( Un arrière-goût de sang )

‎‎  ‎ Lorsqu’on est un vampire, l’Écosse présente l’avantage indéniable d’être baignée de nuages en quasi-permanence. Les décennies s’écoulant, mes yeux se sont accoutumés à la pénombre, délaissant la lumière pour ne plus que s’y aveugler aux beaux jours. C’est assez handicapant, mais mes fidèles lunettes fumées me permettent au moins de m’aventurer sans trop de dégâts à l’extérieur lorsque les saisons douces sont à l’honneur. Aujourd’hui, néanmoins, est un cadeau pour mes globes sensibles ; non content d’être recouvert d’une épaisseur cotonneuse, le ciel a déposé une toile de rosée du bout de doigts auroraux ; levant une brume bienfaitrice pour mes prunelles aveugles au soleil. Les dernières années m’ont peu donné l’occasion de profiter du jour, alors, lorsque les cieux sont cléments, je m’aventure volontiers dans le parc pour profiter du printemps. Autour de ma promenade silencieuse et solitaire, tout semble décoloré, éthéré ; un rien de mystique effleure la scène, tandis que mes doigts jouent pensivement avec mes lunettes – au cas où un rayon de soleil aurait le mauvais goût de venir troubler mon plaisir sensuel. Il y a quelque chose d’indéniablement romantique dans ce paysage ; quelque chose de triste et de poisseux, de poétique aussi.
‎‎  ‎ Je m’apprête à plonger une main dans ma sacoche pour y pêcher mon journal, mais une présence me retient. Je la sens avant de la voir ; hémoglobine féminine saupoudrée d’un parfum floral agréable et d’un zeste de peur. Ah, l’idiote. J’ai senti son regard nerveux me détailler au petit-déjeuner. Encore une qui vient tâter de mes crocs sans savoir à qui elle s’adresse. Mais, bah, ça peut être amusant. Elle est jeune et jolie, et son parfum est attirant – j’ai bien remarqué la façon dont les garçons la dévisagent, avec un appétit vulgaire pour cette petite chose fragile et délicate qui mérite un traitement bien plus sophistiqué. Et mes propres appétits le sont indéniablement. Alors, je cesse de marcher, statue d’albâtre figée au milieu du décor féérique, posant mes yeux sur la souris qui se faufile jusqu’à moi sans remarquer que je l’attends tranquillement. Elle avance, avance, ne s’apercevant qu’au dernier moment que je suis en travers de son chemin. Tandis qu’elle se confond en excuses rougissantes après avoir manqué de me percuter, je prends le temps de la détailler comme on examine une pièce appétissante chez le boucher pour déterminer sa qualité.
‎‎  ‎ Je la domine d’une bonne tête, impassible et silencieux, infusant pernicieusement un ascendant sur la proie minuscule ombrée de l’aura du prédateur à proximité. Sa peau n’est pas aussi pâle que je l’avais cru de prime abord ; ce sont ses yeux, qui éclatent sur son visage couronné de cheveux dorés, qui me donnent cette impression de transparence et de prudence qui enveloppe l’intégralité de sa silhouette menue. Immédiatement, je comprends pourquoi elle plaît tant aux adolescents : l’attrait pour la fragilité, la volonté de conquérir une jeune biche effarouchée pour le plaisir bestial de l’avoir pervertie. Pauvre petite fille égarée sur un terrain de chasse trop grand pour elle ; trop vaste pour qu’elle en mesure la cruauté et la perversion. C’est une proie par excellence, de ce genre de beauté glacée qu’on voit volontiers parmi les trophées des pires esprits détraqués. Une curieuse pulsion me saisit, me prend même de court : l’envie de la soustraire à la vulgarité du commun, de la hisser en proie suprême parmi les proies – de l’asseoir sur un trône joliment ouvragé au milieu d’un charnier. Qui n’aurait pas envie de lui faire du mal ? C’est un appât parfait ; et cette réalisation me fait ronronner sous la caresse du pouvoir. Je parie sans flancher qu’elle ne dirait pas non à la sensation d’avoir le contrôle sur une partie de sa vie. Elle pue l’abusée, la fracturée – conscience immergée de crainte d’y déceler toutes les horreurs en sommeil qui s’y sont insinuées.
‎‎  ‎ Je suis toutefois arrêté dans mes projets extatiques par de nouveaux balbutiements hésitants qui attirent mon attention sur une photographie en noir et blanc. “Ça va te paraître super étrange”, qu’elle me dit ! Oui, et pas qu’un peu, ma biche. C’est même un tantinet terrifiant. L’espace d’un instant, elle me fait penser à ces gamines surexcitées qui tentaient absolument de m’apparenter à des célébrités décédées et le souvenir me fait grimacer. Néanmoins, lorsque mes doigts s’emparent du cliché qu’elle me tend et que mes yeux sombres tombent sur l’homme qui y est immortalisé, mes railleries intérieures se meurent immédiatement. La ressemblance est saisissante ; troublante, même. Je fronce les sourcils, détaillant ce visage qu’on dirait taillé à partir du mien. Est-ce mon père ? J’ai bien vu quelques photos de lui en uniforme il y a une vie de cela, mais pour être parfaitement honnête, je ne me souviens absolument pas qu’il m’ait ressemblé à ce point. Prudemment, avec une certaine méfiance, je relève le regard pour le planter dans le sien. Est-ce une farce, un piège, une photo truquée ? “Qui est-ce ?” Autant commencer par le commencement. “Et où as-tu trouvé ça ?” Si je demeure réticent à admettre qu’il ne s’agit pas d’un trucage quelconque, mille questions me cisaillent le front. Si cet homme existe bel et bien, j’y suis apparenté de près ou de loin. Pourtant, je n’ai aucun souvenir qu’un membre de ma famille m’ait à ce point ressemblé ; et si, bien sûr, ma mémoire est troublée par le temps, pourquoi sens-je ce malaise m’envahir comme du chiendent ?

