Tout le monde a une histoire, oui. Tout le monde a un passé, un avenir. Un début et une fin. On ne peut pas dire que le début de Billie ait été une grande réussite. On ne peut pas dire grand chose tout court, en réalité, puisque du plus loin qu'elle se souvienne, l'orphelinat est tout ce qu'elle avait toujours connu. Pendant longtemps, elle n'eut même pas conscience que les choses se déroulaient autrement en dehors de ces murs, que les autres enfants ne vivaient pas à trente sous le même toit, qu'ils avaient un papa et une maman, un frère ou une sœur. Parfois même les deux. Alors lorsqu'elle comprit que cette réalité dans laquelle elle évoluait n'était pas tout à fait celle qu'elle aurait dû avoir, elle chercha à en savoir plus. Pourquoi, elle, n'était pas avec ces personnes qui forment une famille ? Pourquoi n'était-elle pas bordée tous les soirs par ce même barbu aimant dessiné dans les vieux livres de l'orphelinat ? Elle voulait quitter cet endroit et faire partie de cette autre réalité lui semblant soudainement beaucoup plus attirante. Avoir des parents. Et peut-être même un chat. Mais on lui expliqua bien vite que c'était impossible, parce que ceux qui n'ont personne, dehors, restent ici. Et elle n'avait plus personne depuis longtemps. A cinq ans, elle assimila ainsi les notions de famille, de mort et de solitude. C'est étrange, pour un enfant, de devoir avancer sans savoir d'ou il vient. De grandir comme cet « un parmi tant d'autres », sans réellement avoir de place quelque part. Elle avait parfois l'impression d'être l'un de ces fantômes qui errent au milieu des décombres du seul lieu qu'ils ont jamais connu, ne sachant que faire, ni où aller. Et puis on s'y fait. On accepte de ne pas savoir. On accepte de vivre autrement. S'adapter ou s'éteindre, voilà le choix qui lui était présenté.

Alors Billie choisi d'exister. Elle gagna rapidement en caractère. Ainsi ce que ne lui avaient pas appris ses parents avait été remplacé par de toutes autres lois, celles du Chester's Orphenage. Elle comprit ainsi que lorsque l'on se trouve face à plus fort que soit, il faut savoir être plus malin. Que pour être capable de donner des coups, il faut aussi pouvoir en recevoir. Mais surtout, ce qu'elle comprit le mieux était que sa meilleure alliée n'était autre qu'elle même. Elle développa un mental de battante, se refusant à baisser les bras devant les difficultés, car lorsque l'on veut exister dans un monde sans couleur, on ne peut pas se permettre de faiblir. Finis les pleurs, les lamentations et les peurs. Pour mieux régner, il ne fallait rien laisser paraître si ce n'est de la force et de la détermination. En grandissant, elle se prit à aimer jouer les justicières, préférant la défense des plus jeunes au soutien des plus forts. Une autre façon de dire merde à tous ceux qui avaient eu un jour le dessus sur elle. Et qui l'avaient parfois encore.

Mais si Billie avait su assimiler parfaitement son nouveau rôle de dure à cuir, masquant ses failles et ignorant ses plaies, elle ne pouvait pas complètement tourner le dos à ses démons intérieurs. Il y avait toujours ce vide en elle, semblant aspirer à la manière d'un vortex sa capacité à se lier aux autres. Qui aurait pu croire qu'on puisse se sentir aussi seul dans un endroit remplit d'enfants ? Il lui fallait un exutoire, une porte de sortie. Alors Billie rencontra l'occulte. Elle se prit de passion pour ces contes et légendes qui avaient si souvent bercé ses nuits. Elle s'intéressa en premier lieu à sa propre ville, Chester, cherchant à comprendre quels esprits pouvaient bien se cacher dans les rues du bourg le plus hanté d'Angleterre. Ce nouveau hobby ne lui valu pas que des bons sentiments. Et si sa force de caractère faisait office de barrage aux affrontements trop directs, les rumeurs circulaient cependant librement. On la qualifia souvent d'enfant maudite ou même de démoniste. Elle devenait responsable de toute étrangeté se manifestant au coeur de l'établissement, allant du rat crevé aux chutes dans l'escalier. Mais loin de lui déplaire, cette nouvelle réputation ne faisait que renforcer le pouvoir qu'elle pouvait avoir sur certains. Et loin de l'effrayer, cette rencontre avec les êtres d'un autre monde contribuèrent à faire naître en elle un sentiment étrange : l'espoir. Car persuadée que ces histoires étaient bien plus réelles qu'on ne pouvait l'entendre, elle se prit à croire qu'un jour, elle saurait leur parler. Et que ce jour là, ce serait eux qu'elle appellerai, pour enfin lever le voile sur le silence entourant les trois premières années de sa vie.

