Une année de plus, j’accompagnais Hillary faire ses achats de rentrée sur le Chemin de Traverse. Une année de plus, il fallait acheter des manuels, des ingrédients pour les potions, admirer les balais… Hillary aurait pu se débrouiller seule, elle était grande et connaissait le chemin. Mais je la connaissais suffisamment pour douter de sa capacité à faire des achats de manière rationnelle et vu son amour grandissant pour le quidditch, je commençais à craindre qu’elle ne rentre un jour, un nouveau balai à la main et sans son manuel de métamorphose. Je l’accompagnais aussi car c’était pour nous deux un moment privilégié, peu avant la rentrée. Car une fois à Poudlard, je savais déjà que je me montrerais distant avec elle, une manière de conserver les apparences. Même si Hilary semblait n’en comprendre ni la raison ni l’utilité, je tenais à maintenir les apparences, à masquer au plus grand nombre l’existence de notre lien. Cette année était pourtant un peu particulière. C’était la première rentrée où Hilary savait que j’étais un sorcier. Et cela entraînait quelques changements pratiques dont le moindre n’était pas l’utilisation de la poudre de cheminette. Pour la première fois depuis qu’elle était rentrée à Poudlard, je nous épargnais les 5 heures de train qui séparaient Whitby de Londres, 5 heures qui n’était pas désagréable mais quitte à jouer aux cartes et à discuter, nous pouvions aussi bien le faire autour d’une boisson chaude que sur une banquette salle d’un wagon parfois surchargé. Et puisqu’elle voulait passer un peu de temps à admirer la dernière gamme de balais, j’avais décidé d’aller boire un verre au Chaudron Baveur.
Je passais donc tranquillement la porte du pub. L’odeur de la bièreaubeurre qui flottait délicatement ne me faisait aucune envie, j’avais arrêté depuis des années toute consommation d’alcool. Par contre, la chaleur de cet fin d’après-midi me poussait à étancher ma soif d’un verre de jus de citrouille bien frais. Je jetai un coup d’oeil vers les tables, il n’y avait pas foule, aucun collègue ou élève en vue et c’était une bonne chose. Ne désirant pas plus m’attarder que cela, je me dirigeai donc vers le bar et commandai mon jus de citrouille. Quelques instants plus tard, le serveur apportait d’une main mon jus et de l’autre une bièreaubeurre et déposait cette dernière devant moi. C’était manifestement une erreur, pas bien grave puisque ma consommation se retrouvait devant mon voisin de bar qui devait se faire la même réflexion.
« Oh… Je crois qu’il a interverti nos boissons... » Je levai les yeux vers mon interlocuteur d’un instant et fus frappé par son visage qui m’était familier. Ce n’était pourtant pas des traits particulièrement courants qui auraient pu m’induire en erreur et me rappelant un proche. Je fouillai donc ma mémoire sans parvenir à retrouver d’où je le connaissais, sans succès. Faisant appel à ma réflexion, je tentais d’examiner les différentes possibilités : s’il était ici, c’était qu’il était sorcier, ce qui excluait tous ceux que j’avais croisé dans les vingt années qui avaient précédées mon retour à Poudlard. Ce n’était pas un collègue non plus, je n’étais pas très sociable mais quand même, je me serais souvenu de sa présence lors de repas pris en commun. Il devait avoir mon âge ou presque. Il ne restait donc sans doute qu’une possibilité : nous nous étions croisés, d’une manière ou d’une autre, durant ma scolarité ou avant. Et comme à chaque fois que je retrouvais quelqu’un que je connaissais de cette époque, la question surgissait dans mon esprit : que savait-il de moi ?
Mais avant de répondre à cette question, il allait sans doute falloir que je lui adresse la parole un peu plus longtemps que pour échanger nos verres. Je n’avais pas vraiment le choix, cela faisait un moment que je le dévisageai d’un air interrogateur et la politesse m’obligeait à m’en excuser.
« Excusez-moi mais votre visage me dit quelque chose, on ne se serait pas déjà croisé ? » C’était assez direct comme formulation mais quand je tenais à obtenir une information de cet ordre, j’avais tendance à ne pas y aller par quatre chemins.