ft. @Selene O. Paulet

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( Un arrière-goût de sang )

‎‎  ‎ J’ai rarement été un vampire aussi efficace qu’aujourd’hui : le sang déserte son visage sans même que je ne l’ai effleurée ! Un vrai cador du suçage de sang. Mais trêve de plaisanterie, car l’interrogation qui me taraude depuis que mes yeux sont tombés sur cette photographie n’a rien d’amusant. Mes questions incisives et mon impassibilité ont vraisemblablement raison du peu de courage qu’il lui reste, et la charmante idiote se soumet à mon autorité tacite en retournant délicatement le cliché entre mes doigts. Une date et des initiales y sont écrites en lettres manuscrites, joliment calligraphiées. Je l’entends à peine m’exposer qu’il s’agit de l’un de ses aïeux au nom grandiloquent ; mes oreilles bourdonnent désagréablement et l’impression que mon cœur me fait faux bond est plus que dérangeante. 1929. C’est impossible. Mon père est mort plus d’une décennie auparavant, et il n’avait ni frère ni cousin. Je relève deux iris glacés pour toiser à nouveau ces deux flaques d’eau qui soutiennent mon regard impavide. Je n’y décèle aucun mensonge, aucune tromperie ; rien que l’innocence et la peur. Elle suinte la candeur, alors comment pourrait-elle me duper ? La méfiance, toutefois, ne me quitte pas. On peut toujours être surpris du visage de son ennemi.
‎‎  ‎ Elle ajoute qu’elle a trouvé ceci dans les affaires de sa mère, nouant un peu plus étroitement cet étrange lien qui semble nous rapprocher par le sang. Si elle dit vrai, si tout ceci est bien réel, quelque chose – ou plutôt quelqu’un – nous apparente l’un à l’autre. L’idée est aussi curieuse que troublante, mais à peu près autant que l’existence d’un parent proche dont j’ignorais l’existence ; c’est forcément un parent proche, étant donné la ressemblance presque mystique. Mais comment, pourquoi, qui… Tant d’interrogations qui se bousculent derrière mon front agité, dont les boucles caressent doucement la peau sous l’effet du vent frais qui nous enveloppe. Selene, puisque tel est le prénom de la douce créature qui m’a tantôt servi de partenaire en cours de potions, indique qu’elle possède d’autres clichés de cet ancêtre. Je relève imperceptiblement le menton, comme pour mieux jauger de mes hauteurs impénétrables la sincérité de sa voix et de cette main qui indique un renflement intrigant. “Montre-moi.” Mon ton est neutre, mais un accent subtil sous-entend qu’il s’agit davantage d’un ordre que d’une demande. Je veux être sûr que cette histoire n'est pas montée de toutes pièces. Et si elle ne l’est pas…
‎‎  ‎ Je lui coule un autre coup d’œil scrutateur, évaluant les accointances et les ressemblances éventuelles. Sa pâleur compte-t-elle vraiment ? Peut-être. Après tout, j’étais déjà blême avant que deux crocs ne me poussent. Le bleu de ses yeux, sa chevelure éthérée, l’ondulation subtile de ces mèches qui pourraient boucler si elles étaient raccourcies, la délicatesse des traits, le menton volontaire, les mâchoires bien définies, les lèvres ourlées… Ce serait fou. Ça ferait d’elle ma… ma quoi, d’ailleurs ? Mon arrière-arrière-arrière-petite-cousine ? Quelque chose de ce goût-là ? Toujours prudent et opaque, mon regard se repose sur le cliché avec un air méditatif. “Aurais-tu accès à sa correspondance ? Ou des informations sur ses activités durant la Première Guerre mondiale ? Aux alentours de 1916 ?” C’est très certainement idiot de ma part d’envisager que mon père ne soit pas mort au front, mais je dois m’assurer que cette piste est totalement à écarter. Pourquoi ma mère m’aurait-elle menti ? Une soudaine envie de rire me prend ; rire jaune, rauque comme celui d’un corbeau croassant aux abords d’un cimetière. Pourquoi m’aurait-elle dit la vérité, en réalité ? Cette bonne femme qui s’érigeait en sainte n’était rien d’autre que le diable en personne ; et tous ses efforts pour me diaboliser n’effaceront jamais cela. Alors, peut-être… Éventuellement…

ft. @Selene O. Paulet

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( Un arrière-goût de sang )

