Il y avait des jours avec et des jours sans mais Selene peinait à se rappeler le dernier avec tout en sachant pertinemment que les sans avaient débuté aux vacances de Noël. Un peu avant ça, même… Assise au premier rang de salle de classe, son regard clair cerné de fatigue, elle s'était glissée sur une chaise la plus proche du mur possible, comme si choisir cette place à l'avant aiderait à faire taire la colère de son père et à remonter ses notes, comme si les pierres froides lui permettraient de se camoufler et disparaître aux yeux de ses camarades. Malgré ses efforts acharnés, la petite lune à la traîne l'était plus que jamais. Si seulement elle s'était montrée moins présomptueuse et avait passé son automne à rattraper son retard au lieu de profiter de bonheurs éphémères qui laissaient un vide béant dans sa poitrine, peut-être n'en serait-elle pas là, à courir après des savoirs qui lui échappaient sans cesse, surveillée par ces prunelles noires qui suivaient chacun de ses pas. « Miss Mancini et Miss Paulet, les propriétés des baguettes magiques, Miss… » Selene releva brusquement la tête. Depuis combien de temps était-elle perdue dans ses pensées ? Son cœur s'emballa à l'idée d'avoir manqué une grosse partie du cours et de devoir passer du temps à récupérer ce manquement alors que son après-midi était déjà tout entier dédié à réviser ses sortilèges. « Mon cours est terminé pour aujourd'hui, vous avez donc l'heure entière pour commencer à travailler votre exposé. Je ne peux bien évidemment pas surveiller chacun d'entre vous, mais je ne saurais trop vous conseiller de vous appliquer et de ne pas utiliser cette heure comme du temps libre. » Sur ces paroles accompagnées d'une œillade sévère, le professeur de Défense contre les forces du mal congédia les cinquième années. À grands renforts de raclement de chaises et de bavardages joyeux, les élèves rangèrent leurs affaires et quittèrent la classe sans demander leur reste. Selene, elle, nota rapidement le sujet qui lui avait été donné, essayant de se rassurer en contemplant ses prises de notes : en toute logique, elle n'avait pas dû manquer grand chose, il lui semblait se souvenir que l'enseignant commençait à parler de ce qu'il attendait pour le rendu de ce mois-ci et des critères de notation.

Son sac passé sur son épaule, Selene délaissa à son tour son pupitre pour s'éclipser de la salle. Mais avant ça, elle chercha des yeux Antonella, son binôme imposé, pour lui demander si elle voulait travailler tout de suite ou non. Elle la repéra assez facilement, tout au bord d'une rangée de trois, aux côtés de Kenneth et d'August, avec lesquels elle traînait la plupart du temps. Aussi loin que ses souvenirs remontent, elle ne lui avait pas adressé la parole, mais il était impossible de louper le trio qu'ils formaient avec le Gryffondor et le Poufsouffle. Elle grapilla quelques secondes de plus en faisant mine de chercher quelque chose dans son sac mais, quand elle releva les yeux, la Serpentard était toujours flanquée de ses amis, lesquels ne semblaient guère pressés de s'en aller. Ravalant les émotions qui lui tordaient le ventre et lui déchiraient le cœur, elle banda tout son courage — il n'y en avait pas beaucoup — et s'approcha de la jeune fille. « Salut. » « Salut beauté », clama Kenneth avant que quiconque ne puisse prendre la parole, son éternel sourire charmeur plaqué sur ses lèvres. « on a une heure de libre, ça te dirait de la passer avec moi ? Je suis sûre que Toni comptait pas travailler, de toute façon. » Il lui adressa un clin d'œil qui n'avait rien de discret avant de rire avec cette insouciance qu'elle lui enviait tellement. « Ah, en fait je venais lui demander si elle voulait qu'on avance sur l'exposé. » Son regard passa du Poufsouffle à la Serpentard. « Mais si tu préfères qu'on fasse ça plus tard… » Eh bien, il lui faudrait trouver une autre excuse pour refuser la proposition de Kenneth et prendre la direction de la bibliothèque afin d'avance autre chose, n'importe quoi pour faire descendre cette pile branlante de devoirs, livres à lire, notions à étudier, qui semblait ne jamais diminuer. Pendant que Kenneth protestait et tâchait de convaincre Antonella de lui laisser le champ libre, les yeux clairs de Selene croisèrent ceux, sans fond, du Gryffondor. Lequel n'avait pas prononcé le moindre mot. Pas besoin de ça, son seul rictus en coin qui allumait une flamme infernale dans ses prunelles suffisait à faire renaître ces émotions violentes qui la balayaient comme une vague née d'une tempête. C'est la voix de la Serpentard qui la tira de cette noyade prématurée, achevant le débat de ce à quoi serait consacrée la fin de cette matinée en tranchant en faveur de leur devoir. Sonnée par ces sentiments qui l'étranglaient avec force et qui se mariaient mal avec son corps épuisé, Selene la suivit sans un mot.

