Déjà, l'hiver laissait doucement place au printemps ; les journées se faisaient plus longues, le soleil œuvrant de toutes ses forces pour repousser les ombres, quelques minutes par ici, quelques minutes par là, et Selene se demandait où était passé ce froid qui résonnait si fortement en elle. Les neiges fondues mettaient à nu ce que leur étreinte glacée masquait jusque là, à savoir une surface craquelée, imprégnée des tristesses passées, gorgées de cette fatigue à laquelle elle s'était habituée. Selene n'allait pas vraiment mieux, mais elle n'allait pas plus mal pour autant. Les émotions violentes s'étaient apaisées, courtepointe apathique qui l'empêchait de se sentir trop triste, dissimulait le sentiment d'abandon derrière une impression de s'être fait une raison. Une illusion que l'invitation de Silas avait faite vaciller. C'était comme si l'automne était encore là et que l'hiver n'était pas passé, recouvrant tout de son manteau blanc, comme si leur petite barque n'avait complètement chavirée et qu'ils se tenaient encore sur le pont roulant d'un bateau qui avançait fièrement. Si elle voulait bien… ? Bien sûr que oui, c'était ce qu'elle avait dit, tout naturellement, le cœur pourtant serré, les pensées agitées jusqu'à ce que l'heure de le retrouver ne fasse vibrer la grande aiguille de l'horloge qu'elle contemplait silencieusement. Est-ce qu'elle avait le droit, seulement ? Est-ce qu'elle pouvait se permettre de prendre la direction de l'étage qu'il lui avait indiqué en s'imaginant que tout pouvait redevenir comme avant ? Devant la porte, elle hésita encore, ses doigts nerveux crochetés entre eux. Il y avait des devoirs à terminer, cette lettre à sa mère qu'elle devait envoyer pour espérer illuminer un pan de son été, la crainte que ça ne se passe pas bien, l'angoisse que l'impression de ne plus être à sa place se mue en certitude, la peur de faire un pas de travers, d'irriter Dashiell, Silas, les deux à la fois peut-être.

Enfin, elle avait dit oui, ce n'était pas le moment de reculer, alors elle poussa le battant de bois. « Hey… Merci d’être venue. » Installé au centre d'un tapis de coussins, eux-mêmes au cœur d'un joyeux fatras de tissus et autres nécessités créatives, son camarade l'invita joyeusement à le rejoindre. « Merci à toi de m'avoir proposé », fit-elle en retour, laissant son sac glisser contre le mur proche de la porte d'entrée avant de s'avancer vers Silas pour s'agenouiller maladroitement à ses côtés. Elle ne comprenait pas bien pourquoi c'était elle qu'il voulait comme modèle — surtout pas quand il comptait Teddy comme proche amie — mais elle prêta une oreille attentive à ses explications, ses yeux clairs parcourant les croquis étalés sur plusieurs pages blanches. « En gros, voilà le projet. Pour ce concours, chuis censé exprimer mon style. C’est hyper basique, mais c’est un concours pas super ouf, genre pour débutants quoi… Donc le thème, c’est surtout soyez pas des bouseux. » Selene hochait la tête au fur et à mesure de ses dires, trouvant au fond d'elle que ça n'avait rien de basique, tout ça ; combien d'élèves pouvaient prétendre participer à un concours qui présenterait leurs propres créations ? « Ben, c'est sûr que tu le seras pas. » Ses yeux croisèrent brièvement les siens, dans une habitude qui n'était plus vraiment la sienne, et l 'ombre d'un sourire dansa timidement sur ses lèvres avant qu'elle ne reporte toute son attention sur les dessins de robes et pantalons.