J’aurais aimé pouvoir dire que je le connaissais pour l’avoir vu sur une carte à collectionner. J’aurais aimé pouvoir m’exclamer que je l’avais effectivement vu lors du match entre Appleby et les harpies de je-ne-savais-où, si toute fois il existait bien une équipe dont le nom commençait par « harpies », ce dont je croyais me souvenir de mes discussions avec Hilary. Mais en fait, qu’il soit attrapeur, batteur ou autre, de n’importe quelle équipe ne m’avançait à rien. Je n’avais jamais suivi le quidditch. Du temps où j’étais à Poudlard, c’était globalement considéré comme une perte de temps par mes parents. Le quidditch ne permettait pas de s’exercer au maniement de la baguette et dans ces temps troublés, chaque seconde comptait. Leur avis n’était pas forcément partagé par tous les sangs-purs mais dans ces conditions, je n’avais pas jugé bon de m’intéresser plus que cela au sujet. Je savais manier un balai en cas de besoin et cela m’avait suffit. Ensuite, je ne m’étais pas vraiment non plus intéressé au sport. Je suivais certains matchs de foot dans les bars de Whitby pour passer du temps avec des marins mais ça ne m’avait jamais passionné. Et concernant le quidditch, j’avais autant coupé le contact qu’avec le reste de la magie. Hilary avait ensuite essayé de m’y faire m’intéresser à nouveau, puisque c’était sa grande passion et même si j’étais prêt à l’encourager dans cette voie, je ne me sentais pas l’envie de m’y consacrer plus que très superficiellement.
Malgré tout je cherchais dans tous les recoins de ma mémoire si ce ne pouvait pas être le quidditch qui me donnait l’impression de le connaître. Car les autres possibilités, ou plutôt la seule autre possibilité, que je voyait, me faisaient peur. Je n’étais pas prêt à potentiellement m’affronter à quelqu’un qui m’aurait connu à Poudlard, même furtivement. Je tentais désespérément de tirer un trait sur mon passé mais j’avais l’impression que celui-ci me rattrapait à chaque pas. Au moins, je n’avais à fréquenter cet homme que le temps de boire un verre et non toute l’année comme mes collègues.
« Non, ça m’étonnerait, je dois avouer que je m’intéresse bien peu au quidditch, pour tout dire, je ne connaissais pas le nom de votre ancienne équipe avant que vous ne m’en parliez... »
Je n’en ressentais aucune honte, j’étais juste troublé et tentais de trouver une autre raison que l’évidence pour l’avoir déjà vu. Je laissais planer un silence, le temps de me décider à aborder ou non mon hypothèse. « Non je ne vois pas... » Ou plutôt je ne voulais pas voir.

Je me serais bien passé d’une énième rencontre avec mon passé. Quand j’avais pris la décision de retourner à Poudlard et par là même, de reprendre une place dans le monde magique, je savais que cela me conduirait à ce genre de situation délicate, je savais que je prenais le risque d’être reconnu et à nouveau inquiété pour ce que j’ avais fait. C’était une décision que j’avais prise en considérant que la protection d’Hilary valait bien tous ces ennuis et je ne regrettais rien. J’avais toujours, dans un coin de mon cerveau, le souvenir de mon abandon après la mort de mon frère. D’une certaine manière, c’était grâce à cette lâcheté que j’avais pu refaire ma vie. Mais il en résultait au fond de moi un goût amer, le goût d’une fuite face à mes responsabilités. Je ne regrettais pas d’être revenu mais je n’avais as tout à fait imaginé le nombre de problèmes que pourrait me causer mes multiples mensonges et omissions. Car cela ne suffisait pas de ne pas parler de mon passé, encore fallait-il donner de bonnes raisons à tous ceux qui en connaissaient une partie de ne rien en dévoiler. Cela signifiait accepter le chantage d’une élève, faire croire que j’étais convaincu de la supériorité des sangs-purs, dire à certains que j’avais vécu chez les moldus, ne rien dire de tout cela aux autres… C’était une pièce de théâtre dont je jouais tous les rôles et où il fallait espérer que les spectateurs n’échangent pas entre eux. Car le moindre faux-pas pouvait avoir des conséquences, dans un sens ou dans un autre. Et je n’avais aucune envie qu’un nouveau protagoniste s’ajoute à ce tableau déjà trop complexe, même pour le temps d’un verre au bar.