Dans le couloir, quelques binômes s'éparpillaient ici et là, d'autres groupes plus importants semblaient n'avoir que faire des sous-entendus de leur professeur. « On va voir s'il y a une petite salle de libre à la bibliothèque ? » proposa Selene après un instant de silence qui se répercuta entre les murs hauts du couloir. « Sauf si tu préfères ailleurs », ajouta-t-elle, conciliante. Tout ce qui lui importait, c'était de s'éloigner de cette salle de classe et de ce qui sommeillait sur une chaise, de plonger son esprit dans le travail pour faire taire ces pensées lancinantes et oublier cette fatigue obsédante.

« Allez viens, on bouge. » Sur ces paroles inflexibles, les deux adolescentes prirent la tangente. Selene respira un peu mieux dès lors que la sensation de ce regard tranchant disparut au détour d'un couloir, les ailes diaphanes des papillons qui habitaient son estomac cessant de battre à toute allure. Pour autant, elle n'était pas certaine de se sentir reconnaissante envers la Serpentard. Elle était à la fois soulagée de cette excuse en or qui lui évitait de devoir en chercher une pour refuser la proposition de Kenneth mais, d'un autre côté, l'animosité palpable qui se dégageait de sa camarade lui donnait l'impression d'avoir échappé aux flammes de l'enfer pour mieux mettre les pieds dans un nid de vipères. Le silence qui les enveloppa coula sur elle comme une chape d'eau glacée et tout ce qu'elle trouva à dire pour ne pas le laisser s'éterniser concerna leur destination. « La bibli, très bien. » En vain, donc, car les minutes qui les accompagnèrent jusqu'à la bibliothèque se firent mutiques, laissant la petite lune en gravité autour de ses pensées qui s'échouaient les unes après les autres comme autant de vagues traîtresses, les murmures de leur écume confessant leurs sombres desseins de noyade sans lendemain. Les souvenirs du bal de Noël dansaient main dans la main avec la nécessité de mieux travailler pour augmenter ses notes ; le goût du whisky sur ses lèvres captives se laissait submerger par celui du sang sur sa langue ; l'envie de passer du temps avec ses amis se heurtait à un tableau vidé de toute présence ; la fatigue tutoyait la rancoeur et l'amertume contemplait le tout, se demandant si elle devait introduire sa grande amie la colère ou laisser la tristesse faire des siennes.

Le claquement de la porte de la bibliothèque l'arracha à ce tourbillon d'émotions qui donnait le tourni. Le calme de ce début d'après-midi leur assurait de trouver une salle libre où elles s'installèrent, toujours sans un mot. Il allait pourtant bien falloir qu'elles communiquent pour avancer ce devoir — encore qu'elles pouvaient tout à fait se limiter à définir qui recherchait quoi et s'ignorer pour le reste de leur séance de travail — aussi Selene essayait-elle désespérément de trouver comment débuter le tout quand Antonella lui coupa l'herbe sous le pied. « J'te préviens : quoi qu'il se passe avec August, je t'interdis de faire du mal à Kenneth. » Selene releva la tête de son sac duquel elle sortait son encrier et croisa le regard allumé de terribles étincelles de la Serpentard. Autant d'éclairs qu'elle dirigeait contre elle, cela ne faisait pas le moindre doute. L'avantage d'être seules dans une petite pièce, c'est qu'elles ne pouvaient pas se tromper sur à qui étaient adressées ces paroles, lesquelles ricochaient facilement sur les murs qui les isolaient du reste de la bibliothèque, offrant tout le loisir à leurs colères respectives de rebondir pour mieux heurter l'autre. « Hein ? » fut tout ce que Selene trouva à dire tant l'invective la prit au dépourvu.