« J’aimerais bien faire quelque chose de céleste, éthéré, vaporeux. Et tu colles vachement bien à ce style. » Selene opina du chef, pas certaine de ce qu'elle devait retenir de cette description. Est-ce que c'était bien ? Sûrement, sinon il ne lui aurait pas demandé de l'accompagner là-dedans. Ça lui semblait quand même être une belle marque de confiance : on parlait d'un concours qui pouvait le propulser vers d'autres ensuite, alors elle allait tout faire pour honorer son estime à lui et ne pas laisser ce sentiment d'imposture qui lui nouait déjà le ventre tout gâcher. « Mais en vrai, je voudrais aussi que tu puisses porter la tenue après, genre que ce soit un cadeau… puisque t’as pas reçu celui de Noël. » Ses lèvres s'entrouvrirent sans abandonner le moindre son, se refermèrent sans trop savoir quoi dire, ses prunelles baissées sur ses doigts crispés. Ça ne sonnait pas comme un reproche, pas tout à fait du moins, alors pourquoi est-ce qu'elle se sentait aussi stupide à l'évocation de ce Noël catastrophique et de ses conséquences qui l'étaient tout autant ? « T'es pas obligé… Pour le cadeau, j'veux dire. Pour le concours, j'vais faire de mon mieux. C'est pour quand ? Il faut que je sois avec toi au concours, ou tu vas prendre les tenues en photo ? En tout cas c'est vraiment chouette… » ajouta-t-elle alors que ses doigts caressaient l'une des robes dont on devinait toute la fluidité sous les coups de fusain.

Dire qu'il n'y a encore pas si longtemps — quelques semaines à peine — cette place confortable au milieu des coussins lui aurait semblé être la sienne ; ni de trop ni pas assez, juste ce qu'il fallait pour que les sourires fleurissent et les rires fassent étinceler ses iris. Un endroit où elle pouvait tout dire, confier la moindre de ses pensées, même celles qui lui rongeaient le cœur et lui donnaient l'impression de ne pas être assez bien. Passé lointain, perdu dans les brumes qui saupoudraient leur naufrage. Et maintenant elle était tout à la fois de trop et trop peu, dans une place qui semblait trop grande pour elle en même temps qu'elle la faisait suffoquer. Tout devenait dès lors plus compliqué, les gestes plus embarrassés, les sourires gênés, comme si elle n'avait rien à faire ici, rien à faire nulle part ailleurs non plus. Ses doigts caressèrent le carnet de croquis, égarant sur le parchemin l'espoir fugace de retrouver une place qui n'existait plus, tandis que ses lèvres abandonnaient quelques questions et repoussaient plus loin la mélancolie de ce qui avait un jour été. Ça ne dura pas très longtemps car Silas empêcha ses doigts de s'égarer un peu plus en ramenant les dessins à lui. « Le défilé est en juin. Du coup, faudra que tu viennes. » Son cœur se serra, ses pensées envolées vers les BUSES qui approchaient à grand pas et vers la certitude que jamais on ne l'autoriserait à faire autre chose que réviser jusque là. Elle entendit à peine le reste et s'efforça de ne pas trop laisser transparaître son désarroi — même si, voilà, ça commençait déjà, ces difficultés inéluctables qui l'empêcheraient coûte que coûte d'y croire encore un peu. Néanmoins, quand il lui représenta une robe d'un bleu pâle qui lui plaisait beaucoup, elle l'étudia comme si, réellement, elle allait pouvoir en porter la version finale. « Je pense que c’est mon truc le plus abouti. J’aimerais bien y ajouter des lunes qui graviteraient autour d’un diadème peut-être… T’en penses quoi ? » « C'est super joli »n répliqua-t-elle du tac au tac, sans même peser ses mots, retenant de justesse cette idée que ça irait drôlement bien avec le ruban qui dormait dans l'un de ses tiroirs. Enfin, il y avait un diadème, alors qui avait besoin d'un simple ruban ? « Ça pourrait même être une lune déclinée sous toutes ses phases. » Selene n'ajouta que ça, vague réminiscence de celles qui se déployaient sur le tissu bleuté qu'elle avait fièrement porté lors du bal de Noël. S'arrachant à sa contemplation, elle porta un regard désolé en direction du Serdaigle. « En juin… Avant ou après les BUSES ? Parce que je sais pas trop… si j'aurais le droit, avant. Même après… De sortir de Poudlard pour un concours, je veux dire… » Son regard désolé croisa une nouvelle fois celui du Serdaigle, maintenant qu'elle jetait à l'eau tous ses plans. Des fois, elle se demandait même comment son autorisation pour Pré-au-Lard fonctionnait encore. Elle avait sincèrement craint que son seul échappatoire ne lui soit retiré après le coup d'éclat de ses mauvaises notes, mais la main paternelle n'avait rien arraché et elle continuait, plus rarement, à se promener parfois dans les ruelles toutes proches.