La famille, il faut vraiment qu'on en parle ? Très bien, alors on fait ça vite.

La famille c'était Lucas. La famille c'était Dean. Sarah. June. Norman. Holly et Bess. La famille c'était Timothy qui se cachait sous son lit dès que le ciel se mettait à péter. C'était la grosse Chelsea qui s'est « accidentellement » ouvert le nez en se cassant la gueule sur le lavabo de la salle de bain ou elle m'avait enfermée pour me montrer « c'est qui qu'était le chef ». La famille c'était Miss Colman et les petits paquets qu'elle déposait devant nos lits à Noël pour qu'on soit heureux le matin malgré le fait qu'on n'ait personne avec qui le fêter et pas vraiment de quoi se réjouir de la vie qui nous avait été donnée. Et c'était aussi les soirées jeux de société qui finissaient toujours en baston quand Mickey n'obtenait pas sa rue de la paix... ou en pleurs, quand Lizzie se faisait dévaliser en deux tours. Ca ça me faisait bien marrer, faut l'avouer.

Enfin voilà. La famille, c'était pas ces deux personnes mortes avant d'avoir pu m'apprendre quoi que ce soit. C'était eux. C'était moi. Tout le monde et personne à la fois. Pas question d'histoire de sang chez nous, parce que les seuls échanges d'ADN qu'on pouvait connaître étaient éventuellement lorsque l'un de nous s'était fait éclater par un autre. Y'a pas grand chose d'autre à ajouter je crois. En même temps c'est le risque. Parce que quand on demande à un orphelin de parler de sa famille, faut pas s'attendre à ce qu'il en fasse une thèse.

Les orphelins ne reçoivent pas de courrier, et encore moins à dix ans. Alors lorsque la lettre d'admission est arrivée, Billie a d'abord cru à une blague. Après tout, puisqu'on la prenait pour la sorcière du coin, ce genre de canular semblait assez banal. Elle parcouru les lignes sans trop de conviction et laissa cette histoire de magie dans un tiroir. Elle n'avait pas l'intention de se tourner en ridicule en plongeant tête la première dans cette vulgaire farce et comptait bien en retrouver l'auteur pour lui faire bouffer tout ce papier perdu. Et puis la nuit tomba. Le dortoir endormi était plongé dans la pénombre et le parquet de la vieille bâtisse grinçait sous les pas de Billie. Lentement, elle se dirigeait vers la salle d'eau, à l'étage inférieur. Les yeux à demi-clos et l'esprit embrumé, elle ne sentit que trop tard l'absence de marche en bois sous son pied droit. En quelques secondes, elle perdit l'équilibre et se retrouva projetée en avant, tête la première, prête à dévaler ce qu'il restait de l'escalier. Tout en anticipant la douleur face à ce sol qui approchait dangereusement son visage, elle décida de fermer les yeux, attendant l'impact final. Mais il ne se passa rien. Strictement rien. Lorsqu'elle daigna enfin rouvrir ses paupières, elle constata que les marches en bois étaient toujours là, à quelques centimètres, prêtes à accueillir leur proie. Mais elles ne se rapprochaient plus. Ou plutôt c'était elle qui avait cessé de bouger. Elle n'était pas inconsciente, non. Elle ne flottait pas au dessus de son corps non plus. Mais son corps, lui, flottait bien au dessus de l'escalier. Elle eut à peine le temps de réaliser qu'elle stagnait dans les airs que déjà toute sa masse retombait lourdement au sol. Un atterrissage certes un peu douloureux, mais probablement bien moins que celui auquel elle se destinait quelques secondes plus tôt. Tout cela était... étrange. L'on pourrait même dire magique, n'est-ce pas ? Ou bien était-elle devenue folle ? Non. Elle n'avait pas rêvé, tout cela c'était bien produit. Elle en était persuadée. Reprendre le cours de sa nuit avait été impossible. La lettre entre les mains, elle ne cessait de la relire, encore et encore, tout en se remémorant les évènements de la nuit jusqu'à finalement s'écrouler de sommeil au levé du jour. Son repos fut cependant de courte durée puisque Miss Colman la réveilla à peine trois heures plus tard. Un homme l'attendait en bas, affirmant devoir l'emmener dans une prestigieuse école. Si Billie se montra relativement méfiante face à cet inconnu, elle fit rapidement le lien entre les évènements de la veille et son arrivée soudaine. Tout ceci n'était donc pas le fruit de son esprit dérangé. Elle allait quitter cet endroit. Elle allait découvrir la magie. Elle allait réellement devenir la sorcière que tout le monde voyait en elle.
Et elle partit avec lui.