D'aussi loin qu'elle se souvienne, elle n'avait jamais vraiment adressé la parole à la Serpentard. Les rares notes dans ses carnets plus anciens faisaient état de quelque relation collégiale centrée autour de leurs devoirs. Rien de bien méchant, rien de franchement amical. La provenance de ses regards noirs à répétition et de ce ressentiment qu'elle n'avait rien fait pour mériter lui était donc inconnue, encore que la mention des deux garçons pouvait lui donner un premier indice sur ce que lui reprochait l'adolescente. « C'est quoi ton problème ? » demanda-t-elle d'un ton dégoulinant de fiel qu'elle n'avait pas prévu, pas plus que de dire tout haut ce que son cœur martelait tout bas. Ses joues rougies par cet aplomb insoupçonné lui donnaient chaud, tout d'un coup. « Il se passe rien avec personne et je compte pas faire du mal à Kenneth, t'es allée chercher ça où ? » Et dans le fond, elle s'interrogeait bien plus sur l'un que sur l'autre, sur ce que cette fille pouvait savoir de ce qu'il se passait avec le Gryffondor, sur ce qu'elle avait peut-être vu, entendu, sur ce qu'il lui avait confié, espérant qu'il n'avait rien dire sans savoir si cela ne lui causerait pas plus de peine.

Selene se confrontait rarement aux émotions les plus brûlantes qui sommeillaient quelque part, entre la tristesse et les doutes. Il n'y avait ni la place, ni le temps pour le faire, ni la personne adéquate pour les laisser exploser. C'était trop dangereux face à son père, trop injuste face aux garçons, trop déplacé avec Teddy ; toujours trop, ou pas assez, jamais juste ce qu'il fallait. Sauf maintenant, peut-être, en tête-à-tête avec cette fille qui ni quelqu'un, ni personne, une camarade lointaine à qui elle n'adressait guère la parole, se contentant d'ignorer les regards amers qui pesaient souvent sur elle. Au sein de cet antre de paix et de souffrances que représentait la bibliothèque, les attaques piquantes de la Serpentard fissurèrent l'éternelle retenue de la petite lune en peine. Ses pommettes écarlates écartelées par l'afflux soudain de ces sentiments renversants déclenchèrent un rire qui n'avait rien de joyeux chez son interlocutrice. « Dans les yeux d'August, figure-toi. » Poussée par le dégoût qui vibrait derrière les paroles de la jeune fille, Selene se sentit tomber, bas, très bas, dans des profondeurs insoupçonnées, là où les tentacules noires de souvenirs qu'elle aurait préféré oublier gigotaient vers le ciel dans l'espoir de l'avaler. Elle se débattait en vain, cherchant la conviction qu'il n'avait rien dit de ce qu'il s'était passé à son amie, sinon celle-ci ne parlerait pas de ses yeux sans fond mais bien de ses confessions, ne trouvant rien d'autre que cette colère qu'elle fuyait si consciencieusement et qui l'attendait, là, prête à l'enlacer de son étreinte incandescente. « Kenneth passe toutes ces années à te courir au cul sans succès et, comme par miracle, cette année tu daignes passer du temps avec lui ! Tu comptes lui faire espérer quoi exactement ? Pouvoir tenir la chandelle entre son meilleur pote et toi ? » Elle se trompait sur toute la ligne, elle ne comprenait rien, ne savait pas de quoi il retournait, n'avait pas la moindre idée de ses intentions, alors pourquoi prendre des gants ? Elle ne méritait pas que Selene passe toutes ses forces à lutter contre les caresses de ses sentiments les plus virulents ; elle n'en avait pas l'énergie, de toute façon, alors elle pouvait bien s'y vautrer, pour une fois. « T'es complètement à côté de la plaque, je sais pas si t'ouvres les yeux pour faire autre chose que battre des cils devant Kenneth, mais si c'était le cas t'aurais peut-être remarqué que j'ai perdu la mémoire, et que le miracle dont tu parles, c'est juste l'envie de refaire connaissance avec des gens, le besoin de savoir qui ils sont, qui je suis, et ça n'a rien à voir avec les conneries que tu racontes, et pour lui faire espérer, quoi, d'abord ? Il est bien assez grand pour décider s'il a envie de déjeuner avec moi ou s'il veut me parler, je l'ai jamais forcé à rien, à ce que je sache, et je sais pas d'où tu sors cette chandelle, mais t'es complètement aveugle, ou obsédée, ou les deux, j'en sais rien ! » À mesure que les mots roulaient entre ses lèvres exsangues, l'entièreté de son sang bouillonnant pour colorer ses joues ou pour faire battre son cœur à toute allure, son ton filait vers les aigus, lui-même surpris des choses qu'il était capable d'exprimer. Toutes les frustrations enterrées depuis le début de l'année, toute la tristesse et l'envie de hurler retenues depuis les vacances, tout ça et plus encore lui fila entre les doigts et la bobine se déroula à une allure qui la surprenait. Ce n'était pas très correct de renvoyer à Antonella ce que d'autres avaient causé, mais là où les garçons avaient choisi le silence, les orbes noires paternelles la violence, elle était la première à lui offrir la voie de la colère et des diatribes pleines de rancunes.