« Dis… » Un léger frisson d'appréhension lui chuchota qu'elle n'allait guère aimer la suite. Quelque chose dans le ton de sa voix dont les fissures ne demandaient pas mieux que de devenir des crevasses capables de les engloutir. « Il s’est passé quoi, pendant les vacances de Noël ? On en a jamais parlé et… Chais pas, je sais que y a eu ce truc où tu pensais que personne t’avait écrit et tout, mais… Y a un autre truc, hein ? T’es… plus pareille, depuis. » Pourtant assise sur un sol ferme, Selene se sentit chanceler. N'était-elle plus pareille ou simplement redevenue la même après ce bref interlude automnal ? Il lui semblait que les lignes dans ses carnets correspondaient bien plus aux anciennes que ne l'avaient été celles de la rentrée, éprises d'une liberté et d'envies nouvelles. Selene haussa les épaules. Les mots de d'habitude dansaient dans son esprit ombragé. [i]C'est juste…|/i]. Juste un coup, juste une fois, juste un rappel à l'ordre paternel parfaitement mérité, juste l'oubli, l'abandon, la solitude, juste ces lèvres sur les siennes et l'impression de trahir la confiance qui lui était accordée. Quelques brins de vie qui, pris indépendamment, n'étaient que ça, mais une fois tressés les uns aux autres s'accrochaient à sa cheville comme un boulet qui n'avait pour seul objectif que de la noyer. Dans tout ça, quoi lui répondre ? Le dire à voix haute lui semblait à la fois inutile et dérisoire. Collée contre Teddy dans une étreinte rassurante, elle avait bien compris que son cas n'était pas si grave que ça, son père à elle n'avait pas cherché à la tuer, en même temps que la fatalité de devoir se plier à l'autorité paternelle lui avait donné la nausée. C'était comme ça, un point c'est tout. « Pas pareille… » Selene ne se sentait pas de dire que ce n'était qu'un peu de fatigue, elle avait le pressentiment qu'il ne la croirait pas, tout comme elle ne pouvait pas subitement mentionner son père et risquer sa colère. Alors elle tissa une demi-vérité, quelque chose qui n'était pas faux sans englober toutes les ombres de la réalité. « Est-ce que c'est pas plutôt comme avant ? » laissa-t-elle tomber sans oser croiser les prunelles bleues de Silas. « C'est cet automne qui était un peu hors-normes… J'ai fait n'importe quoi tout le premier semestre et ça fait que j'avais pas vraiment des bonnes notes à Noël, mes parents n'étaient pas super contents… Et je sais, c'est pas si grave de redoubler, ou j'aurais qu'à abandonner les matières où je suis nulle », anticipa-t-elle, les prunelles chocolat de Dashiell dansant quelque part ici et là. « sauf que non, je ne peux pas vraiment. Alors ça, avec tout le reste…  » Tout le reste. Ce pas grand chose qui s'amoncelait sous la neige hivernale, formant une montagne qu'elle ne voyait pas comment gravir.