La suite ne fut qu'un enchaînement de surprises. Elle découvrit avec un incroyable entrain ce monde qui était peut-être désormais le sien. Elle se balada au milieu de rues dont personne ne connaissait l'existence. Ses économies léguées passèrent dans une baguette, des bouquins ou encore dans une chouette. La plus belle qu'elle n'ait jamais vu. Elle passa à travers un mur et prit un train dont elle n'était pas sûre d'avoir saisi la destination pour entrer dans une école semblant transcender les frontières du possible. Et pour la première fois de sa vie, tout avait l'air parfait. Pour autant, elle comprit rapidement qu'une fois de plus, l'intégration serait difficile. Elle était marginale, elle était différente. Au détour de quelques conversations, elle apprit ce qu'étaient les « moldus », les « sans mêlés » et les « sang purs », et les membres de sa catégorie ne semblaient pas ravir tout le monde par leur présence. Ainsi, si cette lettre avait été la chance d'un nouveau départ, Billie ne devait pas pour autant oublier les leçons apprises à Chester. Une fois encore aucun respect ne lui était dû, elle devrait donc se battre pour le gagner.

L'arrivée à l'école fera sûrement partie de ses meilleurs souvenirs. Elle avait parfois encore l'impression de rêver et aurait presque eut peur que tout cela disparaisse. Et bien que tout son être vibrait d'un émerveillement sans fin face aux évènements incroyables qu'elle vivait, Billie tentait au mieux de se parer de ce masque qui lui avait tant servit durant sa courte vie. Se montrer faible engendre des problèmes. Alors la jeune fille tenta rapidement d'asseoir son autorité, menaçant quelques crétins de les noyer elle-même s'ils continuaient à faire chavirer la barque dans laquelle plusieurs autres élèves se trouvaient. Elle fut assez satisfaite de voir qu'ils n'opposaient pas plus de résistance que cela, certains orphelins bien plus jeunes lui avaient causés plus de difficultés. Elle étudia ainsi les visages autours d'elle, essayant de jauger à qui elle avait à faire. Certains portaient sur eux la prétention des enfants rois, et elle les détestait déjà. Une bande de têtes à claque seulement capables de l'ouvrir pour dire des conneries. D'autres semblaient ailleurs, davantage préoccupés par la découverte des lieux que par l'image qu'ils pouvaient refléter. Et puis il y en avait quelques-uns qui avaient surtout l'air de vouloir se barrer d'ici. C'était le cas d'un garçon de sa barque. Et rien qu'à voir son visage déconfit, Billie était persuadée qu'il se ferait bouffer en deux jours. Au moins y'aurait de l'animation.

Les différents groupes finirent par arriver dans un hall gigantesque ou la magie était partout. Ce monde irréel était impressionnant et la jeune fille avait parfois du mal à masquer son appréhension. Parce que s'il est certain qu'elle était enthousiaste, voire survoltée, par ce qu'elle découvrait, elle n'en demeurait pas moins impressionnée. C'était l'inconnu le plus total, le noir. Alors tout en gardant le silence, elle s'installa sur un banc et contempla le défilement d'élèves attendant qu'on leur attribue une maison. Elle reconnu certains visages, comme le jeune garçon de la barque semblant encore plus effrayé qu'avant. Et bien que cela la fit rire, elle n'était pas tout à fait sereine non plus. Ainsi, lorsque son nom résonna dans la salle, elle resta un moment debout, sans bouger, à fixer cette chose que l'on appelait choixpeau. Et lorsqu'enfin ses pieds daignèrent avancer, elle se sentit animée d'un sentiment nouveau. Parce que finalement, peu importait le répartition qu'il déciderait pour elle. La seule chose qui comptait, à ce moment précis, était que pour la première fois de sa vie, elle aurait vraiment une maison.