‎‎  ‎ Mon ordre tacite rencontre une obéissance immédiate, ce qui n’est pas pour me déplaire – d’une part, parce que j’aime être obéi, et d’autre part, parce que mon impatience grandissante entraîne une drôle de fébrilité qui, elle, en revanche, me déplaît fortement. Je ne devrais pas prendre cette histoire grotesque au sérieux. Quelles étaient les probabilités de retrouver une lointaine descendante cent ans plus tard ? Bon, sans doute plus élevées dans la seule école de magie de Grande-Bretagne, il faut l’avouer. Et alors que je parcours les nouveaux clichés qu’elle tend d’un œil impassible, mais indubitablement concentré, je ne décèle rien d’autre que cette familiarité mystique qui nous lie. Cet homme n’est pas mon père ; du moins, celui que ma mère appelait mon père. Mes souvenirs ont beau être flous, je me rappelle très bien qu’il ne possédait pas cette arrogance ou cette mise élégante. Est-ce possible ? A-t-elle fauté avec un sorcier ? Ce serait tout bonnement hilarant, elle qui criait au diable dès que je faisais frémir un pétale de pâquerette ! Quelque part, l’idée me séduit ; tout en attisant le dégoût que je nourris férocement pour cette génitrice exécrable.
‎‎  ‎ Tandis que je scrute les photographies – d’époque, impossible de si bien falsifier ce genre de documents (et puis, quel intérêt ?) –, je lui demande si elle possède d’autres éléments en faveur de cette théorie du sang partagé. Elle m’intime de la laisser regarder, et je lui en laisse tout loisir. Il n’était certainement pas soldat, dit-elle… En effet, les sorciers ne sont pas supposés se mêler aux conflits moldus – du moins, pas sur les mêmes champs de bataille. Je me contente d’acquiescer pour confirmer sa supposition, attentif à ses prochaines exhumations. Enfin, elle extirpe deux dates clés – deux dates qui correspondent parfaitement –, ainsi qu’un cliché troublant représentant mon prétendu père avec sa petite famille. Cette dernière ne me ressemble en rien. Et là, j’écarquille les yeux. Ce visage… “Cette femme. Je la reconnais.” Je me penche sur le cliché, me mordillant les lèvres en respirant un peu trop fort à mon goût. L’adrénaline a laissé place à une forme de colère rentrée que je tente de diluer dans mon indifférence habituelle. “C’était une amie de ma mère. Elles fréquentaient la même paroisse.” Ces putains hypocrites, que j’aurais voulu saigner comme des truies.
‎‎  ‎ Mon cœur bat trop fort et mes tempes font bourdonner mes oreilles. Je déteste ça. Des réminiscences bien trop sensorielles de cette maudite église me nouent la gorge et je me recule instinctivement, comme si cette bonne femme s’apprêtait à jaillir de la photo pour m’asseoir de force sur les bancs pour la messe. “Je me souviens de son rire” je lâche d’une voix atone, plus blanche que je ne l’aurais voulue. Mes mains tremblent et je lui rends brutalement les clichés pour les dissimuler dans mes poches. Pute charognarde qu’j’rêve de briser sans égard pour ton mignon bébé. Mais ils sont morts. Tous morts. Morts et enterrés depuis belle lurette, à croupir sous terre, mangés par les vers. Je tente de me raisonner pour ravaler ce qui gargouille dans mes entrailles et n’augure rien d’autre qu’une tempête d’os et une pluie battante de sang frais. J’aimerais prendre une grande inspiration pour me calmer les nerfs, mais je refuse de trahir la stupide émotion qui m’envahit ; et me va si mal. “J’imagine donc que nous avons quelques points communs génétiques” je lâche en guise de diversion. Je ne veux pas qu’elle s’attarde sur mon trouble. Je veux me concentrer sur elle, abattre le fondu au noir sur ces souvenirs de cauchemar. Alors, je la détaille à nouveau, note encore les ressemblances, mais surtout les dissemblances – petite créature fragile, oisillon frétillant au bord d’un nid sans avoir appris à battre des ailes. “Pas certain qu’on apprécie avoir un vampire dans sa famille, mais enfin, ça ajoute un peu de folklore au tableau, dirons-nous.” Mon sarcasme n’est pas spécialement grinçant, plus humoristique qu’autre chose. Ça fait bien longtemps que je ne sourcille même plus aux attaques sur ma nature. Je ne serai jamais comme eux ; j’en ai fait le deuil avant même d’être mordu.

ft. @Selene O. Paulet

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