Silas lui enleva le carnet de croquis et, aussi facilement que ça, il ne resta plus rien des robes dessinées et des tissus exposés, plus rien du concours de cet été, rien d'autre que ces franches interrogations, rien de plus que ces crevasses sans fond. Il la dévisageait avec une telle force qu'elle n'en trouvait aucune pour se cacher. Selene aurait dû le savoir pourtant : ils étaient silhouettes égarées sur le pont d'un navire fantôme, deux âmes perdues dans le silence d'un océan troublé, un marin noyé et une sirène échouée qui se tenaient par la main, un petit peu morts dans le monde des vivants, capable de voir les ombres troublées qui s'accrochaient à l'autre, telles la traîne d'une jeune mariée, veuve avant d'avoir pû prononcer ses voeux. Probablement qu'elle l'évitait autant par peur de nourrir de nouveaux espoirs déchirants que par crainte d'être vue — pleinement sue — par le seul capable de déchiffrer ses failles. Elle pouvait bien lui mentir encore un peu, il ne se laisserait plus avoir, pas après les pleurs qui les avaient secoués, cachés sous l'établi de bois, pas maintenant qu'ils se retrouvaient sur le pont solidifié de leurs confessions passées ; alors elle tenta de bricoler un noeud de marin capable de faire illusion, de lui faire croire qu'elle était encore solidement arrimée, mais d'un « Non. » sans appel il tira sur la cordelette élimée et la fausse vérité se délita. « C’est pas toi, ça. Toi, t’es la fille de l’automne. Et l’hiver t’a fait du mal, mais c’est pas toi, t’es pas comme ça. Je te laisserai pas te réduire qu’à ça. » Le petit bateau vacilla sous la houle sévère, menaçant de chavirer. Elle aurait aimé l'être, la fille de l'automne, mais ses carnets chantaient une autre histoire, celle d'une petite fille aux couleurs de l'hiver qui s'était laissée hypnotisée par les nuances chatoyantes de l'automne, saison à laquelle elle n'appartenait pas. « J’avais pas compris, avant. Que t’étais pas comme ça naturellement. Que tu pouvais être cette fille de l’automne. Et, et, chuis désolé de pas l’avoir vu plus tôt. » « Arrête », souffla-t-elle, si bas que sa voix ne l'atteignit même pas, les prunelles baissées sur ses poings crispés qu'elle aurait bien aimé envoyer valser sur ses cuisses, si seulement cet élan était à même d'apaiser la douleur qui accompagnait chacun des battements de son coeur. Elle n'était pas cette fille de l'automne, c'était ce qu'elle se répétait, encore et encore, depuis son retour à Poudlard, ce qu'elle commençait doucement à croire, à accepter, aussi difficile que ça puisse être. La petite lune acceptait de sacrifier ses croissants à la  dureté de l'hiver si seulement la neige pouvait étouffer cet insupportable espoir qui causait tant de peine. Silas ne pouvait pas simplement arriver, auréolé de paroles convaincues et noyer ses maigres progrès. « Quelque chose t’a rendu comme ça, et chais pas c’est quoi, mais toi, c’est pas toi, ça. » Non, il n'avait pas le droit, il l'avait déjà fait une fois, lui faire croire qu'elle valait la peine, qu'elle pouvait avoir confiance en elle, qu'elle devait avoir confiance en lui, tout ça pour quoi ? Il n'avait pas le droit de souffler sur les braises qu'elle pensait enfin éteinte et rallumer cette flamme qui la réchauffait si agréablement, pas plus qu'il n'avait le droit de l'enlacer et de réveiller cette envie que cela dure une petite éternité. « J’sais qu’tu fais de ton mieux. T’as pas besoin d’être quelqu’un d’autre pour qu’on t’aime, t’sais ? » « Arrête ! » supplia-t-elle d'une voix déchirée par les instincts de son cœur et ceux de ses pensées fatiguées. Mais rien n'était capable de stopper le déferlement des vagues décidées et son souffle qui lui chatouillait le cou la faisait se sentir aimée. « Les darons sont jamais contents, t’façon. On s’en fout, d’eux. C’est pas eux qui vivent ta vie. Et tu fais d’ton mieux, j’le sais, OK ? Moi, j’le vois. » Selene secoua faiblement la tête et une goutte de protestation vient s'écraser à côté de ses poings fermés, tachant le tissu clair d'une auréole plus sombre. La couverture apathique était en train de glisser, de lui échapper, et la colère de se réveiller. « C'est facile pour toi, pour vous, de dire ça, que tout ira bien, que rien n'est grave, qu'il suffit juste de demander de l'aide », déroula-t-elle d'une voix tremblante. « mais moi ça me demande des efforts constants. Et je vous faisais confiance, j'y croyais vraiment, à cet automne, mais les vacances sont passées et c'est comme si ça n'avait jamais existé. Je suis pas cette fille de l'automne, c'est pas vrai. » Difficilement, la gorge nouée, elle tentait de repousser les espoirs qui voulaient l'embraser. « Tu sais pas, toi, tout ce que j'écrivais avant de perdre la mémoire, tout ce qui collait pas, tout ce qui colle mieux maintenant. C'était qu'une parenthèse, Poudlard n'est qu'une parenthèse, et ensuite je dois retourner chez moi, un peu comme la lune toute pleine qui se vide d'un coup. » Du bout des doigts, elle dessina l'image qui tournoyait lentement dans son esprit. « Alors à quoi ça sert, de vivre une saison sur deux ? » Question suspendue au mât de leur frêle embarcation, rien de plus que ce drapeau blanc en berne qui peinait à trouver la paix. « C'est fatiguant, d'y croire, ça m'épuise, d'avoir de l'espoir, surtout quand on sait que l'été arrive, que tout est vain parce que d'autres vacances vont passer par là. » Aux côtés de la première auréole, une pluie de météorites humides vint s'écraser, sans qu'elle ne se dégage de l'étreinte de son ami, parce qu'elle était sotte et qu'elle voulait encore y croire, parce qu'elle n'apprenait pas de ses erreurs, retombant inlassablement dans le piège qu'on lui tendait. « C'est la fille de l'automne qu'on aime. » Et cela valait pour elle. Surtout pour elle.

