Entre l'horloge et son parchemin, les grands yeux clairs de Selene hésitaient, allant de l'une à l'autre sans que son attention ne s'y arrête vraiment. Ses pensées tutoyaient les étoiles tandis que la petite lune, égarée parmi les siennes, divaguait au rythme des secondes qui passaient. Le devoir qu'elle était en train de rédiger n'avait pas vraiment avancé, son esprit trop préoccupé pour ne serait-ce que constater la tache d'encre qui noircissait le papier, que sa plume suspendue dans les airs nourrissait lentement, goutte après goutte. C'est que son cœur battait déjà la chamade depuis que la proposition de Silas avait égrené ici et là des notes familières, mais qu'en plus elle ne s'entendait même plus penser depuis le professeur Bevans était venue lui demander si elle voulait bien faire visiter Poudlard au nouvel élève — qui devait d'ailleurs être arrivé — et l'aider à s'intégrer. Impossible de refuser, d'autant plus que ça lui faisait plaisir, à Selene, c'était juste cette crainte qui lui collait à la peau, celle dont la voix pernicieuse ne cessait de lui souffler qu'elle n'était jamais à la hauteur. La grande aiguille se hissa jusqu'à l'heure qu'elle s'était fixée et, dans un élan agité, Selene rangea rapidement ses affaires pour se diriger vers sa salle commune. Elle s'était réservée quelques minutes supplémentaires afin de déposer son sac et troquer son uniforme pour quelque chose de plus confortable, quoique présentable, comme si, même ici, les accents graves de l'autorité paternelle pouvaient lui susurrer de ne surtout pas lui faire honte.

En revanche, elle n'avait pas prévu qu'un petit mot plié l'attendrait sur son lit, encore moins qu'il soit signé du nom de Dmitri. Son écriture impeccable lui demandait un service, faisant écho, sans le savoir, au rôle qui lui avait été confié un peu plus tôt. Un sourire touché dansa brièvement sur ses lèvres tandis qu'elle s'empressait de lui répondre. Un coup de baguette magique plus tard et son petit oiseau en papier s'éloigna maladroitement, battant lourdement de ses ailes mal enchantées. Son reflet la poussa à réarranger rapidement quelques mèches blondes et à appuyer quelques secondes ses mains fraîches sur ses joues rougies par toutes les marches qu'elle venait de monter. Contre la fatigue qui voilait ses prunelles, elle ne pouvait rien faire, et peut-être même que personne d'autre n'était vraiment en mesure de la remarquer, si ce n'était elle qui la sentait peser sur son corps tout entier. Bon, elle ne pouvait pas se permettre de faire attendre un nouveau camarade, aussi se détourna-t-elle du miroir et de cette silhouette qui ne parvenait plus à lui plaire.

Tandis que ses pas avalaient les marches en pierre, les et si virevoltaient dans son esprit. Et s'il n'était pas encore là ? Et si elle n'était pas capable de le reconnaître au milieu des autres qu'elle était censée connaître ? Et si elle se ridiculisait ? Et s'il la détestait dès le premier regard ? Et si elle décevait le professeur Bevans ? Un port altier drapé d'un air concentré firent taire ses questionnements silencieux. Elle était certaine de ne pas connaître ce garçon mais pouvait deviner une certaine ressemblance avec son cadet. Luttant contre la crainte idiote de ne pas s'avancer vers la bonne personne, Selene s'approcha de lui, sans trop savoir comment le tirer de sa lecture sans se montrer trop intrusive. Heureusement, il releva les yeux dans sa direction et ne la quitta pas jusqu'à ce qu'elle s'arrête en face de lui. « Kryštof van Aken. Vous devez être celle dont le professeur… Bevans m’a parlé, c’est ça ? » fit-il en se levant de son fauteuil et en lui tendant une main ouverte. Quelque peu déstabilisée par ces salutations formelles, Selene se rattrapa rapidement, ses doigts pâles à la rencontre des siens pour les serrer poliment. « C'est ça, enchantée. Je m'appelle Selene, Selene Paulet », se présenta-t-elle avec un petit sourire. « Bienvenue à Poudlard ! Tu peux me tutoyer, si tu veux. Enfin, on fait comme tu… vous préférez ? » Si elle était au fait des bonnes manières et des convenances à respecter depuis que son père lui avait fait apprendre par cœur ce qu'il fallait faire et ne pas dire avant de l'emmener à la garden party caritative organisée notamment par sa mère pendant l'été, c'était autre chose que de l'être envers un adolescent de son âge. Mais Selene était là pour qu'il passe une bonne soirée, en tout cas pour que son arrivée à Poudlard et son changement d'école en plein milieu de l'année ne soit pas pas une montagne trop haute à escalader. « Je suis aussi en cinquième année et ça me ferait plaisir de t'aider, alors n'hésite pas si tu as besoin de quoi que ce soit. Est-ce que tu voudrais que je te fasse un peu visiter, que je te montre quelque chose en particulier, ou bien qu'on regarde ton emploi du temps ? » proposa-t-elle, sans rien vouloir lui imposer. Elle se souvenait, avec le cœur pincé, de ses premières journées à Poudlard où tout était si nouveau et particulier, et de cette fois, avec Silas, où il s'était improvisé son guide privé. Ça avait probablement été l'une de ses meilleures journées.

