long soupir. La fraîcheur réveilla ses sens, juste assez pour lui permettre de continuer sa journée. Elle ressemblait de moins en moins à qui elle était autrefois, la remarque la foudroya automatiquement lorsqu’elle se redressa. Son reflet dans le miroir face à elle faisait peine à voir, et pour quoi ? Son entêtement à tout garder en elle, à se montrer insupportable avec les bonnes personnes et à se lier avec les mauvaises. Elle glissa une main dans ses cheveux pour les attirer en arrière avant qu’à l’aide de son pouce elle ne vienne essuyer la traîner de noir sous ses yeux. Il était temps, le bruit de la chasse d’eau derrière elle lui arracha une grimace, peu désireuse qu’on l’aperçoit dans cet état. Le mensonge, si jamais on la questionnait, venait déjà émerger dans sa tête.
« Selene ? » Elle cligna des yeux, observant le reflet de la jeune fille dans le miroir face à elle. Elle venait de sortir de la cabine et Isadora se figea un instant. Ironie de se recroiser des mois plus tard dans des toilettes, comme chez Selene ce fameux jour. Et sous la couche de ses problèmes, avait brusquement resurgit l’image qui ne l’avait pas quitté en partant du manoir Paulet ce jour-là. Selene et ce bleu. Il avait disparu, aujourd’hui sa peau était lisse de blessure, jolie sans rougeur, pourtant, à l’intérieur comment se portait-elle ? Pourquoi avait-elle un bleu au visage la dernière fois ? Les questions remontaient une à la surface, laissant ses problèmes au second plan. Isadora n’était pas proche de la Serdaigle, à vrai dire si elle avait passé du temps avec cette dernière, c’était uniquement dû à leur mère respective. Pourtant, ce bleu, il n’avait pas quitté ses pensées à l’époque et elle, c’était juré de découvrir la raison. Il n’est jamais trop tard pour vérifier si quelque chose se tramait sous ce visage si doux. Vérifié si la jeune Paulet allait bien, aussi étrange que cela puisse paraître de la part d’Isadora. « Je… Ça fait longtemps. » Ajouta-t-elle alors qu’elle cherchait au fond les mots pour ne pas l’effrayer, ni la brusquer.
L’eau coulait toujours dans le lavabo et Isadora sembla enfin le remarquer. Elle le ferma, avant de venir se tourner pour faire face à la jeune fille. Elle ne pouvait pas la laisser partir sans obtenir de réponse, tout comme elle ne voulait pas lui balancer ses questions aux visages. Elle n’était pas sans cœur, ni une si horrible personne, comme beaucoup pouvait le penser. Toutefois, elle ne parvenait pas totalement à déchiffrer l’intérêt qu’elle prenait à découvrir les réponses. Elle ne savait pas si elle s’intéressait au bleu poussé par un simple sentiment d’une curiosité déplacé ou si en grattant un peu, elle avait commencé à apprécier sa cadette. « Tu vas mieux ? » Se risqua-t-elle d’une voix douce en touchant machinalement sa propre joue. Plus son regard venait se glisser sur Selene et plus elle avait l’impression d’y trouver son propre reflet.

Routine bien ficelée, elle n’avait jusqu’à présent jamais croisé une âme à cette heure de la journée dans les toilettes. Raison pour laquelle, Isadora n’avait pas pris la peine de vérifier si le lieu était vide avant de s’asperger le visage d’eau. Loin des regards, moment de faiblesse personnelle, la Gryffondor venait de faiblir un instant, elle laissait tomber son masque de fer. La fatigue la rongeait autant que son angoisse, et idiote, elle avait baissé sa garde. La chasse d’eau lui fit comprendre son erreur. Maladresse fatale, elle ne pouvait pas fuir, il ne lui restait qu’à prétendre. — le masque reprenait place sur son visage imparfait.