C'était mieux ainsi. Voilà ce que se répétait la douce Selene les nuits d'insomnie ; les matins, les après-midis et les soirs aussi. Mieux valait abandonner d'elle-même ces chimères colorées, ainsi leur absence serait moins lourde à porter. Mieux valait cesser de rêver de son propre chef plutôt que de se faire arracher ces espoirs joliment décorés. Mieux valait renoncer que de lutter pour s'accrocher à quelque chose qu'elle était incapable de protéger. Oui, il lui semblait que c'était pour le mieux ; tout du moins s'en était-elle convaincue pour rendre le chagrin plus supportable et la peine plus respirable. Une volonté qu'elle tenait serrée, comme un capitaine inexpérimenté sur le pont de son navire, brisé de toutes parts, les doigts crochetés sur le gouvernail par peur de tout lâcher et de se noyer ; une volonté réduite en lambeaux par l'étreinte de Silas qui ne faiblissait pas. Ses protestations étaient vaines et se perdaient entre ses bras, rapidement étouffées par l'affection qui la faisait suffoquer. Elle voulait qu'il cesse, qu'il la tienne encore une seconde ou deux contre lui ; qu'il arrête de réveiller ces rêveries endormies, qu'il les câline encore un peu ; qu'il se taise pour toujours, qu'il laisse son souffle lui chuchoter qu'elle était entourée. Quelque part entre ces océans contraires, la coquille se fissura ; par la brèche s'engouffrèrent ces émotions qu'elle essayait si fort de taire, ce désir souverain les guidant toutes, celui-là même qu'elle cajolait depuis qu'elle avait mis le doigt dessus, quand elle s'était enfin avoué qu'elle ne voulait pas redevenir cette fille qu'elle avait un jour été. Celle qu'elle avait oubliée puis déterrée, ce qu'elle avait lue et récemment parcourue, celle qui la hantait et menaçait de prendre sa place au moindre faux pas. Tout ce qu'elle voulait, c'était l'enterrer, ne plus jamais avoir à faire à elle, la laisser dans ce passé noyé au fond d'un lac gelé.