La brève poignée de main pris fin et ses mains ballantes se sentirent subitement bien gauches ; ses doigts agités protestant vigoureusement contre leur immobilité forcée, ne demandant rien de plus que de jouer entre eux, avec quelque chose, un bout de tissu ou une plume égarée, peu leur importait. Refusant de trahir la nervosité qui l'habitait, Selene les noua les uns aux autres dans une posture qui lui donnait un peu moins le sentiment de se tenir maladroitement devant son nouveau camarade. C'est qu'elle tenait à faire bonne impression, pour que lui se sente bien, peut-être un peu pour elle aussi, pour remettre à l'endroit ce cœur qui battait un peu de travers, faire taire cette mélancolie qui pleurait des amitiés qui n'étaient plus et en nouer de nouvelles. Pétrie d'espoirs silencieux, Selene ne pouvait deviner ce qui se jouait dans l'esprit de celui qui lui faisait face, les traits sévères et le regard bleuté dont la froideur lui semblait de bon ton avec ces espaces lointains du nord de l'Europe qu'elle ne se figurait pas tout à fait. L'impression de parler à un mur congestionné de glace s'adoucit quand un sourire déchira le visage jusque-là impassible de Kryštof. « C’est très gentil à v… toi de me proposer ton aide. » Selene lui retourna un éclat similaire, quoiqu'un peu plus doux peut-être. Ça lui faisait plaisir autant que ça la plaçait dans une situation délicate à cause de cette petite voix inarrêtable qui lui répétait qu'elle n'était bonne à rien, pas même à quelque chose d'aussi simple qu'accompagner un camarade dans son intégration.

« Il est peut-être un peu tard pour visiter le château, non ? Je ne suis pas sûr que nous ayons le droit de nous promener après le couvre-feu. » Selene sentit ses joues se réchauffer sous le coup de sa stupidité, ses yeux clairs s'échappant du côté de l'horloge argentée qui trônait au-dessus de la cheminée. « Pardon, j'avais un peu perdu la notion du temps avec mes révisions. » Elle ne voulait surtout pas qu'il pense que l'élève supposée lui présenter le château dans lequel il allait vivre les prochaines semaines était du genre à ne pas respecter le règlement et que, dès sa première soirée, elle essayait de l'entraîner à braver quelques interdits. Ses prunelles retrouvèrent celles, polaires, de Kryštof. « Tu as raison, on n'aurait pas le temps d'aller bien loin avant le couvre-feu. On peut remettre ça à demain. » Puisqu'ils n'avaient pas cours les samedis, ce serait une bonne occasion de lui apprendre à se repérer dans le dédale qu'était Poudlard sans risquer de manquer le moindre cours. En même temps, peut-être qu'il avait plutôt envie de passer un peu de son temps avec son frère et non errer ici et là avec une parfaite inconnue.