Un mot qu'elle ne comprit pas — mais qui n'avait rien de doux —  fila entre les lèvres pincées de la Serpentard alors qu'elle se rasseyait. Son visage crispé laissait clairement entendre qu'elle en avait encore, des choses à dire ; tant mieux, car Selene se sentait prête à lui en rétorquer au moins autant. Son cœur pesait des tonnes et son esprit s'en fichait bien de devoir assommer Antonella si ça lui permettait de l'alléger un petit peu. L'ombre de la bibliothécaire la poussa néanmoins à baisser les yeux sur son livre, juste le temps pour elle de disparaître derrière des rayonnages et de les laisser de nouveau seules avec ce devoir à rendre qui devenait, à chaque seconde qui passait, un peu plus impossible à terminer. Au fond, Selene s'en voulait un peu, elle venait de dire des choses qui n'étaient pas franchement sympa à une fille à qui elle ne parlait pas, tout ça parce qu'elle avait mentionné August, parce qu'elle avait gratté de ses ongles agaçants une surface qui ne demandait qu'à se craqueler pour mieux exploser. « Si t'as pas envie de travailler avec moi, tu peux faire ta partie  de ton côté et moi la mienne », fit-elle d'un ton acerbe qui lui ressemblait décidément bien peu. Rien ne les obligeait à travailler ensemble. Surtout, Selene était plus familière de la fuite que de la confrontation, et même si les tentacules épaisses la maintenaient dans ce volcan qui venait de se réveiller, son instinct lui soufflait que s'échapper restait la meilleure option.

Qu'est-ce qu'elle lui avait fait, à cette fille, pour qu'elle se jette sur elle en montrant les crocs ? Ses petits carnets — témoins du passé — ne lui étaient d'aucune aide car son prénom n'était que très brièvement mentionné ; ici pour un devoir, là pour un exposé. Rien de plus que des camarades de classe qui gravitaient dans le même monde sans rien partager. Alors pourquoi aujourd'hui, pourquoi parler de lui, pourquoi ne pouvait-elle pas oublier ce qu'il s'était passé ? Selene était trop épuisée pour lutter contre la colère qui déferla et noya toute raison, déborda sur sa langue et déchira ses lèvres. Son cœur pesait bien lourd et sa poitrine n'en pouvait plus de le contenir à elle toute seule, il fallait qu'elle souffle, qu'elle extériorise, qu'elle évacue cette peine et cette haine qui flirtaient l'une avec l'autre depuis trop longtemps. Dans sa diatribe irréfléchie, le verbe dépassa la pensée sans laisser la moindre chance à celle-ci de le rattraper. Sa bonne volonté, sa gentillesse naturelle, son empathie habituelle, toutes étaient abandonnées au bord du chemin, délaissées sans un regard par la rancoeur galopante qui s'échappait au loin. « NE M'INSULTE PAS ! » Le cri puissant parvint à percer le voile opaque derrière lequel Selene s'était réfugiée. La frustration aux commandes hésita face à la fureur qui déformait les traits de la Serpentard et un rire étranglé souligna toute la confusion de l'instant tandis que sa baguette magique lui chatouillait les côtes. « Ou je t'assure que... » « Que quoi ? » répliqua-t-elle aussitôt avec une morgue qui ne lui ressemblait pas. C'est qu'aucun sort ne pourrait aggraver ce qu'elle ressentait déjà. Il y en avait trop au-dedans pour qu'elle se soucie de l'extérieur, comme si le poids supporté par ses frêles épaules était tel qu'il lui donnait l'impression de pouvoir braver n'importe quel autre danger. Il ne la rendait pas aveugle à son environnement, cependant, et la pâleur qui habilla subitement le visage de sa camarade en même temps que son regard qui s'abîma dans un vide qu'elle seule percevait firent fondre son ressentiment comme neige au soleil. « Ç-Ça va ? » Pas de réponse. L'air absent, Antonella se laissa tomber sur sa chaise au moment où la bibliothécaire ouvrait la porte de leur petite salle d'un air mécontent. « Désolée, on va faire moins de bruit », s'excusa Selene, le regard baissé sur la pointe de ses souliers. Qu'est-ce qui lui avait pris de dire toutes ces choses qui ne lui ressemblaient