Selene lutta, encore un peu, ses mots emportés dans une mélopée fatiguée de se battre. Elle avait envie de serrer cette fille de l'automne aussi fort que Silas la tenait contre son cœur mais se savait trop faible pour la rassurer. Il reviendrait, ombre gigantesque noircissant ses souvenirs heureux, et toutes les couleurs de sa saison préférée ne pourrait rien faire contre lui. Au moins, la fille de l'hiver savait comment composer avec les terres recouvertes de neige où rien ne voulait plus pousser. Ils l'aimaient tous, la fille de l'automne, Selene la première, Selene plus que quiconque. N'était-ce pas mieux de la laisser en paix, là où elle était, au lieu de lui faire miroiter un bonheur voué à s'échouer ? « Non. » Convaincu. Convaincant. « C’est toi qu’on aime, peu importe la saison. C’est pas qu’on l’aime pas, la fille de l’hiver, c’est qu’elle nous rend tristes. » Tiens, la goutte solitaire qui avait assombri le tissu était désormais accompagnée. Depuis quand est-ce qu'elle pleurait, ses joues inondées par les remous que les paroles de Silas causaient ? Si elle les rendait tristes, cette fille de l'hiver, c'était probablement parce qu'elle la première l'était toute entière, comme la neige qui recouvre tout d'un manteau blanc aussi froid que ses flocons. Si le soleil la réchauffait, elle fondait ; si elle souriait, l'hiver se terminait. « Parce qu’on voit bien que c’est pas toi, que c’est quelque chose qui te rend comme ça. Et j’ai pas dit que tout irait bien. J’ai pas dit non plus que c’était pas grave. » Non, mais c'était bien le cas, n'est-ce pas ? Ce n'étaient que des notes, que des devoirs, que des volontés parentales, que des heures entières passées dans sa chambre qui se muaient en journées, juste ça et juste un coup, juste une fois, rien que ça et les craintes de ne pas faire assez, de ne pas être assez, de prendre trop de place, de n'en avoir aucune. « Il se passe quoi, chez toi, du coup ? » Comment lui dire quand elle même ne savait pas ? De quelle couleur parsemer ce tableau quotidien, d'ordinaire en noir et blanc, quand chaque élément en était un tout ?

Selene avait beau se creuser la tête, il n'y avait que ce coup, ce coup de rien du tout, ce coup qui était sûrement mérité, apogée d'une dynamique si sournoise qu'elle était incapable de la nommer. Si les mots lui manquaient, ceux de son amie tournoyaient dans son esprit, tant et si bien que ses lèvres s'en emparèrent et les jetèrent en offrande à cette question trop compliquée pour qu'elle seule puisse la démêler. « Mon père est un c-connard », souffla-t-elle tout en buttant sur ce mot qui résonnait bizarrement. « 'fin, c'est ce que Teddy a dit… » Pourtant, ça ne sonnait pas faux, presque trop vrai pour être beau. « Je sais pas, il y en a des vraiment moins sympas, je crois… » Selene ne voulait surtout pas trahir les confidences de la belle Poufsouffle, mais ses pensées ne pouvaient s'empêcher de revenir à ce point commun qu'elles auraient souhaité ne jamais partager, de comparer les faits, d'en éprouver un chagrin immense pour son amie, une peine qui étouffait la sienne et la poussait à tout reconsidérer. « Il se passe rien de spécial, c'est… » Elle avait failli dire juste mais voilà qu'elle avait ce mot en horreur. « Mon père, tout ce qu'il veut, c'est que je retrouve la mémoire, que mes notes s'améliorent, que je lui fasse pas honte, surtout pas. Que tout se déroule comme il le prévoit. C'est ça, chez moi… » Oh ça disait tout sans rien laisser entrapercevoir des pressions paternelles, des absences maternelles, des peines de la fille qui ne se sentait que comme une poupée ballottée aux grés des prunelles noires et des réprimandes.

« Chuis désolé pour les vacances. » Son cœur se serra, fort, et les larmes qui s'étaient estompées revinrent alourdir ses paupières si fatiguées. Elle voulut s'excuser elle aussi, se délester d'un peu de sa culpabilité, mais Silas poursuivait déjà. «  On trouvera un moyen de communiquer, la prochaine fois. Genre Teddy a un téléphone portable, maintenant. T’en as un, toi ? » « Non... » La Poufsouffle lui avait montré le sien lors de leur après-midi à Pré-au-Lard, et Selene savait bien à quoi ça servait puisqu'une bonne partie des élèves s'empressaient de les sortir dès qu'ils quittaient le château et ses protections magiques, mais en avoir un à soi ? Douce utopie. « Au moins, on est sûr que ça arrivera à destination. Et puis on pourrait organiser des trucs, aussi. Prévoir des sorties tous ensemble, tout ça. Entre potes. » Ses lèvres entrouvertes faillirent soulever le problème majeur derrière ces beaux projets avant de se retenir au tout dernier moment, lasses de toujours réduire en poussières les rêves qu'on lui présentait. « On pourrait essayer… Ce serait chouette », acquiesça-t-elle finalement, se demandant ce que cela prendrait pour avoir le droit à tout cela, si des BUSES à la hauteur de ses attentes seraient suffisantes.