« Pour l’emploi du temps, je pense que ça peut aller. Il y a des choses que je dois connaître ? Ce système de maisons ? Il n’y avait pas tout ceci à Durmstrang. » Ragaillardie par les questions posées qui lui donnaient quelque chose à quoi se raccrocher, un fil ténu qui la faisait se sentir utile, Selene désigna les fauteuils confortables du bouts des doigts, mélanges de tissus et de rembourrage qui n'attendaient que d'être utilisés. Elle lissa sa jupe sous ses cuisses pour qu'elle ne s'éparpille pas n'importe comment alors qu'elle s'installait, non loin de celui que Kryštof occupait avant qu'elle n'arrive. « Alors il y a quatre maisons : Gryffondor, Poufsouffle, Serpentard et Serdaigle. Chaque maison à sa propre salle commune, ses propres couleurs, ses propres valeurs, sa propre histoire. Pendant l'année, on peut perdre ou gagner des points qui vont directement dans nos sabliers attitrés. La maison qui a le plus de points à la fin de l'année gagne la coupe des quatre maisons. Ça n'offre pas vraiment d'avantage, si ce n'est du prestige… Puis c'est un peu la même chose pour les matchs de Quidditch. » Si c'était l'histoire et les valeurs des maisons qui l'intéressaient, elle pourrait lui en dire plus, mais le but n'était pas de le noyer sous les informations dès ses premières heures dans le château. « Comment c'est, Durmstrang ? » demanda-t-elle après une petite seconde, curieuse d'en entendre plus sur une école si mystérieuse.

Lentement mais sûrement, les battements de son cœur s'apaisèrent et l'angoisse de faire un pas de travers s'estompa. Pas totalement, car cette crainte d'en faire trop ou de ne pas être assez la suivait comme son ombre, noirceur dont il était impossible de se débarrasser. Confortablement installée sur un fauteuil proche de celui de Kryštof, elle répondit aussi clairement que possible concernant les quatre maisons qui régissaient Poudlard et les différentes compétitions entre élèves. L'adolescent semblait satisfait de ce qu'elle lui présentait, en tout cas elle nota un éclair d'intérêt traverser son regard froid, mais peut-être l'avait-elle rêvé. Il lui rappelait Jin, par certains côtés. Lui aussi élève arraché à sa scolarité qui se déroulait jusqu'alors bien loin du Royaume-Uni, le visage indéchiffrable qui pouvait pourtant s'animer d'une certaine nostalgie lorsqu'il s'agissait de conter les couleurs de sa vie passée. Peut-être qu'elle se trompait, mais ça valait le coup d'essayer, d'autant plus que sa curiosité naturelle lui donnait vraiment envie d'en apprendre plus sur la lointaine Durmstrang. « C’est discipliné. » Ses pupilles s'écarquillèrent, écartelées par un mélange de surprise et d'intérêt que Kryštof ne tarda pas à nourrir. « Il n’y a pas de maisons là-bas, tout le monde porte le même uniforme écarlate. Personne ne dit ou ne fait un geste de travers, les punitions y sont dures et font en sorte de ne pas vouloir recommencer. Les conditions de vie sont un peu rudes mais on s’y fait, cela nous forge. C’est ainsi que l’on devient vaillant. » Ça avait l'air vraiment intransigeant, ça lui évoquait une vaste plaine balayée par des vents glacés, mais c'était probablement elle qui était un peu trop émotive parce que la voix de l'adolescent vibrait d'une fierté qu'elle ne pouvait confondre avec autre chose. « Wow. Rudes à quel point ? » Est-ce que la nourriture était moins copieuse, les devoirs plus compliqués, les chambres moins décorées ? C'était assez compliqué pour elle de se figurer une école entièrement différente de Poudlard, surtout que cela ne faisait que quelques mois qu'elle en possédait des souvenirs en sons et en couleurs, mais elle essayait de faire de son mieux pour s'imaginer son nouveau camarade, tout de pourpre vêtu, se tenant fièrement au milieu d'une masse d'élèves habillés du même uniforme. « La compétitivité était entre élèves là-bas. Pas d’équipe, seul l’individualisme comptait. Il y existe des cours pour apprendre à se battre en duel. Que ce soit pour le côté sportif ou pour la légitime défense. C’était très passionnant, j’ai appris qu’il n’y avait pas ça à Poudlard et je le regrette. » Un éclat de réflexion troubla la surface des prunelles bleutées de Selene. Elle ne voulait pas dire de bêtise et faire de faux espoirs à Kryštof, mais en même temps il semblait sincèrement déçu de ne pas pouvoir continuer les duels ici, alors elle osa lui dire, d'un ton enjoué : « Il me semble qu'il y a un club de duels. Tu veux que je trouve le nom de la personne qui s'en occupe ? T'y aurais vraiment ta place. Sinon, tu pourrais même créer le tien. » Elle-même ne faisait partie d'aucun club, mais il lui semblait se souvenir de nombreuses annonces sur le panneau d'affichage, notamment un concernant des duels. Mais si elle s'était trompée, elle pourrait toujours l'aider pour qu'il mette cela sur pied.