pas ? Qu'est-ce qui lui prenait de ne même pas s'en vouloir, de se sentir plus légère, d'être presque prête à recommencer ? Il lui semblait que la moindre étincelle pouvait remettre le feu aux poudres reconstituées et qu'une voix sourde, un besoin méconnu, ne demandait qu'à voir le tout exploser. Sans se laisser prendre dans ce piège insidieux, Selene ne se rassit qu'une fois l'adulte partie. Un silence glacial se déposa sur le binôme qui n'en avait que le nom. Subitement lasse mais toujours amère, elle offrit à la Serpentard le choix de s'en aller, de tirer un trait sur ce conflit qui n'avait aucun sens et qui ne mènerait décidément à rien de bon, si ce n'était à tisser une offrande plus grande que sa colère vorace pourrait grignoter. « Pourquoi n'aurais-je pas envie de travailler avec une meuf qui vient littéralement de me traiter d'obsédée ? Franchement je vois pas ! » Les traits de Selene se crispèrent et ses poings cachés sur ses genoux se serrèrent. Parce que tout était de sa faute, maintenant ? « Pour la même raison qu'elle voudrait pas travailler avec celle qui l'accuse de se servir des autres. » Elle n'avait rien demandé, pour commencer. Tout ce qu'elle voulait, c'était en finir avec ce devoir, cocher une chose de plus sur sa liste qui se rallongeait sans jamais s'arrêter, oublier que toute sa vie était sans dessus dessous, que ses amis lui manquaient, qu'ils n'existaient plus vraiment, qu'elle était de nouveau toute seule, comme avant, que les quelques semaines de répit seraient de courte durée avant l'été, le retour à la maison, cette maudite cage dorée. « Première partie sur la compo, j'imagine ? » L'envie n'était pas là mais le devoir n'allait pas se faire tout seul et Selene ne pouvait se permettre une mauvaise note, surtout pas en Sortilèges, alors elle hocha la tête, mâchoire serrée. « T'es sûre que ça va aller ? » demanda-t-elle d'une voix blanche après un silence bien trop pesant en constatant que la Serpentard ne cessait de se masser les tempes, comme elle le faisait quand une migraine menaçait. Si elle n'était vraiment pas certaine d'apprécier cette fille, pour la première fois de cette courte vie dont elle se souvenait, son empathie prenait tout de même le dessus.

Leurs colères avaient explosé, dégueulant sur les murs et le mobilier de la petite salle dans laquelle elles s'étaient réfugiées. Puis, aussi vite que le volcan était entré en éruption, crachant sa lave dévastatrice, le silence revint, déposant un linceul sur les silhouettes pâles des deux adolescentes. Antonella semblait ailleurs, comme si ses pensées lui avaient été arrachées et qu'elle n'avait plus que le vide en elle, devant, tout autour de son âme à l'abandon. La bibliothécaire au regard courroucé les prévint de ne pas recommencer avant de les laisser seules à nouveau. « Ouais ... ça va. » La petite lune hagarde se retint de dire que ça n'avait pas l'air d'aller, non. Ce n'était pas son problème. Les relents de cette fureur nouvelle donnaient un goût étrange à la lassitude qui l'accabla subitement, alors que le silence revenait à la charge, plus fort encore. Face à elles, le devoir autour duquel elles étaient censées collaborer ne paraissait plus être à sa place. Rien ne l'était, comme si le souffle de l'explosion avait tout chamboulé, mettant son petit monde sens dessus dessous. Néanmoins, elle se fendit d'une énième question, pour tâter le terrain, voir si la Serpentard voulait continuer à trouver une raison à ce qui n'en avait plus aucune ou si elle préférait, elle aussi, abandonner, se répartir les éléments et ne plus se revoir avant la date de rendu. Le venin plein la langue, elle chercha, encore une fois, à piquer une Selene qui n'avait pas envie de se laisser faire. « Tu te sers des autres, mais p'têtre que tu ne le fais pas consciemment. » Les doigts de l'accusée se crispèrent autour de son stylo et une vague, violente, dévastatrice, laissa derrière elle l'idée de le lui planter dans les yeux. Ça ne dura pas, pas