Isadora et Selene n'étaient pas proches ; leurs mères l'étaient. C'était ce lien premier qui les avait rapprochées. Une aide pour rattraper un retard, quelques mots échangés, mais toujours par politesse, pas par sympathie. Alors, peut-être aurait-elle pu fermer les yeux sur ce qu'elle avait vu. Se contenter de la saluer entre ces murs, puis s'enfuir pour ne pas se mêler d'un problème qui ne la concernait pas. Cependant, elle n'était plus décidée à oublier. Ça l'avait trop hantée autrefois pour qu'elle reste sans rien faire maintenant que Selene était face à elle. Tout était remonté à la surface, Selene au milieu du couloir de l'appartement Paulet, croisement fugace et pourtant ineffaçable. Mais elle, avait-elle oublié cette rencontre ? Question qui ne dura qu'une fraction de seconde. Isadora ne quittait pas le reflet de la Serdaigle et rien ne lui échappait, pas même cette main qui venait cacher cette joue autrefois meurtrie. Secret qu'elles partageaient et qui pourtant laissait la Gryffondor dans une confusion totale. Elle n'avait pas rêvé, ce bleu, elle l'avait bien vu, mais la signification restait une inconnue. Silencieuse sur le sujet, pourtant la curiosité venait surgir de nouveau. Était-ce déplacé de sa part de vouloir en savoir plus ? Isadora n'en savait rien, mais ce n'était pas que la curiosité qui venait travailler son esprit de nouveau concerné par la demoiselle. Non, il y avait aussi cette pointe d'inquiétude qui s'immisçait sur la cause du coup qui baignait avant ce visage si doux. « Depuis Noël. » Elle répéta ses mots, comme si elle venait de prendre conscience du temps écoulé depuis ce fameux jour. Plusieurs mois sans qu'elle ne daigne s'approcher de la jeune fille pour connaître son état. Submergée par ses problèmes, elle avait laissé ce point fumeux d'un côté de sa tête, et désormais elle se sentait honteuse.

« Je vais bien aussi. » Elle insista sur le dernier mot, partageant ainsi ce mensonge avec la Serdaigle. Tout comme elle mentait, elle sentait que Selene agissait de la même manière. Elle prit le temps de scruter son visage, remarquant l'amaigrissement visible de la jeune sorcière. Depuis ce fameux jour, elles ne s'étaient pas vues, alors le changement lui sautait aux yeux. C'était assez brutal, mais rien dans son regard ne la trahissait pour autant. Elle ne souhaitait pas l'effrayer. C'était aussi l'une des raisons qui l'avait empêchée de parler la dernière fois. Parler pour n'avoir que des mensonges en retour ? Elle-même passait son temps à mentir, alors elle n'imaginait pas Selene se comporter autrement. Isadora avait peut-être tort, peut-être que l’aiglon se serait confié à elle ce jour-là si elle l'y avait forcée ? C'était un doute et une culpabilité qui venaient ronger son être silencieusement. Toutefois, le passé devait rester le passé ; désormais, elle devait agir.

Elle fit face à Selene, croisant enfin la profondeur de son regard sans ce miroir entre elles. Elle vacilla, retenant un instant sa respiration alors qu'elle lui paraissait encore bien plus pâle. Quelque chose clochait et elle était intimement convaincue que ce coup avait un lien, une intuition féminine qui venait retourner ses entrailles. Ou alors était-ce parce qu’elle semblait se voir dans le propre visage ?  « J’ai mal dormi cette nuit. Ça passera. » Mensonge, ça ne passerait jamais, car il était trop tard pour elle. Toutefois, elle venait fabuler son désir impossible pour que tout sonne vrai. Ça fonctionnait avec les autres, alors pourquoi pas avec la jeune Serdaigle ? Elle resta silencieuse un moment après ces mots, glissant son corps entre la porte de la sortie et Selene. Isadora avait besoin d'entendre la vérité alors que l'inquiétude de décembre retrouvée venait l'engloutir de nouveau. « Selene, es-tu sûre que ça va ? » Douceur dans sa voix, elle laissa ses mots effleurer sa peau dans l'espoir d'obtenir une réponse, même un indice sur la situation. « Qu’est-ce qui t’arrives ? » Ajouta-t-elle, plus pour souligner en douceur le constat qui n’était pas possible de camoufler.

Ça passera. Ne pas en dire plus, pour ne rien éveiller. L’humain se contentait bien souvent de rester centré sur sa petite personne. Isadora en avait conscience, elle-même ne dérogeait pas à cette règle idiote. Alors sa présence dans les toilettes, à asperger d’eau son visage terne et marqué par le manque de sommeil venait être justifiée. Un mensonge de plus dans lequel elle venait s’enfoncer sans honte. Toutefois, elle sentit que la demoiselle n’était pas idiote et qu’elle ne semblait pas la croire. Ça ne lui plaisait pas, mais elle n’avait rien dit, malgré l’envie de s’enfoncer dans un mensonge de plus.