« Et toi ? Tu es d’origine britannique ? » Doucement, elle hocha la tête, avant de se rappeler ses bonnes manières et de se présenter en bonne et dûe forme. Les van Aken étaient avant tout une grande famille de sorciers, et même si le regard noir d'Orion Paulet ne pesait pas physiquement sur elle en cet instant, elle était convaincue qu'il était capable de tout savoir, tôt ou tard, et ne tenait pas à s'attirer ses foudres en bafouant le nom des Paulet face à son camarade. « Oui, les Paulet sont une vieille lignée sorcière anglaise et je ne déroge pas à la règle : je suis née et j'ai grandi à Londres. Où est-ce que ta famille habite ? Je ne suis pas vraiment allée ailleurs qu'au Chemin de Traverse ou l'ambassade sorcière russe, mais si tu veux que je te fasse visiter si tu y es cet été, tu n'auras qu'à un mot à dire. » Elle ponctua sa proposition d'un autre petit sourire, essayant de ne pas se laisser déstabiliser par l'air sévère de son camarade. « Que ce soit pour ça ou autre chose, n'hésite pas, si je peux t'aider, ce sera avec plaisir. »

Il y avait quelque chose de fascinant à découvrir les us et coutumes d'ailleurs mystérieux, surtout avec si peu de souvenirs pour alimenter ses rêveries. Les livres aidaient, bien sûr, mais Selene passait déjà tellement de temps le nez dans les manuels de cours qu'il ne lui restait plus vraiment d'énergie pour se plonger dans d'autres pages, aussi romancées soient-elles. C'était peut-être pour cette raison que la curiosité faisait briller son regard clair et qu'un léger sourire ponctua ses questions, comme pour encourager doucement le récit de son camarade, lequel dépeignait une réalité intransigeante avec une fierté palpable. « Rudes au point où il ne fait quasiment pas jour l’hiver. » Ça lui paraissait incroyable, presque improbable, très compliqué à se figurer, en tout cas. Une nuit presque éternelle tandis que la neige devait recouvrir chaque recoin et que le froid devait s'insinuer partout, laissant dans son sillage des adolescents frissonnants. « L’eau des douches est également froide. » En parlant de frissons, Selene en sentit un glisser de sa nuque jusque ses hanches, comme si elle y était. « J’ai l’impression d’être sous les tropiques, ici, autant te dire. » Un sourire égaya brièvement les traits si sévères de Kryštof, étirant un peu plus celui de Selene en réponse. Si elle trouvait le tableau qu'il lui dépeignait bien intransigeant, qui était-elle pour juger ? Il avait l'air d'en garder des bons souvenirs et il venait même d'en plaisanter, alors elle lui répondit sur le même ton un peu badin : « J'imagine ! On doit te paraître bien gâtés ici. » L'eau des douches étaient chaudes, les repas copieux, les salles toujours chauffées par ces immenses cheminées et, en plus, il arrivait sur la fin de l'hiver, là où les jours se rallongeaient doucement et le soleil se faisait plus présent.

Kryštof retrouva son air impassible mais Selene ne s'en formalisa pas, rassurée par la chaleur dont il avait fait preuve, même si ça n'avait été que quelques secondes, convaincue qu'il n'y avait rien de méchant là-dedans, juste un adolescent avec son propre caractère qui débarquait dans une toute nouvelle école sans aucun repère. Elle prenait son sourire, aussi bref soit-il, pour une marque de connivence qu'elle comptait bien honorer. Si elle pouvait faire quoi que ce soit pour rendre son adaptation plus facile, elle n'allait pas hésiter. Aussi, quand il mentionna les duels qui étaient régulièrement pratiqués à Durmstrang, elle lui parla du club qui lui semblait exister, lui proposa même de fonder le sien s'il ne trouvait rien d'intéressant. « Merci. Je viens cependant d’arriver, je ne pense pas être en mesure de fonder moi-même mon propre club. Pour l’instant. Je te remercie néanmoins de ta sollicitude. » L'adolescente hocha la tête, compréhensive, essayant de ne pas laisser la pointe de stupidité qu'elle ressentait la déstabiliser. Qu'est-ce qu'elle pensait ? Alors même qu'elle était à Poudlard depuis toujours, l'idée même de créer un club la terrorisait et elle proposait ça à quelqu'un qui venait d'arriver ? « C'est normal. Je vais me renseigner sur celui qui existe, alors, et je te donnerais le nom de la personne qui s'en occupe quand je l'aurais. » Et, d'un nouveau sourire, l'affaire fut entendue.