plus que ne dure le passage de l'eau sur le sable, mais ça lui donna un léger vertige alors qu'elle contemplait ces élans dont elle ne se pensait pas capable. « On est entre meufs, je sens ces trucs là. Y'avait de la tension dans l'air, genre ça puait le sexe. Et pas avec Kenneth. » Selene serra les dents, si fort qu'une douleur lui monta jusqu'à la tête. Cette fille teintait sa vision de noir et de rouge, elle n'aimait pas ça, pas plus que les sentiments qui lui déchirait le cœur et qu'elle mourrait d'envie de lui jeter à la figure. Elle avait envie de lui faire mal, de lui jeter un peu, beaucoup, de sa souffrance, de lui arracher la langue pour qu'elle cesse de parler d'August et de tout ce qu'elle ne savait pas. « On est entre rien du tout, tu sais rien de moi et tu te fais des films. T'es complètement folle », lâcha-t-elle après une seconde d'hésitation, encore assez lucide pour ne pas vouloir affliger son interlocutrice de maux qui la tenaient éveillée le soir, mais sa rancoeur ne lui laissa guère le choix.

Après la tempête, devoir se pencher sur les pages des livres et en tirer des éléments à ajouter à leur exposé commun lui paraissait impossible à réaliser. Son esprit ne cessait de voguer à droite, à gauche, ses yeux clairs se perdaient ici et là, de temps à autre sur les traits de la Serpentard qui n'avaient rien retrouvé de leurs couleurs. Elle continuait de se masser les tempes, comme si une douleur sans nom refusait de la laisser en paix. Après un Bien fait pour elle qui s'échoua quelque part dans son inconscient, Selene se risqua une nouvelle question qu'Antonella balaya d'un « Ouais, j'ai juste mal au crâne. On commence ? » Si elle y tenait… Pendant qu'elle cherchait quelque chose dans son sac, Selene commença à tourner les pages à la recherche du bon chapitre. « T'as touché à ma baguette ? » Son ton accusateur fit danser des ombres mauvaises dans le regard d'ordinaire si doux de la Serdaigle. « Quoi, tu sais plus de quoi m'accuser alors c'est tout ce que t'as trouvé ? » répliqua-t-elle, amère. « Quand est-ce que j'aurais eu le temps de la toucher entre le moment où tu m'as menacée avec et maintenant ? J'étais littéralement face à toi. » Décidément, cette fille cherchait le moindre prétexte pour la faire passer pour la méchante, mais Selene était lasse de se laisser faire.

Le calme après la tempête laissait derrière lui un arrière-goût de cendre. Les silences n'étaient pas soulagés d'avoir survécus mais inquiet que la colère revienne, destructrice ; les souffles saccadés n'étaient pas heureux d'être en vie mais impatients de recommencer ; les oeillades croisées cherchaient la moindre faille à exploiter au lieu de se mettre à réparer ce qui avait été brisé. C'était une fausse quiétude qu'un souffle léger pouvait à tout moment faire voler en éclat. Selene n'était pas familière de ces élans violents, habituée aux teintes pastel que déclinaient ses peines et ses tendresses, bien loin du rouge criard qui suintait présentement de toute part. Et pourtant, elle voulait y retourner, se baigner dans cette rage qui lui brûlait les lèvres, se lover dans cette lave qui détruisait tout sur son passage. Antonella n'était qu'une figure à peine connue, une camarade à qui elle prêtait ses devoirs parfois, rien de plus qu'un prénom associé à une silhouette dont elle ne savait rien. Ce n'était pas bien grave si elle s'enflammait à l'aune de ses rancunes, tel un exutoire choisi par hasard, en ce sens parfaitement situé. Cependant, la culpabilité maintenant Selene pieds et poings liés, chaque nouvelle insulte resserrant les chaînes sur ses pâles poignets. Il n'était pas si aisé d'incriminer injustement la première venue, elle l'apprenait à ses dépends, regrettant de laisser sa rage virevolter aussi librement. Heureusement, la Serpentard lui facilitait la tâche, revenant sans cesse à la charge, cherchant encore et encore et encore à faire céder les dernières barrières civilisées qui maintenaient la petite lune