Malheureusement mon interlocuteur, après m’avoir sans doute pris pour un grand fan de quidditch en venait lui aussi à la conclusion que nous nous étions sans doute vu à Poudlard. Nous avions vraisemblablement le même âge ou presque donc ce n’était pas étonnant, s’il avait fait ses études en Angleterre, il avait toutes les chances de les avoir faites à Poudlard. Je pris donc une gorgée de jus de citrouille, le temps de m’assimiler la situation. Les temps à Poudlard avait suffisamment été troublé à cette époque pour que chacun ait choisi un camp. Lequel avait été le sien ? Et qu’était-il devenu par la suite ? Ces deux questions, je ne voulais les poser directement mais elles envahissaient tellement mes pensées qu’il me semblait presque qu’il pouvait les entendre.
« Oui c’est peut-être à Poudlard alors. J’y ai été de 1994 à 2001 je crois. J’étais à Serpentard. » Je n’étais pas bien sûr de la date, mais l’essentiel était dit, j’étais à Poudlard au moment de la bataille.

J’avais seulement voulu passer un moment tranquille et agréable en me désaltérant d’un jus de citrouille après de longues courses au milieu d’une foule d’élèves surexcités à l’idée d’entrer ou de retourner à Poudlard. Mais la tranquillité ne semblait pas m’être destinée, pas plus aujourd’hui que durant les six derniers mois. Encore une fois, mon passé me rattrapait inexorablement. Encore une fois, je devais manoeuvrer alors que j’étais las des mensonges et des dissimulations. Parfois, j’avais envie de tout dire, de raconter ma vie sans me soucier des conséquences. Il n’y aurait eu que moi à souffrir de mes révélations, je l’aurais sans doute fait. Mais j’étais là pour protéger Hilary, la protéger des autres et de moi-même d’une certaine manière. Il ne fallait pas qu’elle puisse être atteinte par mon passé. C’était un combat sans fin que je menais. Les souvenirs s’effacent mal et surtout les témoins demeurent et ont des descendants tout aussi instruits que leurs parents. Mon interlocuteur d’un instant faisait partie de la première catégorie même si son nom ne me disait rien de plus que son visage. Une impression de déjà vu sans réels souvenirs associés.
« Enchanté, je suis Benjamin Duncan. » Je n’étais pas si enchanté, je commençais surtout à me dire qu’il aurait mieux valu que je ne lui adressasse jamais la parole plutôt que de m’engouffrer encore une fois dans une discussion qui s’annonçait compliqué avant même qu’elle ne commence. J’avais parfois un peu l’impression de chercher les situations délicates. Que ce soit Carla, Aisling, Rufus ou le professeur van Aken, ce n’était plus de la malchance à ce niveau-là. Ou j’étais maudit ou je le faisais un peu exprès.
Je tiquais par contre immédiatement en entendant qu’il était entré à Poudlard en 1989, l’année où mon frère avait fait son entrée à Poudlard, naturellement chez les Serpentards comme toute la famille avant lui. Si nous nous étions sans doute seulement entrevus dans les couloirs, il avait partagé les mêmes cours qu’Alexis. Ce dernier n’avait peut-être jamais évoqué ce nom, ce n’était en tout cas pas un de ses amis proches sinon je m’en serais souvenu. Et puisque mon frère avait surtout fréquenté ceux de ses camarades de classe qui jugeaient que la suprématie du sang passait avant tout, je devais sans doute en déduire que Patrick Lavender n’avait pas fait partie de ce que nous jugions alors comme étant l’élite. À mesure que je déduisais des choses de ce qu’il me disait, je pouvais être convaincu qu’il pourrait en faire de même et cette simple constatation me raidit imperceptiblement. Mais de toutes façons, il ne servait à rien de cacher une information aisément vérifiable qu’il connaissait sans doute, sinon à me rendre suspect.
« Vous avez dû connaître mon frère, Alexis, du coup. Vous êtes entrés à Poudlard la même année, il était à Serpentard. »

Prononcer le nom d'Alexis provoquait toujours en moi un trouble certain. Il fallait bien dire que les occasions d'en parler était plus que rares. Ma fuite m'avait d'une certaine manière empêché de faire mon deuil. Je n'avais pas pu pleurer sa mort avec mes parents ou même en parler puisque exprimer de tels sentiments n'étaient pas forcément acceptable dans ma famille. Je n'avais ainsi jamais appris à considérer mon frère autrement que comme un camarade de plus dans la lutte qui unissait un certain nombre de sangs-purs. Je m'étais empêché de comprendre de son vivant que je ressentais bien plus que cela à son égard. Il était mon frère, celui qui m'avait véritablement initié à ce qui était ma vie à ce moment-là. Je ne pouvais pas dire que je l'aimais, l'amour – même fraternel – n'avait pas de place dans mon cœur à cette période mais je l'admirais, l'adulais presque, le considérais comme un repère. Sa mort avait fait s'effondrer toutes mes certitudes, j'avais fui devant mes responsabilités et son souvenir devenait alors non seulement le souvenir de sa perte mais aussi celui de ma lâcheté. Une lâcheté que je ne pouvais plus vraiment regretter tant elle m'avait fait découvrir la vie qui était la mienne à présent. Je parvins de justesse à garder toute ma contenance, à ne pas laisser entrevoir l'ombre qui passa sur mon visage.