L'air de rien, la conversation quitta les grands couloirs de Poudlard pour s'envoler vers Londres et ses ruelles pavées. Selene était loin de connaître la capitale sur le bout des doigts, mais elle pouvait néanmoins s'improviser guide si jamais son nouveau camarade en ressentait le besoin. Encore là, elle imaginait sans peine qu'il préfèrerait découvrir tout ça en compagnie de son frère, mais ça n'aurait simplement pas été Selene si elle n'avait pas proposé. « C’est vraiment gentil de me proposer ton aide comme ceci. Il est vrai que je n’ai pas eu l’occasion d’aller sur le Chemin de Traverse encore. J’en ai même peu entendu parler. » Une lueur de surprise traversa rapidement son regard bleuté. « Ah bon ? » D'après ses petits carnets, cela faisait plusieurs années que Dmitri était à Poudlard, si ce n'était depuis toujours, il devait forcément connaître le Chemin de Traverse. « C'est une immense rue commerçante qui est le cœur de la partie sorcière de Londres, en quelque sorte. Tu peux y trouver absolument de tout : des fournitures magiques, en passant par des ingrédients et des livres, jusqu'à des animaux de compagnies ou même des antiquités en tout genre. C'est vraiment animé. » Elle ponctua son énumération d'un sourire chaleureux. « Mais tu auras le temps de te faire ton propre avis. » Surtout qu'elle n'était pas de ces personnes capables de vous transporter avec de simples mots, ses descriptions ne devaient pas faire tant envie alors que la réalité était bien plus impressionnante que ça.

« Je viens de Prague », enchaîna Kryštof, en réponse à la question de sa camarade concernant l'endroit où ils habitaient maintenant qu'ils vivaient au Royaume-Uni. « comme mon père et le reste de mes frères et sœurs. Mais ma famille est originaire des Flandres. Récemment, nous avons déménagé dans les îles Hébrides, là où se trouve notre manoir familial. Enfin, l’un de nos manoirs. » Ah, les van Aken étaient riches à ce point-là. Selene le savait vaguement, sans vraiment y prêter trop attention, comme on connaîtrait un nom de famille qu'on entend souvent répété mais que l'on n'a jamais rencontré. S'il faisait partie de ce monde, elle aurait sûrement l'occasion de le croiser à ces événements auxquels son père insistait pour la traîner, à moins qu'ils ne soient encore plus au-dessus que ça. « Tes frères et sœurs vont aussi venir étudier à Poudlard ou bien vous n'êtes que deux ? » Ils étaient peut-être trop jeunes ou bien déjà diplômés, mais elle se demandait ce que ça faisait, d'avoir sa famille dans la même école, d'avoir une fratrie, en fait, elle qui était fille unique, souvent bien seule dans le grand appartement familial.

Et puis, la question fatidique tomba. Enfin, une parmi tant d'autres. « Tu t’en sors à Poudlard ? C’est comment les cours ? » Son sourire se crispa légèrement tandis que ses pensées cherchaient une manière d'être honnête sans passer pour une imbécile. Bon, de toute façon, son amnésie n'était plus un secret depuis la rentrée, c'était quelque chose avec laquelle elle avait appris à composer, mais il lui semblait que ça faisait une éternité qu'elle n'avait pas ressenti ce vide familier, celui qui la saisissait juste avant qu'elle n'avoue cette tare dont elle se satisfaisait. « Je suis peut-être pas la mieux placée pour ça… » Elle hésita, une seconde ou deux, avant de se lancer. « J'ai pas mal de choses à rattraper à cause d'un bête accident, l'été passé, dont je me suis réveillée amnésique… Je travaille dur pour m'en sortir, en tout cas », poursuivit-elle avec un peu plus d'entrain, essayant de faire passer sa réponse pour quelque chose de léger, qui n'avait pas d'importance, espérant de tout cœur que ça n'allait pas refroidir la conversation. « Je te dirais que ça varie vraiment d'une matière à une autre, les professeurs sont tous vraiment différents. » Est-ce qu'il valait mieux commencer par lui parler de Griffith, capable de terroriser un dragon, d'Aylmer, aussi imperturbable qu'une porte de prison, de l'ancien professeur de Divination qui avait été viré pour des sombres histoires d'avances sexuelles auprès d'une élève…