échouée. Ce n'était pas bien, pas bien du tout, de la traiter de folle alors que son propre reflet l'auréolait bien trop souvent de questions concernant sa santé mentale, mais ça faisait du bien, autant que ça faisait du mal ; et puis, ce n'était qu'une juste contrepartie à ses mots maudits. « Folle de quoi ? » Antonella se releva d'un bond, son regard étincelant de lueurs furieuses et démentes mais Selene n'avait plus peur. Que craignait-elle ? Que sa camarade lui lance un sortilège ou qu'elle la frappe de ses poings si fermement serrés qu'ils en avaient blanchis ? Ce ne serait qu'un deuxième bleu sur sa peau blanche. Qu'elle l'insulte et l'accable de tous les maux, la traite de tous les noms et l'accuse de séduire tous les garçons ? Elle ne ferait que se répéter. Les souvenirs du péristyle étaient déjà là, effleurant la lisière de sa conscience, le mal était déjà ancré. « Folle de croire que t'es qu'une allumeuse sous tes apparences de sainte ? Ou folle de penser que j'ai vu clair dans ton petit jeu ? » Selene releva lentement la tête jusqu'à ce qu'on regard translucide croise les prunelles noircies de haine de la Serpentard. C'était une drôle de léthargie que celle imposée par ces émotions virulentes, c'était presque agréable, dangereux aussi. Sûrement que si elle avait été un peu plus elle-même, un peu moins en proie à ces sentiments, elle aurait pu remarquer que l'adolescente n'était pas dans son état normal, pas plus qu'elle-même en réalité. Mais Selene était aveugle à ce qui crevait pourtant les yeux, sourde au bon sens. Antonella ne pouvait s'en prendre qu'à elle, c'était sa faute si la guerre s'était déclenchée, combat assassin aux verbes affûtés. « Les deux », persifla celle qui n'avait plus rien à perdre. « tu te fais des idées mais c'est pas parce que tu cries plus fort que ça va devenir la vérité. Tu me connais pas, tu sais rien de moi, si tu cherches des idées pour délirer, va chercher ailleurs, moi j'te dois rien. Tu me connais pas », martela-t-elle alors qu'une douleur lancinante s'infiltrait en elle, enveloppant la certitude qu'il n'avait rien dit, qu'il n'en avait parlé à personne, de doutes terribles. Si August en parlait… S'il parlait, s'il en parlait, s'il le faisait…

L'air qu'elle inspirait lui déchirait la poitrine. Ça faisait mal, ça demandait tous ses efforts, n'en laissant aucun pour ce devoir qui attendait misérablement qu'on s'intéresse à lui. Et voilà que la Serpentard, visiblement en manque d'inspiration, l'accusait maintenant d'avoir touché à sa baguette. Un ricanement qui ne lui ressemblait pas déchira ses lèvres avant qu'elle ne rétablisse la vérité. Mais à quoi bon ? Antonella était complètement bouchée, percluse de ses illusions, dans un délire qu'elle avait décidé d'assumer jusqu'au bout. « Me ... menacée ...? Tu mens. » Un rire un peu fou secoua brusquement Selene alors que les dernières réserves sautaient, les unes après les autres.« Oh, puis tu sais quoi, t'as raison, je mens. J'ai réussi à prendre ta baguette, qui était dans ta poche, et à la poser sur la table, tout ça pendant que tu m'insultais et me regardais droit dans les yeux, tout ça pour pouvoir dire que tu m'avais menacée, le dire à » Selene regarda autour d'elle pour appuyer la foule de témoins qui les entourait. « toutes ces personnes qui pourraient prendre mon parti. Je suis vraiment trop forte. » L'ironie suintait, comme le pus suinte des plaies. Lasse, en colère, inquiète et tant d'autres choses encore, elle claqua violemment le livre qu'elle venait à peine d'ouvrir. « Je sais pas pourquoi tu me détestes, mais j'en ai marre. Si tu veux pas faire ce devoir, tu pouvais trouver une autre manière de me le faire savoir. » Antonella était livide mais Selene ne savait plus si c'était la colère ou autre chose qui couvait. Et puisqu'elle ne voulait pas se laisser approcher, puisque l'inquiétude sincère ne parvenait pas à éteindre le feu qui flambait, elle ne pouvait plus rien faire. Mieux valait se retrancher.