« Pourquoi tu t'en soucies, on ne se connait même pas. » Non, elles ne se connaissaient pas. Elles n’étaient que deux visages familiers au milieu d’une salle vide. Elles ne se connaissaient pas, seulement de nom pour le plaisir de leurs parents. Isadora n’avait jamais fait l’effort de se lier avec la jeune fille, elle s’était contentée d’obéir à la demande de ses parents, d’aider à rattraper un retard scolaire. Selene venait marquer un point, pourquoi se souciait-elle de ses émois du jour et de cette mine blafarde et de ce secret qu’elle partageait. Ça venait faire sens et pourtant, Isadora ne désirait pas la laisser, se laissant guider par ce qu’elle éprouvait petit à petit pour la douce face à elle. Et peut-être qu’au fond si elle s’en souciait tant, c’était qu’elle constatait que son âme faisait écho à celle de Selene. Douloureux constat qui éveillait un sentiment nouveau de sympathie. « Est-ce si dérangeant ? » Loin de son sarcasme habituel, car elle n’avait aucun intérêt à l’utiliser. Elle avançait à pas feutrés vers ce secret qu’elle voulait percer, grattant contre la surface de ce masque si bien ficelé qu’Isadora avait elle-même l’habitude de porter. Ne le portait-elle pas à cet instant ? « Je n’imagine rien. » Sous-entendu à demi-mot, elle laissa ses yeux dériver une fraction de seconde contre cette joue autrefois marquée. Elle n’imaginait rien, car elle savait. Il lui manquait des éléments mais ses yeux n’avaient pas imaginé cette couleur sur la peau de l’aiglon qui avait tenté de la dissimuler. « Je dors mal la nuit, moi aussi, tu devrais comprendre ça. » Elle se figea un instant, c’était à son tour de se prendre le revers de ses mots. Selene venait voir à travers ses mensonges et ça lui arracha un sourire sans joie, face à ce constat déplaisant. Isadora était lasse de porter ce masque à longueur de journée, il semblait pourtant bien fonctionner, même son frère n’avait rien vu avant qu’elle n’ose lui parler de ses angoisses. C’est pourquoi entendre la demoiselle parler l’étonna. Était-ce si facile pour elle de lire en elle ? Incompréhension qui venait voler devant ses prunelles et embrumer ses pensées, alors qu’elle cherchait les mots justes. Ne pas la laisser partir, ne pas fuir pour nier sa propre vérité, le combat venait la ronger lentement alors qu’elle lança un regard par-dessus son épaule. Elles étaient seules, et elle espérait que personne ne viendrait les déranger. « Je comprends, oui, justement. » Aveux de son propre mal-être à cette inconnue. Elle venait gratter sur la surface, s’approchant précautionneusement pour lire à travers ce masque de poupée qui lui faisait face. Douce, Selene l’était, elle l’avait toujours été du point de vue d’Isadora. Il y avait une infime douceur qui se dégageait de son être, mais aujourd’hui, alors que les yeux de la Gryffondor venaient envelopper sa silhouette, elle percevait une noirceur nouvelle. Celle d’une âme tachée et saccagée qui faisait écho à la sienne. Était-ce pour cette raison qu’Isadora ne parvenait pas à berner la Serdaigle ? Elle inspira longuement, pour reprendre contenance et venir taire la valse de ses pensées intimes pour rester concentrée sur la poupée devant elle.

« Et si nous parlions franchement ? » Elle venait marcher sur des œufs, effrayée à l’idée de briser la demoiselle face à elle. Il y avait une part de curiosité malsaine, avide d’en savoir toujours plus, alors que son esprit vagabondait autour de Selene. Attaque mentale des souvenirs des vacances de Noël, elle ne parvenait pas à retirer ce bleu, d’une jolie couleur, qui avait teinté ce visage de porcelaine qu’elle pouvait scruter. Désormais, il n’était que pâleur, mais elle savait qu’en dessous, les séquelles étaient toujours présentes.