Finalement, tout allait bien. La gêne première s'était dissipée et la conversation qui allait naturellement ne se perdait pas dans des creux dangereux où les vagues traîtresses se seraient fait une joie de les submerger. Selene pouvait le faire et elle le faisait plutôt bien. Kryštof était une page blanche sur laquelle elle pouvait griffonner ce qu'elle voulait laisser paraître, sans a priori ni réminiscences que personne n'avait demandé, et ça faisait du bien. Il fallait qu'elle se montre polie, bien évidemment, et surveiller ses pas pour ne pas chuter lamentablement, mais elle n'avait pas à faire semblant de se contenter de ces bavardages quand tout son corps réclamait une plus grande proximité ni à tuer les espoirs qui avaient encore la force de pointer le bout de leur nez. « Merci beaucoup. J’apprécie. » Oui, c'était un beau départ qui lui faisait chaud au cœur au point de lui en tirer des sourires lumineux, dépêtrés de toute cette fatigue accumulée.

Quand ils en vinrent à parler de leurs familles respectives, le petit bout de papier plié dans sa poche lui parut peser un petit peu plus lourd, comme s'il voulait se rappeler à son bon souvenir. Elle n'était pas très proche de Dmitri, loin de là, et les tracés dans ses carnets lui soufflaient que ça n'avait jamais été. Tout au plus lui rendait-elle service, ici et là, sans avoir jamais noué plus que ça. Alors, elle avait été un peu surprise, sans l'être vraiment, qu'il lui demande son aide pour accueillir son frère. C'était délicat de sa part, peut-être un peu à l'encontre de l'image de tête brûlée qu'il dégageait, mais Selene ne pouvait que supposer que les liens fraternels faisaient ressortir des pans insoupçonnés d'une personnalité. « Les autres ne viendront pas. La plupart ont fini leur scolarité et ceux qui sont encore à Durmstrang sont en dernière année », précisa Kryštof, dévoilant une fratrie qui dépassait le nombre de deux. « Je vois. Ce serait un peu contre-productif de les faire changer en plein milieu de leur dernière année. Dmitri doit être content d'avoir au moins un de ses frères, alors. Puis toi ça te fait un repère. » Ah, douce supposition enveloppée d'un sourire qui l'était tout autant, inconsciente de ce qu'elle effleurait, du bout des doigts, sourde aux grognements qui s'échappaient du papier signé du nom des van Aken.

Devoir parler de son amnésie effaça tout le reste, de toute façon, pour ne laisser que cette gêne familière, ce petit silence qui suspendait les secondes avant qu'elle n'ose, enfin, mettre des mots autour de ce qui lui était arrivé. Malgré plusieurs semaines de pratique, ce n'était pas devenu plus facile, peut-être même que ça l'était moins, étant donné qu'elle n'avait plus eu à le faire ces derniers mois, recluse dans des habitudes qui lui convenaient bien. « Si je peux t’aider… » Il venait d'arriver à Poudlard et c'était lui qui lui proposait son aide ? Ses quelques petits mots arrachèrent le voile d'ombre qui s'était déposé sur les traits paisibles de la petite lune alors qu'un « Merci. » qui brillait jusqu'au fond de ses yeux clairs résonna longtemps entre eux.

