Cela faisait une heure au moins que je révisais assidûment. Peu à peu, les élèves avaient déserté la bibliothèque et je n’allais pas tarder à faire de même. Je sentais peu à peu que mon esprit était moins alerte, que je peinais de plus en plus à suivre les explications de mon manuel de botanique. Même si le contrôle de botanique approchait, je savais bien qu’il valait mieux que je dorme plutôt que d’obliger mon cerveau embrumé à relire encore les définitions. Mais je m’acharnais, une minute encore.
Pour lutter contre le sommeil qui venait, je m’accordai une pause. Juste le temps de me dégourdir les jambes, de marcher quelques instants, de reprendre mes esprits. C’était étrange, cette odeur de terre… On aurait dit l’odeur du bois où j’allais me promener avec Latifa et Tanja. Pourtant, j’étais bien dans une bibliothèque. Était-ce l’odeur de la forêt interdite en contrebas ? Étrange… Ou alors je rêvais à moitié, la botanique m’était monté aux narines. Sans doute.
Déjà, les rayonnages me semblait s’étirer à l’infini, un livre après l’autre. Et peu à peu, comme brouiller par ma présence, les livres perdaient en consistance. Il n’y avait plus que moi et cette odeur entêtante. Et une ombre au loin. Des ombres. Des arbres tarabiscotés, torturés. Des branches noueuses issues du fond des âges. Des feuilles qui se délitent. Ce n’est plus la bibliothèque.
Je devais faire demi-tour. Retourner à mes révisions. Mais pouvais-je faire marche arrière ? En avais-je envie ? Après tout, les étagères n’avaient pas bougé. Moi-même, avais-je bougé ?
Je me tenais à la frontière entre ici et ailleurs. À la lisière d’une forêt inconnue. Devant un tableau. Il suffisait d’un pas. Il y avait quelqu’un, quelque chose. Un homme, un cerf. Une couronne de bois et un trône. M’attendait-il ? Était-il là pour moi ? Avais-je le droit de lui parler, de le rejoindre ?
« Vous m’entendez ? »
Ma voix me semblait lointaine, distordue. Le portrait avait-il même une voix ?
Sans même attendre la réponse, je fis un pas en avant.

Le portrait m’entendait, j’en étais sûr. Après tout, tous les portraits entendaient, parlaient, communiquaient. Mais celui-ci était différent. En lui demandant s’il m’entendait, je sentis que oui et bien plus que ce que je pouvais imaginer. Il s’insinuait dans mon esprit, envahissait mes pensées. Il était là, présent. Et déjà, je sentais que j’avais fait le pas de trop. Je ne pouvais pas reculer et je ne le voulais pas. L’homme mystérieux m’attirait, m’intriguait.
Il savait mon nom et je ne connaissais pas le sien. Je ne savais pas qui il était, ce qu’il voulait. Je ne savais pas ce que je voulais.
Cette idée s’imposa à mon esprit sans que je sache si la demande était réelle. Sa demande, ses mots inarticulés était peut-être le fruit de mon imagination. Mais déjà en le pensant, je sus que ce n’était pas satisfaisant. Et donc que c’était faux.
Je voulais quelque chose et ma présence ici n’avait rien à voir avec la botanique. Je ne cherchais pas la gloire, je voulais des réponses. Comprendre qui j’étais. Le portrait semblait le savoir mieux que moi. Ou plutôt, il semblait avoir les réponses aux questions que je me posais. Et à celles que je ne me posais pas encore, que je n’osais pas me poser. Ou s’il n’avait pas les réponses, il savait où les chercher. Il savait qu’écumer la bibliothèque était vain. Je savais que je n’avais pas assez d’éléments pour trouver. Un arbre généalogique, quelques noms, l’interdiction de les retrouver. Et une phrase, écrite sur un parchemin, gravée dans ma mémoire : « Sois fier d’être sang-pur, ne déçois pas cette supériorité. »
J’avais cherché sans chercher, trouver des explications, la définition d’un sang-pur. L’injonction était trop lourde pour moi, pris dans le tourbillon de la découverte de la magie. Fergal ne savait rien de cette lettre. Quand j’évoquais l’avant-Poudlard, je parlais de Latifa et Tanja, jamais d’avant. Jamais de ce dont je n’avais pas de souvenirs. Jamais de ceux qui auraient pu être mes parents et qui l’étaient même dans le refus de m’élever.
« Je veux comprendre qui je suis. »
L’expression pouvait sembler prétentieuse, ou puéril. Mais dans ce cadre, le vague espoir d’une réponse me poussait à ce que je n’avais jamais osé dire. Ma voix résonna étrangement, j’aurais dû me sentir idiot à parler dans le vide et pourtant, j’avais l’intime conviction que j’avais raison d’espérer.

Le portrait était comme moi. Étranger. Perdu dans un monde qui n’était pas le sien. Non, il était mieux que moi. Perdu mais puissant. Étranger qui a des relais partout. Qui sait ce qui se passe.
Dans le bruissement des feuilles, l’agitation des branches, l’air semble se déformer, se reformer. Des livres dans des arbres. Une bibliothèque sans commune mesure avec celle que je connais. Ici j’aurais mes réponses. Sonia Avery, Harold Johnson avaient laissé leurs traces entre ces arbres, dans ces livres. Quelque part… Nul besoin de demander où, le portrait n’avait pas la réponse. Pas encore. Il la trouverait, il m’aiderait. Il pouvait le faire.
Il pouvait le faire mais il lui manquait de la puissance. Il était affaibli. Très puissant mais pas encore assez. Il pouvait m’aider. Il voulait que je l’aide. Un échange réciproque. Une forme de solidarité. Un artefact à trouver, des questions résolues. Marché honnête, flatteur presque.
Je comprenais ses paroles bien plus que si elles avaient été des mots. Nous nous comprenions. Pouvais-je refuser de l’aide à un étranger comme moi ? Pouvais-je renoncer aux réponses que j’osais à peine chercher ? Il m’offrait ce qui me semblait plus que jamais indispensable à ce moment.
Alors j’allais l’aider même si c’était effrayant. Je ne m’étais jamais aventuré dans la forêt interdite. Contrairement à beaucoup, un mélange de peur et de légalisme m’avait tenu éloigné de ses mystères. Et pourtant là, ce fut une évidence. Je le ferais parce que déjà je ne pouvais plus refuser, parce que je ne me voyais pas refuser.
« Quel artefact ? »
Ma voix buta sur le mot, vestige d’une hésitation qui n’avait plus lieu d’être. Mais je ne doutais plus, je ne réfléchissais pas. Je n’envisageais pas demander conseil à Fergal, même pas de l’informer. Non, c’était un marché entre moi et le portrait. C’était lui qui me répondrait, lui qui m’aiderait. C’était son artefact et mes questions. Nous y parviendrons.