Dans le même temps, j'en profitais pour observer les réactions de mon interlocuteur en entendant ce prénom, j'avais appris que les non-dits en disaient souvent plus long que les paroles. Patrick ne semblait pas ravi d'entendre ce nom mais je ne pouvais rien en conclure encore, d'autant plus qu'il affirmait avoir été dans le même groupe d'amis. C'était surprenant, à ne pas en douter. Alexis ne m'en avait jamais parlé, j'en étais quasiment sûr. Et je pouvais me targuer de connaître ceux qui lui était le plus proche. Il y avait une bonne raison à cela : les plus proches d'Alexis étaient ceux qui partageaient ses idées, nos idées. L'élite n'était rien d'autre qu'un petit milieu où la pureté du sang comptait mille fois plus que les différences d'âge. Mon frère n'avait bien sûr pas côtoyé que cet élite mais il ne s'était jamais abaissé à fréquenter les nés-moldus. Imperceptiblement j'avançais dans la compréhension de qui était mon interlocuteur, de qui il avait été peut-être plutôt. Il m'interrogea d'ailleurs sur mes dernières années à Poudlard, Question innocente ou cherchait-il lui aussi des informations de manière détournée ? Comme à mon habitude, je choisis la prudence pour répondre.
« Ca a pu aller, ce sont des histoires anciennes maintenant, mais la reprise n'a pas été des plus simples. » Des mots creux, des phrases qui semblait dévoiler des informations sur moi alors qu'elles étaient justement là pour remplir un vide que je ne voulais combler par des révélations. J'étais passé maître dans cette discipline ces six derniers mois. « Oh oui, j'ai bien vu... j'y suis de retour depuis quelques mois comme garde-chasse. » Je pouvais bien le dire, c'était officiel et clairement pas compromettant.

Je déglutis difficilement en entendant que celui qui se tenait devant moi, une bièreaubeurre à la main, n’était autre que le futur professeur de vol de Poudlard et donc bientôt un collègue que je risquait de croiser régulièrement. Le monde sorcier était petit, c’était le troisième collègue à me connaître de l’époque que j’aurais voulu effacer des mémoires. C’était une chose d’apprendre qu’un inconnu, brièvement croisé dans un bar connaissait la part sombre de mon passé, c’en était une autre quand il s’agissait de quelqu’un qui travaillerait pas très loin de ma cabane. Je ne trouvais pas cela « amusant », j’étais plutôt très nerveux. Je ne savais pas exactement ce qu’il savait de moi à l’époque mais s’il avait effectivement fréquenté mon frère, il devait se douter du côté où je m’étais rangé. Il fallait dire qu’à l’époque c’était une fierté que je criais sur tous les toits, donc à moins de l’avoir vraiment voulu pour une raison obscure, il n’avait sans doute pas pu y échapper, d’autant plus qu’il connaissait mon frère. Pourtant je tentais de lui dire d’un air enjoué : « Eh bien bienvenue à Poudlard donc ! »
Il faisait le choix de ne pas reparler de mon frère, soit que le sujet lui importe peu, soit qu’il soit aussi gêné que moi, et je le suivais sur cette voie. Puisque nous serions collègue, malheureusement, nous aurions bien le temps de remuer nos souvenirs respectifs. Il fallait juste espérer qu’il ne tente pas de le faire avec Rufus ou van Aken – mais il ne devait sans doute pas connaître ce dernier – sinon je ne maîtriserais plus rien. Je décidai donc d’agir comme n’importe quel collègue qui en rencontrerait un nouveau : en lui proposant mon aide.
« Si vous avez des questions n’hésitez pas. Je ne connaissais pas vraiment le professeur de vol mais je serais ravi si vous avez des interrogations plus générales. Même si je reste souvent dans le parc, je fréquente quand même le reste de l’école. »