« Les professeurs sont différents, dis-tu ? Ils sont censés suivre un même programme et une même méthode d’enseignement, non ? » Ses pensées s'échappèrent du côté du précédent professeur de Divination, lequel avait été mis à la porte car, selon les rumeurs, il aurait parlé de procédés tantriques à une élève ce qui, toujours d'après les mêmes commérages, impliquait des poses qui n'avaient rien de pudique ; avant de faire volte-face et de se glisser dans la salle de classe du terrible professeur Aylmer qui ressemblait plus à une porte de prison — une très agréable porte de prison, mais une porte tout de même — qu'à un hurluberlu susceptible de parler tantrisme. « J'imagine qu'ils doivent suivre un programme établi pour chaque matière », commença-t-elle, sans grande certitude. « mais en ce qui concerne les méthodes d'enseignement, ils ont chacun leur façon de faire. Par exemple… Qu'est-ce que tu as pris comme option ? » lui demanda-t-elle en essayant de se remémorer à quoi ressemblait l'emploi du temps des cinquième années, toutes matières confondues.

Quelques élèves pénétrèrent dans la salle commune en pouffant, l'écho de leurs rires se répercutant sous les lourds rideaux aux teintes bleutées, alors qu'ils s'évanouissaient dans les escaliers en colimaçon. L'ambiance était paisible ce soir — comme elle l'était la plupart du temps — écrin parfait pour faire connaissance avec Kryštof van Aken. Le faux départ était de l'histoire ancienne maintenant que la conversation se déroulait d'elle-même, survolant les plaines enneigées de l'Europe de l'Est pour étendre ses grandes ailes au-dessus de Londres avant de s'intéresser d'un peu plus près à Poudlard, ses coutumes et ses adolescents. Ils auraient tout le loisir d'en parler plus précisément s'ils visitaient effectivement le château et ses extérieurs demain, à la lueur du soleil, et même dans les prochains, mais, pour l'heure, nul besoin de l'étourdir avec toutes ces informations. Alors qu'ils évoquaient la fratrie de Kryštof, Selene se demanda combien de frères et sœurs il avait. En tant que fille unique, l'idée de partager son quotidien avec d'autres personnes, de grandir entourée, d'évoluer au rythme des chamailleries et des liens tissés serrés, était particulièrement inusitée. Elle supposa néanmoins que Dmitri et son frère s'entendaient bien puisque le premier lui avait demandé de prendre soin du second. C'était naïf, comme un second prénom qui lui collait à la peau ; une naïveté branlante que les propos de son camarade firent dégringoler. « Je ne suis pas certain que Dmitri soit réellement content de me voir arriver à Poudlard. Lui et moi avons de sérieux différends. Donc je ne vais pas compter sur lui en tant que repère et lui ne va pas m’accueillir à bras ouvert. » Dans le secret de sa poche, le petit papier se mit à peser une tonne. Que lui avait-il demandé, déjà ? De retenir un peu le nouveau venu pour que Dmitri puisse lui préparer une petite surprise. À la lumière des mots du frère aîné, elle décelait toute la sournoiserie des écrits du frère cadet que sa douce inclinaison naturelle ne lui avait pas permis de deviner à sa première lecture. Et dire qu'elle s'était empressée d'accepter…

Le nœud dans son ventre resserra sa prise pendant que leur discussion poursuivait son cours. Il fallait qu'elle dise quelque chose mais… et si elle se trompait ? Si Dmitri était réellement content de pouvoir renouer avec son aîné et qu'elle gâchait tout ? Au contraire, s'il était en train de fomenter un mauvais coup et qu'elle se faisait sa complice ? Dire ou se taire, les deux options présentaient des risques qui la faisait hésiter, tandis que son nouveau camarade l'interrogeait sur les professeurs et leurs manières d'enseigner. Selene ne savait pas vraiment comment les programmes se décidaient, ni quelle liberté les adultes possédaient, mais elle pouvait témoigner de la grande différence qui régnait entre de nombreuses matières et qui n'avaient pas qu'à voir avec leur contenu. Tout dépendait des cours et des options retenues. « J’ai pris Divination, Vol et Étude des Runes », précisa l'adolescent, avant de lui retourner la question. « Arithmancie et on sera ensemble en Étude des Runes », répondit-elle avec un petit sourire qui ne tint pas longtemps, avalé par d'autres considérations. C'était bien beau de partager une option commune, s'il la  détestait parce qu'elle avait joué un rôle dans les différends qui l'opposaient à son cadet, ça ne servait à rien.

Selene en avait oublié la dernière question de son camarade — elle ne s'étonna même pas qu'un garçon aussi sérieux et froid que Kryštof se plaise en Divination, toute son attention appelée ailleurs. Elle se tortilla sur son fauteuil, mal à l'aise, avant de se lancer. « Désolée si je fais une bourde mais… » Mâchonner sa lèvre inférieure n'allait pas aider les mots à sortir plus facilement. Par contre, le mot signé de la main de Dmitri, peut-être. « Dmitri m'a dit qu'il te préparait une surprise, pour ton arrivée à Poudlard. Je pensais que c'était dans le genre banderole de bienvenue, mais tu dis qu'il n'est peut-être pas content de te voir ? » Du bout des doigts, penchée vers la silhouette figée du Serdaigle, elle lui donna le papier plié en quatre pour qu'il prenne lui-même connaissance du contenu. « Alors désolée si je me trompe et que je gâche la surprise », poursuivit-elle d'une mine contrite. « mais si vos différends sont si sérieux que ça, je voudrais pas faire partie d'un mauvais coup… » Tant pis, si elle se trompait, elle s'excuserait mille fois. Et si elle avait raison, eh bien… La réputation de Dmitri se parerait de ce nouvel événement. Il n'était pas réputé pour être le plus sage de leur maison, ça, même Selene le savait.

Le parchemin passa de ses doigts confus à ceux, glacés, de Kryštof, ne laissant dans son sillage qu'un silence qui dévora jusqu'à la dernière miette les restes de la douce entente qu'ils étaient en train de nouer. Le regard impuissant de Selene se fit spectateur des traits du jeune homme, lesquels durcissaient à chaque battement de son cœur, ses yeux glissant d'une ligne à l'autre, sa main crispée autour du fragile papier. Seul le balancier du pendule de leur salle commune résonnait entre eux maintenant qu'ils s'étaient faits muets tous les deux, du moins jusqu'à ce que le froissement du papier écrasé par l'adolescent ne souligne la tension qui avait alourdi leur tête-à-tête. « Où est-il ? » Ses lèvres entrouvertes restèrent dénuées de toute voyelle. Elle n'en avait pas la moindre idée, ce n'était pas comme si elle était sa complice dans cette histoire dont elle peinait à discerner les contours ; tout au plus un pion qui n'en avait pas conscience jusqu'à quelques secondes auparavant. « Dis-moi où il est. » La colère qui émanait de Kryštof lui donna l'impression d'avoir passé un voile d'eau glacée. À le voir et à fuir son regard noir, Selene se demandait vraiment ce qu'il se passait entre les deux frères pour que la seule mention de ce dernier fasse danser un orage menaçant dans les prunelles de l'adolescent. « J'en sais rien… » Je suis pas avec lui, faillit-elle ajouter, mais quelque chose dans l'aura inquiétante qui enveloppait son vis à vis l'en empêcha. « Dans son dortoir ? Ou peut-être le tien, il parlait de ça dans son mot », souffla-t-elle timidement. Elle sentait tout son aplomb se ratatiner sous ces œillades meurtrières et avait plus que tout envie de disparaître dans son propre dortoir. « J’espère vraiment que tu dis vrai. » Ce ton glacial, ces notes autoritaires qui dansaient dans chacune de ses inflexions, ce doigt pointé dans sa direction qui levait avec lui toutes les menaces qu'il ne formulait pas… Selene hocha la tête, silencieuse, incapable de rétorquer quoi que ce soit à cette silhouette surplombée d'une ombre contre laquelle elle ne pouvait rien. Kryštof bondit hors de son fauteuil et s'éloigna d'un pas courroucé, laissant derrière lui une petite lune éclipsée. Ah, autant pour faire bonne impression. Les joues rouges et la mine déconfite, les épaules alourdies de cette sensation étouffante qui s'était dégagée de son camarade sitôt qu'il avait commencé à lui ressembler, Selene s'éclipsa sans demander son reste dans sa chambre, espérant qu'elle pourrait vite s'endormir pour ne pas trop penser à ce fiasco. Un élan rancunier souhaita méchamment que Dmitri se prenne le retour de ses manigances, avant de disparaître, retombant dans sa poitrine qui ne savait que trop bien ce que cela faisait quand on se prenait un tel coup de poing. Enfin, ce n'était pas ses affaires, mais une histoire entre deux frères...